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Le dernier jour de Howard Phillips Lovecraft : une biographie hallucinée

Par Jaime Bonkowski de Passos le 20 novembre 2023                      Lien  
Des dessins qui ensorcèlent, une histoire qui nous envoûte, et les yeux perçants du maître de l'effroi qui nous sondent depuis la couverture : "Le dernier jour d'Howard Phillips Lovecraft" est un objet singulier et superbe. Mais gare, le lire c'est signer un pacte avec les abîmes : on en sort définitivement pas indemne.

À quoi a pu ressembler le dernier jour sur terre de Howard Phillips Lovecraft ? Lui qui a dédié sa plume aux profondeurs de l’effroi et aux horreurs cosmiques les plus inconcevables n’a pas pu sortir indemne des errements de son esprit.

À quelques instants d’un trépas qu’il appelle de ses vœux, il lui reste plusieurs fantômes à rencontre et une dernière histoire à écrire : la sienne.

Le dernier jour de Howard Phillips Lovecraft : une biographie hallucinée

N’est pas mort ce qui à jamais dort

Le trait de Jakub Rebelka est sidérant. Les encres grises (pour le réel) et rouges (pour l’onirique) s’affrontent et se répondent dans des compositions d’une remarquable fécondité. Pas tout à fait réaliste ni complètement abstrait, le dessin de Rebelka met son lecteur face à un entre-deux déconcertant.

Il brille surtout lors des passages les plus obscurs qui nous plongent dans la psyché tourmentée de Lovecraft. Fumerolles evanescentes, tourbillons hypnotiques, architectures névrotiques : il donne à son dessin une texture presque tridimensionnelle, renforcée par l’épaisseur et le toucher du papier au fort gramage employé par l’éditeur.

L’objet est pensé en complète harmonie avec son contenu. Les effets de fabrication, le dos toilé, l’intensité des couleurs sur le papier offset, tout est fait pour nous donner un objet à part, presque mystique, très très beau, mais avec un je-ne-sais-quoi d’angoissant.

Le dessin de Rebelka incarne les évocations les plus hallucinées de Lovecraft. L’enjeu de son style repose sur l’équilibre entre le contrôle de la matière, de ses outils et de ses couleurs, et le lacher-prise. Les formes sont définies et bornées de lignes claires pour offrir un cadre et une structure, mais elles sont remplies de couleurs liquides et mouvantes qui débordent sur la planche et dévorent le reste.

L’ensemble en devient à la fois frénétique et apaisant, chaotique et maîtrisé, magnifique et hideux. Très lovecraftien, au final...

Et au cours des siècles peut mourir même la Mort

En associant ces images à la nature incertaine de l’histoire, les auteurs nous refusent toute évidence : hallucinations ou réalité ? Fiction ou témoignage ? Jusqu’au bout (et même après) on ne sait pas vraiment.

Romuald Giulivo imagine un dialogue entre l’auteur mourant et plusieurs visiteurs éthérés à la manière d’un Christmas Charol encore plus morbide. Il se sert de ces rencontres avant tout pour commenter le rôle de l’auteur au sens large, et la terrible responsabilité des écrivains qui doivent façonner le réel avec la glaise de leur imaginaire.

Il met Lovecraft devant les conséquences de ses textes, interroge son héritage, son rapport à ses contemporains et ses descendants, tout cela sans qu’on ne sache jamais trop à quel moment s’arrêtent les métaphores et laissent la place au réel. Pour le ton, la mélancolie prédomine ainsi qu’un curieux sentiment d’abandon. C’est la résignation de Lovecraft face à sa mort et face aux ravages que le temps feront à son œuvre, qui se communique au lecteur et laisse un vrai vague à l’âme.

Les différentes conversations sont écrites avec le style propre à Lovecraft, décrit dans l’album comme "un mélange de précision scientifique et de réthorique luxuriante". Un style que certains qualifieraient de daté mais auquel nous préférons l’adjectif "élégant", et qui sied très bien aux pesants thèmes philosophiques abordés.

On peut formuler ici la seule critique contre cet ouvrage : il se montre occasionnellement trop verbeux. Parfois la simple contemplation muette des planches de Rebelka aurait été suffisante pour transmettre l’émotion ou le message voulu. Cette remarque ne fait cependant pas du tout références aux interludes épistolaires qui servent de transitions entre chapitres, mais qui au contraire rythment et éclairent le récit et sont un des points les plus intéressants du titre.

En nous faisant péniblement déchiffrer les pattes de mouches apocryphes de l’auteur (chaque lettre est bien sûre fictive, mais on s’y croirait), l’immersion est complète. Le lecteur rejoint l’histoire et nous devenons pour quelques pages les correspondants silencieux du mourant.

Chose assez rare quand on lit la prose sur Lovecraft en 2023, l’ouvrage ne fait pas bêtement son hagiographie. Les auteurs sont conscients de sa part d’ombre, de ses idées et propos racistes, antisémites, xénophobes, et ils ne minimisent (ni ne grossissent) cette part de lui. Elle est évoquée, critiquée (et même moquée par Houdini dans un des dialogues les plus pertinents du récit), mais certainement pas cachée sous le tapis.

Cet aspect n’entache pas la révérence des deux auteurs envers Lovecraft, ni la passion qui les anime. Mais ils rappellent la multiplicité d’un homme de son temps et ses égarements, qui furent et doivent toujours être condamnés.

La mystique d’Howard Phillips Lovecraft lui confère une dimension de monstre sacré, de monolithe (qu’il aurait sans doute répugnée d’ailleurs). Cette aura rend difficile toute approche artistique de son œuvre qui ne serait pas radicale, extrême dans ses propositions quitte à se casser la gueule mais en proposant au moins l’audace et la nouveauté. Giulivo et Rebelka ont bien conscience de cela et ne font pas l’insulte à l’auteur de nous offrir un livre convenu.

Il est plein d’aspérités et de tentatives, donc il en devient forcément clivant mais surtout effroyablement marquant pour les lecteurs qui se laissent prendre au jeu. On devine que l’entreprise a été une épreuve pour toutes les parties impliquées, des auteurs aux éditeurs (superbe travail de Nicolas Beaujouan en la matière, tant sur la construction du titre que dans son soutien après la publication). En retour, le lecteur est obligé de s’investir à 200% dans sa lecture pour en savourer tous les aspects.

De là à qualifier Le dernier jour d’howard Philips Lovecraft de meilleure bande dessinée de 2023, il n’y a qu’un pas (qui ne sera pas franchi dans cet article). L’année a été riche en pépites et la concurrence est rude (restez à l’affût, nos tops de la rédaction ne sauraient tarder et vous saurez ENFIN quel est le meilleur livre de l’année).

Reste que l’œuvre de Giulivo et Rebelka a ce qu’il faut pour s’imprimer à vie dans la mémoire de ses lecteurs, que ce soit par la fascination ou le traumatisme. Les amateurs de Lovecraft y verront un hommage sincère qui aurait très probablement intrigué le Reclus de Providence. Nul doute que si sa forme spectrale arpentait encore notre terre, il y jetterait un œil ou deux. Et pour vous simple mortels, nous ne pouvons que vous encourager à céder à votre curiosité (mais à vos risques et périls).

(par Jaime Bonkowski de Passos)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9791032405123

Le Dernier Jour de Howard Phillips Lovecraft - Par Romuald Giulivo & Jakub Rebelka - Éd. 404 Comics - 24€95 - 26/10/2023 - 136 pages.

404 ✍ Romuald Giulivo ✏️ Jakub Rebelka tout public Horreur Tranche de vie Science-fiction
 
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