Une belle galerie de coucous, des journées sans fin, un personnel hospitalier qu’on croit hostile, des médicaments qui abrutissent, c’est ce qu’a vécu Sibylline à l’âge de 17 ans. Une expérience particulièrement marquante qu’elle retranscrit sans fards et avec l’état d’esprit de ses années d’adolescence. Une immersion du côté des malades, assez inquiétante et étouffante, mais pas sombre pour un sou. Une belle réussite pour ce documentaire autobiographique.
La question est banale mais finalement importante pour mesurer la réalité de Sous l’entonnoir : tout est autobiographique ou bien y a-t-il des passages romancés ?
J’ai tout raconté avec des vrais souvenirs. Ils sont peut-être un peu biaisés, mais ce sont les souvenirs des choses que j’ai vécues.
Le poster de la Sibylline de Macherot qui apparaît au-dessus de votre lit de petite fille, c’était aussi la réalité ou juste un clin d’œil ?
Non, non, c’est la réalité. Je l’ai toujours d’ailleurs. Il était dans ma chambre quand j’étais petite. Alors je ne sais plus si c’est moi qui ai dit à Natacha de le mettre ou si c’est elle qui a eu cette idée.
Comment est venu le choix de traiter cette histoire ?
Ça faisait longtemps que je me disais qu’il y aurait des petites choses à raconter sur cette période là, mais sans pointer du doigt un moment précis. Ça a été un peu le choix de la facilité. J’ai eu un gros vide après Premières fois, et c’est David Chauvel qui m’a convaincue de réécrire quelque chose, et du coup, c’était la première histoire que j’avais sous le coude. J’ai commencé à écrire et je lui ai envoyé mes textes, plutôt pour lui montrer que je me remettais à écrire. Et c’est lui qui a insisté pour en faire un livre. Je suis restée très longtemps mitigée sur l’intérêt de faire ça. Un sujet trop proche de moi que je pensais inintéressant pour d’autres personnes. Mais le fait de prendre l’angle de la description de Saint Anne, qui est un endroit pétris de cliché, rendait l’histoire plus intéressante.
Oui, parce qu’effectivement, l’album montre autant votre vie que le fonctionnement de l’établissement.
Quand j’en parlais aux gens, parce que je n’ai jamais rien caché de cet épisode de ma vie, et que je leur disais que j’avais été à Saint Anne, un étrange malaise s’instaurait en seulement deux secondes (rires). Pour moi, c’est comme une vieille cicatrice, mais dans la tête des gens ça reste quelque chose d’un peu violent, douloureux et excessif. Donc ça valait peut-être le coup d’éclaircir un peu la question.
C’est aussi un autoportrait sans concessions. Il y a des moments où vous n’êtes pas forcément à votre avantage.
C’est plus facile d’avoir ce regard avec le recul. De dire que je n’étais pas une adolescente facile. Je n’aurais pas pu le faire dès ma sortie ou même deux ans après. Avec le recul, on se rend mieux compte des enjeux des adultes. Je l’avais vécu très violemment comme un internement forcé. Aujourd’hui, je sais que les adultes peuvent perdre pieds avec une adolescente un peu incontrôlable, et je comprends qu’ils puissent la confier pour que d’autres personnes s’en occupent.
L’idée d’avoir découpé le récit en chapitre est très bonne. Ça donne du rythme et puis ça rappelle les petits textes quotidiens d’un journal intime.
C’était vraiment dans l’écriture spontanée. Les souvenirs revenaient par bribes, en s’ajoutant. Ça faisait comme une liste de bloc-note, un souvenir en appelant un autre.
Avec l’idée d’un ordre chronologique ?
En fait, rien n’a bougé, c’est venu comme ça. Ça a été vite à écrire tout ça. Il n’y a que l’épilogue qui m’a posé plus de problèmes. J’ai réfléchi plus longtemps. Je ne savais s’il fallait que j’arrête l’histoire où se termine la bande dessinée. J’ai laissé passer plein de temps, j’ai tout relu. Je n’avais pas du tout envie d’une fin ouverte. C’était très important pour moi de réancrer la fin dans la réalité.
Evidemment, on pense au livre HP de Lisa Mandel, où elle décrit le milieu psychiatrique post-mai 68. Votre livre est plus contemporain, mais il pose pas mal de questions. En voyant la vie à Saint Anne, sans connaître la date, on a l’impression qu’on est encore dans les années 70 et que pas grand-chose n’a évolué. C’est assez inquiétant.
En même temps, c’est un monde hyper autarcique. Les gens sont vraiment hors du temps. Il y a tellement d’interaction avec le personnel hospitalier que la vie de tous les jours existe assez peu en dehors de la télévision dans la salle commune. Le bâtiment où j’étais est encore un peu vieillot, mais il y a beaucoup de bâtiments neufs. Mais ce sont des lieux qui ont été rafraîchis il n’y a pas très longtemps. Et puis c’est très déconnectant, et c’est fait exprès. Au début, je n’avais pas le droit de téléphoner. Je prenais ça pour une punition. En fait non, c’est pour protéger de l’extérieur, de l’influence d’un entourage considérée comme nocive et permettre de se retrouver face à face avec soi-même. Sur le moment, on ne s’en rend pas compte, surtout quand on est internée contre son grée. En plus, je ne peux pas trop parler des évolutions parce que j’ai bien fait attention à ne rien lire là-dessus pour pouvoir me concentrer sur le moment précis que je décris. Je vais donc enfin pouvoir lire HP de Lisa Mandel.
En lisant des livres ou regardant des films, on est toujours assez effaré par le mélange des pathologies. Vous y étiez pour une tentative de suicide et vous côtoyiez des pathologies bien plus graves. C’est un peu l’image de la prison : des petits délinquants à côté de meurtriers. C’était facile à vivre ? Peut-être que vous ne vous en rendiez pas bien compte ?
Si, et je crois que c’est ça qui alimente la solitude, l’ennui et le manque d’échange. Finalement, on ne sait jamais très bien à qui on s’adresse et on a tendance à s’adresser plutôt à des maladies. Du coup les gens sont déconcertants. Certains sont très profondément dépressifs, malheureux et dans le système hospitalier depuis très longtemps et qui n’en sortent pas. Cette folie là est vraiment déconcertante. Quand quelqu’un part dans un gros délire de conspiration, on ne sait pas comment réagir. Ce n’est pas un endroit très joyeux, donc tous les a priori sont négatifs.
Et en même temps, cet éclectisme n’est vraiment pas inutile. Moi, je ne me suis pas sentie à ma place. Ça a été un énorme coup de pied au derrière. Je ne me sentais pas malade comme certains avaient l’air de l’être. Du coup, je n’avais pas envie de réitérer, de revenir comme d’autres étaient condamnés à le faire. C’était terrifiant. Mais médicalement, c’est plus intéressant d’être dans ce contexte là plutôt que d’être enfermée avec d’autres adolescents qui ont envie de mourir, du coup on pourrait s’échanger des trucs et astuces donc ce serait un peu l’enfer.
Est-ce que vous aviez la volonté, sans forcément parler de dénonciation, de souligner éventuellement les problèmes dans le fonctionnement d’un hôpital psychiatrique ?
En fait, j’ai essayé de garder l’état d’esprit que j’avais à l’époque. Dans le livre, je ne suis pas fan de mon médecin, de sa façon de me traiter, aujourd’hui je sais mieux comment ça marche, à quoi ça sert. Mais je n’avais pas envie d’injecter mon jugement de valeur d’aujourd’hui. Je voulais montrer comment ça avait été vécu sur le coup, cette grosse sensation d’abandon. Et quand j’ai récupéré mon dossier à Saint Anne, comme j’explique à la fin du livre, j’ai été très étonné par ces gens qui ont passé tellement peu de temps avec moi et qui ont si bien saisi ce mal-être.
Il y a un très long compte-rendu de plusieurs pages qui parlent des dysfonctionnements familiaux, d’une vraie détresse, alors que moi, quand j’ai commencé à l’écrire, je me disais que c’était juste une crise d’adolescence un peu plus difficile. Et cette découverte de mon dossier a rendu toute l’histoire légitime, parce que le personnel soignant pensait qu’il y avait une réelle maladie à soigner. C’était important ce qui se passait et surtout c’était important de le prendre en charge.
Ce qui est un peu inquiétant dans l’album, c’est que tout est abordé de manière très naturelle, même les choses très bizarres.
Oui, mais je crois qu’à l’intérieur, on est tellement focalisé sur soi, sur son envie de sortir, sur cet ennui tellement considérable. Et puis on ne peut pas paniquer toute la journée. Et puis il y a les médicaments qui éteignent un peu. Et par-dessus tout ça, on fait quand même confiance à la structure pour être en sécurité. Mais c’est vrai qu’il y a des gens imprévisibles.
Finalement, comment avez-vous vécu ce séjour ? Tout de suite, vous demandez à sortir, mais rapidement, il n’y a pas la même rébellion qu’au début. Est-ce que ce sont les médicaments ? L’impression que ça va mieux ?
C’est surtout la résignation. Au tout début, quand je suis attachée, je me rends compte que j’ai perdu les pleins pouvoirs sur tout, qu’on n’a plus aucune liberté ni physique ni morale. Quoi qu’on puisse dire, ça ne change strictement rien. Ce sont les autorités parentales et médicales qui prendront toutes les décisions. Du coup, il faut jouer le jeu. C’est un peu tricher, mais c’est aussi se forcer à aller mieux. C’est un premier pas.
Parlons maintenant un peu du dessin de Natacha Sicaud. Très réaliste mais en même temps déformé. Ça donne une impression supplémentaire d’étrangeté.
Moi je le trouve magique. J’ai passé des heures et des heures sur son blog à regarder ses portraits, et elle sait raconter les gens en presque rien en leur donnant des attitudes fantastiques.
Les personnages ont l’air de voler, ou de ne pas avoir les pieds sur terre, en quelque sorte. C’est le style de Natacha, mais est-ce que ce n’était pas voulu aussi ?
Oh je pense que c’est vraiment le dessin de Natacha qui donne cette sensation. En tout cas, je n’ai rien exigé.
Les couleurs sont également très importantes. Des aplats qui ne remplissent pas tous les décors, comme si une partie seulement de la réalité était perceptible. Voulu aussi ?
Natacha a beaucoup réfléchi, sur le pourquoi et le comment des couleurs. Au départ, l’album devait être en noir et blanc, c’est Guy Delcourt qui a suggéré la couleur. Il avait complètement raison. Il y a une dominante par chapitre, et des éléments soulignés par des couleurs plus "présentes". Tout cela fait exister les choses importantes autrement.
(par Thierry Lemaire)
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