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Xavier Gorce ("Les Indégivrables") : "L’humour n’a pas besoin d’une police... " [INTERVIEW]

Par Romain GARNIER le 1er septembre 2023                      Lien  
Xavier Gorce était invité au Festival de Delémont'BD pour un débat fort intéressant sur les pressions croissantes exercées sur le dessin de presse. Début 2021, Xavier Gorce annonçait son départ du journal "Le Monde" à la suite d'une tempête numérique impliquant un de ses dessins. Son départ était motivé par le fait que "Le Monde" avait présenté des excuses pour un dessin sur l'inceste sans laisser à Xavier Gorce la possibilité de l'expliciter aux lecteurs du grand quotidien du soir. Cette affaire a conduit l'auteur de dessin de presse à écrire "Raison et dérision", opuscule publié dans la collection "Tracts Gallimard". Il y revient sur les débats idéologiques clivants de notre époque et sur le rôle essentiel du dessin de presse dans l'espace démocratique. Nous l'avons rencontré sur sa banquise délémontaine afin de parler humour, extrémisme religieux, dessin de presse et connerie moderne.

Pour les lecteurs d’ActuaBD, pouvez-vous vous présenter, ainsi que votre parcours ? Avez-vous une formation particulière ou êtes-vous autodidacte du dessin de presse ?

Xavier Gorce : Entre les deux. Après mon bac, j’ai fait une année d’atelier préparatoire pour les concours des écoles supérieures d’art. Arts appliqués, arts déco, etc. J’ai raté ces concours. Je me suis alors rabattu sur une fac d’arts plastiques et un cursus de deux ans, que j’ai abandonné.

C’était une formation très théorique, avec plein de matières : du théâtre, du cinéma expérimental, de la musique électroacoustique, de la psychophysiologie de la perception, la théorie des couleurs... Tout cela était très universitaire et très théorique. Cela avait plus pour but de former des professeurs d’arts plastiques avec une culture générale artistique plus que des praticiens de l’image.

Parallèlement à cela, je prenais des cours du soir, des dessins de nus, des cours de calligraphie chinoise, et tout ce qui pouvait m’intéresser afin d’avoir une formation plus technique. Puis j’ai fait mon service militaire et me suis lancé dans le dessin de presse.

À l’origine, je voulais faire de la bande dessinée. Assez vite, je me suis rendu compte que la bande dessinée, par son côté très répétitif dans l’utilisation des cases, de l’image comme support à une histoire, ne m’intéressait pas. Je voulais aller vers quelque chose où le graphisme se suffit à lui-même. Dans le langage de l’image plus que dans le langage du texte. Je me suis donc orienté vers le dessin et l’illustration de presse en pensant à des gens comme Topor, André François et autres grands graphistes des années 1950. Ce qui n’était plus trop à la mode lorsque je me suis lancé et qui ne l’est toujours pas maintenant.

J’ai commencé à me faire la main. Au début, on n’a pas de style. Il faut travailler un peu tout cela. Puis j’ai démarché les rédactions avec mon carton à dessins afin de me placer.

Xavier Gorce ("Les Indégivrables") : "L'humour n'a pas besoin d'une police... " [INTERVIEW]
© Xavier Gorce

Vous avez travaillé dans quels journaux avant d’arriver au journal Le Monde  ?

XG : J’ai commencé dans le monde agricole car mon père, qui s’y trouvait, m’avait donné des contacts. J’ai travaillé un peu pour La France agricole. Ensuite, j’ai travaillé pour Témoignage chrétien où mon frère était passé en faisant un stage. Toujours du bouche à oreille. Un journal catho de gauche et militant. Puis après, j’ai placé des dessins à droite, à gauche.

Le premier travail important a été pour La Grosse Bertha. Un journal né dans les années 1990 au moment de la guerre du Golfe. Un journal contestataire et antimilitariste qui était constitué de tas de dessinateurs, notamment d’anciens de Charlie Hebdo qui avait disparu dix ans auparavant, même un peu plus. La Grosse Bertha est finalement l’ancêtre du deuxième Charlie Hebdo, parce que suite à une scission interne de l’équipe de La Grosse Bertha, le Charlie Hebdo qu’on connaît maintenant s’est reconstitué. Petit à petit, le journal à périclité. Les derniers sous qui restaient dans la caisse ont été bouffés par les délires de grandeur du Professeur Choron qui était venu se remettre dans l’affaire. Ce n’était pas son coup d’essai.

Sinon, j’ai beaucoup travaillé pour la presse jeunesse, pour Bayard Presse dont Astrapi. Pour le groupe Bayard, j’ai même écrit une histoire pour enfants. Le texte uniquement, pas les dessins. J’ai travaillé pour Elle, pour pleins de gens différents, dont journaux plus techniques comme Le Particulier ou des journaux plus professionnels. C’était très varié.

J’ai commencé à bosser pour Le Monde en 2002. En créant un petit strip de bande dessinée dans le cadre de la création de leur newsletter pour le site internet. Il était alors en train de se mettre en place. Un strip très comic strip à l’anglo-saxonne, genre Charlie Brown ou Garfield.

J’ai alors créé une série animalière qui était une sorte de satire sociale « à la Jean de La Fontaine ». Finalement, je trouvais que c’était trop décalé par rapport au monde humain. J’ai fini par adopter mes personnages qui sont des manchots. J’ai créé à ce moment là la série Les Indégivrables. Cela date de 2004-2005 et depuis, je suis toujours dans le pingouin (rires). Je suis resté sur ma banquise. Ce qui ne m’empêche pas de faire d’autres choses en dehors afin de varier un peu les choses.

© Xavier Gorce

Dans "Raison et dérision", un opuscule dans lequel vous expliquez les raisons de votre départ du Monde et expliqué votre dessin polémique, vous dites que le dessin de presse est un art de la mise à distance. Comment opérez-vous, vous-même, ce travail de mise à distance. Comment vous informez-vous pour créer vos dessins ?

XG : Deux choses. Se tenir au courant de l’actualité, s’y intéresser, lire pas mal de choses sur ce qui se passe, sur notre monde global, sur ses enjeux. L’actualité au sens large. Puis, avoir un regard un peu critique par rapport à cela. Se poser des questions pour ne pas uniquement la subir, mais pour avoir une vision un peu créative autour.

La mise à distance, c’est déjà le dessin en lui-même puisque c’est une interprétation subjective du réel. Contrairement au réalisme de la photographie qui est une capture d’un instant de vérité. Le dessin, c’est une médiation plus longue et stylisée. Du coup, le dessin ne peut pas se substituer au réel pour être perçu comme une sorte de réel. Rien que regarder un dessin, c’est déjà prendre une sorte de distance par rapport à la réalité.

Et puis, cette prise de distance, c’est elle qui nous permet de prendre un peu de recul par rapport aux émotions que peuvent nous causer cette réalité. Nos émotions d’indignation, de tristesse, d’euphorie, que sais-je. Aller sur ce terrain de la distance, c’est faire marcher un peu notre tête. C’est la réflexion qui prend le pas sur l’émotion. C’est pour ça que le dessin est un média qui permet cette prise de distance pour réfléchir.

© Xavier Gorce

Vous parliez de votre processus de création. Quelles sont vos sources d’inspiration, vos références ?

XG : J’en ai déjà cité quelques-unes tout à l’heure. Des grands graphistes qui sont des gens qui ont une inspiration soit anglo-saxonne, soit venant des pays de l’Est. Les graphistes polonais, tchèques, qui ont un vrai beau travail d’image. Quand on remonte un peu plus loin, il y a des peintres qui sont aussi des dessinateurs comme Rembrandt, Goya. Goya est pour moi un des premiers dessinateurs d’actualité. Il a fait toute une série de gravures qui relatent les turpitudes de son époque.

Entre autres, une série qui ironise sur la vie de cour et sur le ridicule de la société espagnole. Une série qui traite plus particulièrement de la religion. On est en pleine période de l’Inquisition. Une autre qui traite de la folie, de la sorcellerie, de toutes ces choses-là. Mais aussi une série sur la tauromachie, un sujet qui a beaucoup inspiré d’autres peintres.

Surtout, une de ses séries la plus puissante est Désastres de la guerre. Elle relate la guerre de conquête des armées napoléoniennes en Espagne, la résistance des Espagnols, avec toutes les atrocités de la guerre, les tortures subies par la population, infligées par les soldats français. Ce qui n’est pas sans évoquer ce que l’on peut voir actuellement en Ukraine avec les massacres et atrocités perpétrés par les armées russes.

Cela a donc gardé une force de témoignage de l’époque, mais qui transcende le temps, qui dépasse ce simple témoignage. C’est en cela aussi que le dessin, qui est une prise de distance, est puissant. Son langage est assez intemporel et dépasse, dans sa forme symbolique, le sujet de départ pour tendre vers un sujet plus universel, qui travers le temps et l’espace. Ça c’est pour la partie dessinateur-graphiste...

Oeuvre de Goya issue de la série de gravures "Les Caprices" - Sur le frontispice, il est écrit "Le sommeil de la raison engendre des monstres".

Une autre catégorie de dessinateurs qui m’intéresse beaucoup, ce sont les dessinateurs auxquels on peut peut-être davantage rattacher mes dessins de la série Les Indégivrables, des auteurs plus à texte que dessin, quelque part. Un dessin assez minimaliste. Tout est dans l’ironie, le ton. Je pense à un dessinateur comme Mix et Remix, qui faisait des dessins pas si loin que cela de mon univers, ou inversément. J’aime ces dessinateurs qui utilisent le dessin comme un prétexte, tandis que le cœur de l’ironie se trouve au niveau du texte et de l’humour. C’est plus un humour à la française, même si Mix et Remix est suisse. L’humour textuel, c’est un truc un peu français, francophone, avec cette culture du mot, plutôt que de l’image. Les dessinateurs dont je parlais avant, sont davantage issus d’une culture de l’image, quelque chose qui fonctionne très fort sur le plan visuel.

Vous nous avez confié lire peu voire pas de bande dessinée, sauf dans votre enfance. Comme Sempé...

XG : Oui, je comprends Sempé. Il y a deux positions par rapport à la BD, soit en tant que dessinateur, soit en tant que lecteur.

En tant que dessinateur, le travail rébarbatif de découpe, de plans, de répétition du dessin des personnages qui met beaucoup de temps à s’installer pour raconter une histoire, je ne me retrouve pas là-dedans. Je trouve cela trop fastidieux comme travail. Peut-être est-ce de la fainéantise. J’ai besoin de faire quelque chose de neuf à chaque fois.

On pourrait objecter que mes dessins du type Indégivrables se répètent beaucoup, que je fais presque tout le temps la même chose. Mais j’ai une idée, le dessin est rapide et cette idée est posée, on n’en reparle plus et demain on passe à autre chose. Ça cela me convient de faire un one shot, d’être hyperrapide. La rapidité, c’est une chose que je trouve très important.

L’autre aspect, c’est en tant que lecteur. J’ai du mal à l’expliquer. À une époque, je lisais beaucoup de bandes dessinées. J’étais abonné à À suivre ! qui était une aventure de magazine de bande dessinée dans laquelle il y avait de grands auteurs, certains confirmés, d’autres moins. Une grande école de la BD, créatrice comme Pilote en son temps.

J’ai aussi continué à suivre les gens de l’Association, comme Sfar ou Blain. Mais j’avoue que ce qui me frustre en tant que lecteur, c’est que le dessin m’intéresse, à la limite, plus que l’histoire. Du coup, j’ai l’impression de ne pas assez profiter du dessin quand je lis. Je tourne les pages pour suivre l’histoire, mais je ne fais pas bien attention au dessin. Les auteurs que j’aime généralement en bande dessinée sont des graphistes, qui font du beau travail d’illustration. À la limite, je préfère un dessin unique de ces auteurs ou une planche sans le texte, juste pour l’aspect graphique des choses. Comme Nicolas de Crécy, dont je suis fan. L’intérêt de leurs bandes dessinées, pour moi, est plus dans le graphisme que dans l’histoire racontée. Ils ne seraient peut-être pas content d’entendre ça (rires).

Dessin publié dans Le Temps à la suite duquel Patrick Chappatte a été victime d’une tempête numérique

Depuis plus de dix ans, le dessin de presse fait l’objet de polémiques. Le New York Times a été radical en supprimant carrément la publication de dessins. Assez récemment, Patrick Chappatte, dessinateur suisse, a été victime d’une tempête numérique à la suite d’un de ses dessins qui dénonçait l’extrémisme religieux de la cour suprême étasunienne qui proclamait la fin du droit à l’avortement comme droit fédéral, et il grimait à cette occasion les juges en talibans. Il a été alors accusé par une minorité, surtout dans le monde anglo-saxon, précision qu’il a lui-même apportée, de racisme et d’islamophobie. Quel regard portez-vous sur cette affaire ?

XG : Je ne sais pas si je vais avoir des mots assez violents pour dire ce que j’en pense. Je trouve cela insupportable. Ces espèces de procès en racisme, en mépris…Pour juger ces dessins racistes, il faut soit être très mal intentionné, soit très con. Bien souvent, c’est les deux en même temps. Il n’y a rien à sauver chez ces gens-là. Je suis radical moi-aussi pour cela.

Le dessin c’est une caricature, une hyperbole, une exagération. Montrez un phénomène qui est la radicalisation religieuse des juges en utilisant une autre forme de radicalité, qui elle est immédiatement parlante, que sont les talibans, il est évident qu’il n’y a pas une once de racisme là-dedans. Critiquer, attaquer les talibans, ce n’est pas attaquer les Afghans ou les musulmans. À la limite, ce sont ceux qui font cet amalgame qui sont des racistes. Donc j’ai envie de retourner l’argument contre eux.

À la suite de cette affaire, un papier signé Chappatte, très intéressant au demeurant, a été publié dans Courrier International. Il y explicitait son dessin tout en se désolant de la raison de l’incompréhension de certains. Pourquoi Le Monde a refusé, selon vous - c’est ce que vous dites dans "Raison et dérision" - de vous permettre de vous expliquer de votre dessin ?

XG : Je ne sais pas. C’est à eux qu’il faut poser la question. J’ai eu des échanges avec le directeur du Monde, Jérôme Fénoglio. Il m’a appelé pour me dire qu’ils allaient présenter des excuses pour ce dessin. Je lui ai expliqué au téléphone, au cas où il en aurait eu besoin, le sens du dessin. Mais je ne pense pas que ce soit un idiot, qu’il y avait besoin qu’on lui explique.

En revanche, ce qui s’est passé, c’est que cela a été une réaction de trouille du journal face à cette tempête numérique, ainsi que vous la nommez bien gentiment, que j’ai dû affronter avec ce dessin. Je pense que c’est une posture de lâcheté qui a été de reculer face à la pression des réseaux. En se disant qu’il fallait étouffer la tempête au plus vite, en faisant marche-arrière. Pour moi, c’est juste de la connerie et de la lâcheté. Quand on fait marche-arrière dans ce cas-là, on ne fait qu’indiquer le chemin d’autres reculades. C’est un première pas en arrière, avant d’autres...

© Xavier Gorce

Justement, dans "Raison et dérision", vous pensez que les journaux s’excusent pour certains dessins sans raison car leur équilibre économique est tellement fragile qu’ils ne peuvent pas risquer un "bad buzz" sur les réseaux sociaux, en contradiction avec ce qu’ils peuvent eux-mêmes penser.

XG : Oui. À travers la réaction du Monde, pour en revenir à mon cas personnel, il y avait des différences de vision. Une partie des journalistes, pour faire simple, cédait facilement à la pensée woke et aux indignations des wokes sur les réseaux, partageant en fait une proximité de vue avec ces gens-là. Une autre partie de la rédaction a jugé de façon très négative l’attitude de la direction de la rédaction en chef. Cela a provoqué à l’intérieur du journal un gros comité de rédaction où cela a été, que je sache, très sanglant. Dans Le Monde, les choses qui se passent en interne ne suintent pas beaucoup à l’extérieur, cela reste assez direct. Mais je crois qu’il y a eu un peu de tripes sur la table à cette occasion-là.

Je voulais également revenir sur une chose : il y a la dimension économique avec le risque de perdre des lecteurs en cas de shit storm, mais je pense aussi qu’il y a quelque chose de plus stratégique dans l’attitude du Monde qui est de vouloir se rapprocher d’un lectorat plus jeune, plus dans la pensée woke, avec des idées modernes à prendre dans le sens du poil, avec un degré de conviction dont je ne suis pas persuadé qu’il soit très intense.

© Xavier Gorce

Toujours dans "Raison et dérision", vous dites que le lecteur refuse de plus en plus d’être choqué par quoi que ce soit. Pour vous, être choqué doit faire partie de l’apprentissage du citoyen ?

XG : Absolument ! L’apprentissage du vivre ensemble, c’est apprendre que peuvent coexister des idées différentes, voire divergentes et qu’à partir du moment où on cherche à faire taire les idées qui nous déplaisent, on n’est plus dans du vivre ensemble mais sur du séparatisme.

Tant que les idées ne sont pas – et il faut se référer à la loi – injurieuses, appelant à la haine raciale ou religieuse, ainsi qu’à la diffamation, tout peut s’exprimer. Il n’y a pas de limite à l’expression. Cela veut dire qu’on peut être indigné par un propos, on peut être choqué, manifester son mécontentement par rapport à un propos, mais entrer dans une sorte de mécanique qui est de vouloir faire pression pour que les gens qui s’expriment avec des idées contraires ne puissent plus s’exprimer, alors là on tombe dans le fascisme. C’est aussi simple que ça.

D’où les phénomènes dont on entend parler, qu’on voit, qu’on constate, qui sont des empêchements de parution de livres, des empêchements de conférences dans les facultés, des empêchements de diffusions de films... Ce sont des pensées fascistes qui sont à l’œuvre. Les gens ne s’en rendent pas compte. Ils croient être dans le bien, dans le progrès et dans l’évolution de la société en ne tolérant pas les idées qu’ils jugent être négatives, mais quand on fait cela, on se conduit ni plus ni moins comme un taliban.

© Xavier Gorce

Dans un de vos dessins, vous dénoncez le lecteur devenu consommateur. Cela nous évoque une actualité qui fait résonance avec ce que vous dites : la mort de Berlusconi. Le Président du Conseil a transformé le citoyen italien, grâce à son empire médiatique, en téléspectateur-consommateur. Comment lutte-t-on contre cela ? Le dessin de presse a-t-il un rôle à jouer, sachant que Patrick Chappatte disait « Jamais le pouvoir des images n’a été aussi grand » ?

XG : Justement en essayant de le choquer, en le secouant un peu, en essayant de réveiller les gens un peu apathiques devant un certain nombre de consommations de masse. Quand on voit le succès de l’émission d’Hanouna à la télévision, on est dans l’hyperbole de la connerie de masse. Les gens qui sont devant ce type de spectacle affligeant et qui aiment voir un mec se voir mettre des nouilles dans le slip, entendre des propos antivax, écouter des délinquants qui viennent témoigner avec un masque sur la tête, démontrent qu’effectivement, là, il y a un petit problème.

Le dessin peut permettre de lutter contre ça. Le dessin est souvent présenté comme un contre-pouvoir, politique, religieux et économique. Il est tout ça. Mais ce qui est intéressant, c’est de voir où se situe le pouvoir maintenant. Et je crois que si on a des pouvoirs économiques puissants, on a aussi le pouvoir de la foule qui est de plus en plus important à l’heure des réseaux sociaux. Jamais la masse informe de la foule n’a été aussi puissante actuellement. Elle impacte, que ce soit sur les politiques ou la presse. C’est donc aussi là-dessus qu’il faut travailler.

© Xavier Gorce

Vous avez réalisé un dessin où un manchot s’adresse à un autre et lui dit « Les faits sont complètement démentis par mon opinion ». Vous dénoncez là une rupture : ici, la conviction profonde modèle la vérité. Dans cette appréhension de la vérité du monde, quel rôle pour le dessin de presse ?

XG : Dans le dessin que vous évoquez, je fais une opposition entre l’opinion et le savoir, les faits. Il faut reconnaître qu’on est toujours obligé de prendre un parti, même si on n’a pas tous les tenants et les aboutissants. La démarche de croyance en quelque chose est donc chez chacun de nous, même si on se veut rationaliste.

Quand on accorde foi à des démonstrations scientifiques, c’est parce que qu’on fait confiance aux scientifiques qui nous les apportent. Mais en même temps, on ne va pas refaire les calculs d’Einstein pour croire en la relativité. On peut donc considérer que la communauté scientifique débat suffisamment, afin de dégager un consensus, pour qu’on leur fasse confiance sur un certain nombre de sujets.

Le phénomène de foi arrive plus ou moins tôt dans le processus. Le problème, c’est quand il arrive sans avoir fait travailler sa raison, sans avoir questionné les choses. Après, il y a le doute raisonnable qui fonde l’opinion. Mon dessin, c’est la mise en exergue de l’inversement des valeurs. Il faut que la raison soit avant l’opinion. On se fait une opinion une fois qu’on a pris conscience des faits. L’idée n’est pas de tirer le réel, de fabriquer un pseudo-réel, un réel alternatif qui colle à l’opinion qu’on a. C’est le mouvement inverse. Faire évoluer son opinion en fonction de la constatation des faits tels qu’ils sont. C’est la démarche scientifique.

Toujours dans "Raison et dérision", au détour d’un autre dessin, un manchot propose un dessin. L’autre, dont on imagine qu’il est un responsable de presse, dit que le dessin est drôle. Il se marre. Mais tout de même, il lui faudrait un truc gentil pour ses lecteurs « concons ». Vous pensez qu’il y a un processus d’infantilisation des lecteurs ?

XG : Souvent, dans les rédactions, un souci, légitime au départ, est de s’assurer d’être compris des lecteurs. Mais parfois, on sous-estime l’intelligence du lecteur. On a donc tendance à lui proposer des choses un peu trop faciles par rapport à des choses plus complexes à comprendre. Il faut faire un peu plus confiance à l’intelligence des gens, sans être complètement dupes qu’il y a une part de connerie dans la population. Il y a donc un juste équilibre à trouver. Se rapprocher des gens, mais pas non plus leur balancer du sous-menu.

© Xavier Gorce

Comme beaucoup de ceux qui affirment défendre l’universalisme et la philosophie des Lumières, vous dénoncez le relativisme ambiant où chaque chose en vaut bien une autre. Un de vos manchots demande à un autre « - Vous-êtes journaliste ? ». Il se voit répondre « - Oui, j’ai une facture de ma GoPro ! » indiquant par là qu’il n’y a nullement besoin de carte de presse, qu’aujourd’hui tout le monde s’improvise reporter. Peut-on s’improviser caricaturiste, dessinateur de presse ?

XG : Non. On ne peut pas s’improviser. On peut décider de l’être, mais il faut travailler. Donc c’est pareil pour tous les métiers. Il n’y a rien qui s’improvise. Il peut arriver qu’on soit dessinateur de presse par accident. Un jour, n’importe qui va faire un dessin qui est bon. Ce que je critique, et on le comprend assez facilement, c’est tous ces gens qui deviennent des journalistes de rue à l’occasion des manifestations.

Il y a un côté facile. Ils vivent dans la ville, il y a une manifestation qui passe en bas de chez eux. Ils descendent avec leur appareil photo, prennent trois photos. S’ils peuvent prendre un flic qui tape sur un mec, c’est vraiment le top, ils ont un scoop. Et ils se disent journaliste. Non, ils ne sont pas journalistes. Ils sont témoins et ils sont témoins par opportunité. Ils ont la chance ou la malchance de se trouver à tel endroit. Mais ce n’est pas ça le journalisme.

Le journalisme, c’est un métier, une vocation, un travail d’enquête. On se contente pas de prendre ce qu’il y a au pied de son immeuble. On va à l’autre bout du monde pour faire des enquêtes. Dessinateur de presse, c’est un peu pareil. Alors, c’est plus tranquille car on reste chez soi. Mais globalement, il faut faire des dessins tous les jours, tous les jours, tous les jours pendant beaucoup de temps pour arriver à faire quelque chose de correct dans la continuité. Si on fait un bon dessin un jour, cela ne signifie pas qu’on est dessinateur.

© Xavier Gorce

Pour vous, en vous appuyant sur une citation d’Umberto Eco [1], une démocratie nécessite une hiérarchie des spécialistes. Ne peut-on donc pas échapper à une hiérarchie de la parole ?

XG : Non, je ne crois pas. Je pense que le principe de la démocratie représentative, qui est pour moi le meilleur des principes, c’est de désigner des gens qui vont être capables de se focaliser sur des sujets pour pouvoir les travailler à fond et être capables de prendre des décisions en votre nom. On ne sera jamais spécialiste de tous les sujets. Il peut y avoir des citoyens qui sont plus avertis sur tel ou tel sujet, qui aura un peu plus travaillé la question. On est dans une société dans laquelle il faut répartir les tâches, et c’est obligé. Plus la société est complexe, plus il y a de technique, plus il est nécessaire d’avoir du savoir. Il faut donc que chacun puisse se spécialiser dans une branche.

Quand mon plombier vient chez moi et me dit que la fuite vient de là, je ne vais pas lui dire « - Non, je ne crois pas, à mon avis c’est pas ça... » On mesure la connerie du truc. Si on reporte ça sur les décisions politiques, bien sûr on ne peut pas être d’accord, et alors notre choix se portera sur une autre politique. À un moment donné, il faut faire confiance à des spécialistes sur la base d’une forme raisonnable de pensée.

La démocratie directe, je n’y crois pas. Cela peut se jouer à des petites échelles. En Suisse, où nous sommes, ils ont des systèmes de votation qui permettent à la population de prendre un certain nombre de décisions. Ils ont une organisation politique qui est totalement différente de la nôtre avec un fédéralisme fort.

Pour faire simple, des décisions qui se font par vote, cela marche dans un syndicat de propriété, et encore pas toujours !, à l’échelle d’un pays c’est illusoire à part pour certaines questions très ponctuelles, très importantes comme un changement de constitution.

Précédemment, vous parliez de wokisme comme idée moderne. Dans "Raison et dérision", vous estimez que cela se diffuse et qu’il s’agit de quelque chose de négatif. Pourtant, au départ, le wokisme consiste à dénoncer des mécanismes de domination qui sont bien réels. Le wokisme n’est-il pas un phénomène complexe ? La part radicale de ce phénomène s’exprime peut-être plus que la partie modérée…

XG : Justement ! Par wokisme, je désigne cette part radicale. Ces gens qui sont dans la radicalité de certains problèmes. Je ne nie pas les problèmes, je ne dis pas qu’il n’y a pas de racisme, qu’il n’y a pas d’inégalités homme-femme, qu’il n’y a pas de violences sur les enfants ou de problèmes climatiques, évidemment. La seule chose que je reproche, c’est la posture du toujours plus. Car c’est là qu’on passe de la raison pour régler un problème à la foi pour adopter une posture. Quoi qu’on fasse, on ne sera jamais assez loin.

Principe de pureté ?

XG : Tout à fait. On est dans un phénomène religieux. On est dans un phénomène où l’important n’est pas d’atteindre un objectif, mais d’être dans une démarche qui est la démarche du bien. À partir de ce moment-là, vous aurez toujours un mec qui va se trouver mieux que vous parce qu’il va aller plus loin dans le truc. C’est sans fin. On est dans un problème de fanatisme. Pour moi, la bonne manière d’aborder, c’est d’abord faire le constat des faits, le journalisme donc. Avec les chiffres, on sait qu’il y a tel ou tel problème et ensuite il faut y remédier de façon raisonnable, et non timorée.

Pour conclure, toujours dans "Raison et Dérision", vous terminez avec un manchot qui demande à un autre son passeport sanitaire d’humour. Doit-on comprendre que soit le dessin de presse est une hygiène mentale nécessaire au bien être démocratique ou bien, qu’au contraire, l’humour serait comme une maladie dont il faudrait contrôler l’expression ?

XG : C’est un peu plus la deuxième. Il y a probablement davantage d’interprétations possibles. Là, c’est la police du rire. Est-ce qu’on a le droit de rire de ceci ou de cela. Oui ?! Non ?! Qui va en juger ? Si on commence à mettre des passeports pour dire : « Ça c’est du bon humour » ou « Ça c’est du mauvais humour », on accepte du coup telle blague et pas telle autre, ce serait comme un pass sanitaire. L’humour n’a pas besoin d’une police de l’humour, sinon ce n’est plus de l’humour.

© Xavier Gorce

(par Romain GARNIER)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782072953637

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1 Message :
  • Je ne lis pas Le Monde de façon régulière (je le trouve un peu rasoir, d’ailleurs ils n’ont même pas publié de BD en feuilleton de l’été. Tiens, un peu comme Libé). L’interview de Xavier Gorce reste intéressante et soulève quelques questions passionnantes. Au delà des comportements haineux et des pétitions de mécontents (deux fléaux modernes apportés par internet) se pose la question de l’indépendance de la rédaction-en-chef du journal, autrefois réputé pour son sérieux. A en croire Xavier, elle est envahie par les adeptes du wokisme, sans doute aussi adeptes de la censure. Affligeant !

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