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Zoran Stefanović ( historien de la BD yougoslave ) « La guerre aurait été plus terrible sans la bande dessinée ». [INTERVIEW]

Par Camille KATZ le 19 juillet 2022                      Lien  
Loués pour leur brio, leur maîtrise du trait réaliste et leur professionnalisme, les dessinateurs serbes -et plus généralement de l’ex-Yougoslavie- ne sont pas nés d’une génération spontanée. En exposant une poignée d’entre eux, le Centre culturel de Serbie à Paris invite à la curiosité pour une des plus anciennes traditions de bande dessinée d’Europe. On y croise des orfèvres du divertissement comme Zoran Janjetov, Yana ou des signatures qui ont déjà marqué l’histoire de la BD alternative et du roman graphique comme Alekzander Zograf ou Nina Bunjevac.

Pour accompagner l’exposition, le critique d’art Zoran Stefanović publie une somme qui passe en revue 150 ans d’échanges entre Balkans et Francobelgie. Nous avons profité de l’inauguration de l’exposition pour passer en revue cette histoire qui mérite d’être mieux connue alors que l’actualité résonne d’un conflit proche de l’ex-Yougoslavie.

Pourquoi ce livre ?

C’était important à la fois pour les cultures françaises et serbes. Car c’est sans doute le domaine de la bande dessinée que les échanges culturels ont été le plus intensifs entre nos deux pays, et cela depuis plus d’un siècle. Et si je peux extrapoler, celle-ci est issue d’une des fondations de la culture visuelle européenne : malgré les frontières et les langues, depuis plus de 2000 ans, les peuples de Méditerranée partagent la même approche de l’expression graphique.

Quels sont les exemples les plus anciens que vous mettez en lumière ?

Par exemple Gustave Doré a eu une immense influence dans les Balkans à la fin du XIXe siècle. Puis les Balkans ont beaucoup influencé l’Europe de la bande dessinée entre les deux guerres. J’évoque dans mon livre comment Magritte et André Breton ont stimulé les artistes de notre région qui, sous des pseudonymes américains, étaient publiés en France. Les lecteurs pensaient lire de la bande dessinée américaine qui était en fait yougoslave, voire russe.

Zoran Stefanović ( historien de la BD yougoslave ) « La guerre aurait été plus terrible sans la bande dessinée ». [INTERVIEW]
Andrija Maurović (1901-1981), le héros de la bande dessinée yougoslave s’était frayé un chemin jusque dans la Collection Pilote
Blek le Roc, une figure italienne par ses créateurs, américaine par son histoire, française et même africaine par ses lecteurs ou yougoslave par ses dessinateurs.

On dit que les Russes blancs sont à l’origine de la bande dessinée yougoslave, le confirmez-vous ?

Oui, ces réfugiés arrivés de Russie après la Révolution d’octobre avaient beaucoup d’ambition. Ils s’intéressaient surtout au cinéma avec lequel ils souhaitaient diffuser leurs histoires. Mais nous étions en pleine crise économique, ils n’avaient pas les moyens de tourner, alors ils ont produit des bandes dessinées. Ils étaient auteurs, mais aussi éditeurs et ils publiaient en masse, jusqu’en France. [Dans son livre Zoran Stefanović cite le regretté Claude Guillot -Rédacteur en Chef du Collectionneur de bandes dessinées- qui écrit à propos du journal Gavroche : « Que serait ce journal sans la bande dessinée de Kuznetsov ? », un de ces maîtres de la BD yougoslave réfugié de Russie. NDLR]

Après-guerre aussi, ces artistes s’exportent via la bande dessinée populaire. On sait qu’ils ont été nombreux à œuvrer pour les fumetti d’Italie. L’exposition présente Bane Kerac qui a dessiné des épisodes du fameux Blek le Roc, très populaire en France…

Tout à fait. Et pour moi parmi les multiples épisodes de Blek le Roc, les meilleurs sont ceux dessinés par Jean-Yves Mitton en France, Laci et Bane Kerac à Belgrade. Cela témoigne des influences réciproques entre les trois pays. Dans les années 1970 ce fut Moebius, Caza, Druillet qui nous sont parvenus via Métal Hurlant. Un grand éditeur a même publié la version yougoslave de ce magazine, bien avant les publications américaines, italiennes ou allemandes. Nous étions de fervents amateurs.

Pas étonnant que "la Femme-piège" s’appelle Jill Bioskop
(cinéma en serbo-croate)
© Enki Bilal

Et justement, un des auteurs émergents de cette période en France est né à Belgrade, c’est Enki Bilal. Comment percevez-vous cette personnalité ?

C’est un auteur exceptionnel qui a sa propre dimension. Son style est à mon sens une synthèse de culture slave et latine. C’est aussi un grand artiste, un grand narrateur et un grand penseur. Il a professé tellement de choses. Il montre que la science-fiction n’entre pas dans le champ de la métaphore, mais dans celui de la projection. Son influence intellectuelle et esthétique est cruciale. Malheureusement aujourd’hui son travail n’est plus publié qu’en Bosnie. Pour avoir ses livres, nous devons les importer, mais il est souvent invité à Belgrade. Il est très critique de nos systèmes tout en donnant de l’espoir dans la nature humaine. Je crois par ailleurs que quelques aspects de son travail ne sont détectables que par les lecteurs orientaux.

Revenons à votre étude. Au temps de la Yougoslavie, existait-il une différence du point de vue de la production et de la lecture de bandes dessinées entre les provinces notamment serbe ou croate ?

On ne peut pas le dire, toutes ces frontières sont artificielles. Pour mon livre, je ne peux pas différencier les auteurs serbes, croates ou slovènes. J’ai bien du bien prendre en compte l’ensemble de l’ex-Yougoslavie.

Aujourd’hui la bande dessinée peut-elle servir de rapprochement entre des peuples qui se sont combattus ?

Je le crois, la musique et la bande dessinée sont un des facteurs d’apaisement. Je crois même que la guerre aurait été encore plus terrible, sans elles. Combattants serbes et croates écoutaient la même musique et lisaient les mêmes bandes dessinées. Au final, seule la religion les séparait vraiment.

Zoran Stefanović en compagnie de Jean-Pierre Pecault, scénariste travaillant avec de multiples dessinateurs de l’ex-yougoslavie et Yana Adamović Kordey, dessinatrice ("Jour J" chez Delcourt, "Rewild" chez Dark Horse) et épouse du fameux dessinateur croate Igor Kordey, résidant aujourd’hui à Belgrade…

Que s’est-il passé par la suite ?

Après les bombardements, le pays s’est reconstruit en privatisant la plupart de ses sociétés d’état, dont les maisons d’édition. Celles-ci ont été cédées à des capitaux étrangers et notamment allemands. Les nouveaux décideurs n’avaient que peu d’intérêt pour la bande dessinée et aujourd’hui beaucoup de nos auteurs travaillent pour des éditeurs hors de nos frontières. Depuis, nous essayons de reconstruire...

Voir en ligne : Pour se rendre au centre culturel de Serbie (en face de Beaubourg)

(par Camille KATZ)

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