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Angoulême 2020 : Joe Sacco et Ariane Chemin, ou l’art du journalisme en BD

Par Thomas FIGUERES le 11 février 2020                      Lien  
Angoulême 2020 : Une rencontre entre le pionnier de la bande dessinée de reportage, Joe Sacco, et la journaliste au Monde, Ariane Chemin, animée par Amélie Mougey (rédactrice en chef de La Revue dessinée), s’est tenue à l’Auditorium-Conservatoire d’Angoulême le samedi 1er février. Qu’apporte la bande dessinée au journalisme et, plus précisément, du fait des deux intervenants, au reportage et à l’investigation ? Une rencontre passionnante, ouvrant sur de nouvelles pistes de réflexion concernant le support et sa mise en valeur.

Nos lecteurs avisés n’ont pu passer à côté de ce véritable phénomène. La bande dessinée de non-fiction, du fait du développement du roman graphique, se taille une part de plus en plus importante dans nos étalages. Parmi les divers témoignages et essais dessinés, la BD journalistique tire son épingle du jeu, se démocratisant dans l’hexagone par le biais de l’exceptionnel travail d’investigation et d’adaptation mené par La Revue dessinée, allant jusqu’à intégrer la sélection officielle du FIBD 2020 avec Algues Vertes, L’Histoire interdite de Inès Léraud et Pierre Van Hove.

Angoulême 2020 : Joe Sacco et Ariane Chemin, ou l'art du journalisme en BD
(de g. à d.), Amélie Mougey, Ariane Chemin, Joe Sacco
© Thomas Figuères, ActuaBD

Réunis du fait de leurs actualités éditoriales respectives : les sorties de Payer la terre (Éd. Futuropolis) pour Joe Sacco, celle de Benalla et moi (Éd. Le Seuil) pour Ariane Chemin ; les auteurs se sont prêtés au jeu des questions-réponses permettant la comparaison de leurs démarches respectives.

Dans ses albums, Joe Sacco met en scène de longs entretiens et témoignages qui, de prime abord, ne servent aucune ligne éditoriale claire si ce n’est celle de la sincérité. Un flou moral enrobe progressivement les différents acteurs. Qui tient le beau rôle ? C’est là tout le talent de l’auteur : parvenir à restituer la complexité d’une situation humaine donnée. Après la Palestine (dans Palestine et Gaza 1956) et la Bosnie (dans Gorazde), le reporter place à nouveau la focale sur les oubliés de l’Histoire, cette fois-ci dans le Nord-ouest du Canada. Ces populations n’occupent généralement la place médiatique que pour l’empathie qu’elles génèrent auprès du public, reléguant leurs personnalités, histoires et revendications au second plan.

"There is this usual formulation that you ear that I’m there to give a voice to the voiceless… But the truth is this people had a voice. They have something to say and I’m there to land in ear so the reader can share and landing in ear and just listening to what they got to say." Joe Sacco

Pour ce faire, l’artiste maltais prend position en tant qu’humain, se représentant dans chacune de ses œuvres aux côtés des autochtones. En se revendiquant d’une tradition autobiographique américaine, il balaie la sacro-sainte objectivité journalistique, et transmet ses émotions aux lecteurs. Ces derniers sont alors à même d’appréhender une société étrangère au travers d’un regard occidental. Cette transmission de l’affect est toutefois maîtrisée par les lunettes opaques que Joe Sacco porte dans chacune de ses bandes dessinées. Par ce procédé graphique, l’auteur entend ne laisser transparaître que certaines émotions dûment sélectionnées.

The eyes are the windows to the soul. And I’m showing some aspect of my personality but not all of it. It’s a signal to the reader : You’re not really seeing deep into my heart. What I’m showing you about myself is real, but it’s not everything. Joe Sacco

Cette démarche résulte de processus empiriques forts d’une vingtaine d’années de terrain, mêlant subjectivisme façon gonzo et soucis d’exactitude vis-à-vis des populations avec lesquelles l’auteur traite.

Joe Sacco lors de la rencontre libraire organisée par les éditions Futuropolis le lundi 3 février.
© dessin : Pilou Berker

Le Benalla et moi d’Ariane Chemin, François Krug et Julien Solé diffère grandement, du point de vue de la démarche. Sa qualité de journaliste ne lui permettant pas un commentaire esthétique constructif, l’autrice centre son intervention sur l’utilisation qu’elle et son compère au Monde ont fait du format. Dès lors, la bande dessinée de non-fiction prend un sens tout autre.

Ariane Chemin est, à la différence de Joe Sacco qui est auteur-reporter, une journaliste d’investigation. Avec Benalla et moi, elle transfert son affaire d’été devenue affaire d’état d’un grand quotidien français au 9e art, permettant la synthèse d’un véritable feuilleton politico-judiciaire ayant mis en lumière les errements d’une élite politique et sociale.

"Cette bande dessinée ne fait que remettre dans l’ordre des bribes d’histoires qui sont arrivées aux oreilles des Français." Ariane Chemin

François Krug et Ariane Chemin
© Photo : Jaime Bonkowski De Passos

Dès lors, nous comprenons que les deux journalistes se sont tournés vers ce mode d’expression pour les possibilités narratives qu’il offrait et non l’objet culturel en tant qu’art, rapprochant ainsi la bande dessinée de l’essai d’actualité et attestant une réelle porosité des mediums de transmission de l’information.

"L’écriture journalistique s’inspire de plus en plus de la bande dessinée et des séries. Très souvent dans un article, on s’arrête et on fait une petite scène. Ces tics d’écritures sont empruntés à la BD et aux séries. Il y a une sorte de relation d’interpénétration entre les deux écritures. On pense à l’écrit davantage en images." Ariane Chemin

En dépit de ces variations du point de vue de l’approche, il existe certaines similitudes entre les travaux des auteurs présents. Pour commencer, les deux journalistes interrogent leurs conditions socio-professionnelles au sein de leurs sociétés respectives. Si Ariane Chemin refuse de s’aventurer sur l’épineux sujet du journalisme militant (n’ayant pas manqué d’être évoqué du fait de la vidéo de Taha Bouhaf filmée le 1er mai 2018 Place de la contrescarpe), la journaliste laisse entendre sa conscience de la crise traversée par la presse.

© Julien Solé, éditions du Seuil

Joe Sacco propose, quant à lui, une analyse basée sur les Sciences Humaines et Sociales en évoquant une forme d’anthropologie inversée induite par sa présence sur le terrain et aboutissant aux questionnements de nos sociétés occidentales. Il remet ainsi en cause sa propre démarche.

"Look at yourself through the land of colonialism and what you represent. Where do I fit in colonization ?" Joe Sacco

© Photo : Pilou Berker

Le second pont dressé par les intervenants entre leurs ouvrages concerne la capacité de reconstitution que permet la bande dessinée. S’esquisse alors l’une des caractéristiques essentielles de la bande dessinée de non-fiction à vocation journalistique. Cette possibilité de reconstitution de scènes auxquelles nous n’avons pu assister mais dont nous avons des traces et témoignages est unanimement louée, à l’image d’Inès Léraud dans l’interview qu’elle nous accordait en juillet dernier. L’apport d’un tel recours narratif varie toutefois selon la démarche générale de l’auteur. Dans le cadre des investigations d’Ariane Chemin, la reconstitution permet la représentation de segments de l’affaire auxquels la journaliste n’a pu avoir accès directement.

Dans celui de Joe Sacco, par le biais des témoignages que lui délivrent les autochtones, l’auteur se voit investit d’une mission de mémoire en figurant sur les planches de ces albums l’histoire d’un personnage ou d’une communauté.

"Comics can do an interesting thing. They can go back into the past and retrieve some of the stories and sort of give them an image. But the other thing they can do is they can take you where a camera can not go. If you’re talking to someone who has being tortured and who is describing a situation like that, you can tell that story through him and sort of give it a way of getting into the reader’s head." Joe Sacco

© Joe Sacco, éditions Futuropolis

Vous l’aurez compris, une rencontre de haute volée s’est tenue ce samedi 1 février. La bande dessinée documentaire et d’investigation est donc bien plus qu’une simple transposition des méthodes journalistiques au 9e art. Sa production implique des réflexions sur la pratique du journalisme et la narration en bande dessinée qui sont aujourd’hui plus vivaces que jamais.

(par Thomas FIGUERES)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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