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Crisse : « Je dessine la femme que j’aurais aimé être » (1/2)

Par Charles-Louis Detournay le 6 juillet 2009                      Lien  
Entre {Luuna, Kookaburra, Atalante, Ishanti, Nahomi} et les autres, difficile de mesurer l'impact de Crisse sur la mouvance actuelle. Ses univers sont foisonnants, permettant à de nombreux auteurs de s'y lâcher !

Crisse est un auteur surprenant. Vous l’avez sans doute découvert avec Nahomi, cette jeune héroïne du journal Tintin : en avance sur son temps, son trait mignon, sa jeune héroïne, ses récits fantaisistes et asiatiques étaient par trop avant-gardistes pour attirer les foules. Pourtant, avec le temps, son talent se développa, ses héroïnes se firent femmes, ses intrigues et ses dessins devinrent plus sombres, comme dans L’Épée de Cristal et Perdita Queen.. Après cette traversée chez Vents d’Ouest, c’est Soleil qui accueille cet auteur qui ne cesse de multiplier les univers.

Rattrapé par une nouvelle génération de lecteurs, c’est l’explosion du foisonnant Kookaburra, de la splendide Luuna, de la mythologique Atalante. Mais, à tout seigneur, tout honneur, revenons d’abord à Nahomi, dernièrement remise au goût du jour !

Crisse : « Je dessine la femme que j'aurais aimé être » (1/2)
© Crisse - Le Lombard

« Il y a peu, une intégrale de Nahomi a enfin été publiée, reprenant une bonne dose d’inédits en albums. Comment cette aventure est-elle arrivée à son terme ?

Plusieurs petits éditeurs, comme Clair de Lune par exemple, désiraient avoir Nahomi dans leur catalogue. Le Lombard n’était pas contre, mais le prix demandé par planche était assez prohibitif, ce qui a souvent bloqué ces diverses démarches. Et 2007, voyant que Crisse marchait chez d’autres éditeurs, le Lombard s’est alors souvenu de ces récits qui dormaient chez eux depuis presque vingt-cinq ans. D’où cette idée d’intégrale qui m’a autant surprise qu’enchantée. Il a fallu une grosse année pour exhumer l’ensemble, et retrouver les courts récits parus dans les Tintin et Super Tintin.

J’ai ainsi pu remarquer que vous aviez d’ailleurs replacé un récit nommé les Sorciers Maudits, qui donne beaucoup de cohérence au monde de Nahomi, alors que dans la première édition, au sein de la collection BedéChouette, elle était passée à la trappe !

Dans la première édition, nous voulions plutôt regrouper de petites histoires magiques, et Les Sorciers Magiques étaient moins Kawaii, moins mignons que les autres. On l’a replacé pour respecter la chronologie du récit. Le tirage de 10.000 exemplaires est plus que conséquent, et de belles affiches ont également été réalisées. Cela m’a d’ailleurs fait rire car François Pernot, responsable Dupuis-Dargaud-Lombard, m’a dit : « Bienvenue à la maison ! », alors qu’à l’époque, on m’avait plutôt montré la porte ! Mais en définitive, je suis ravi de cette publication en intégrale. D’ailleurs, je la regarde avec beaucoup de nostalgie, tout en voyant dans le même temps, plein d’éléments qui vont se mettre en place dans le futur : c’est assez magique !

25 ans séparent les deux styles
© Crisse - Le Lombard

Dans vos sorcières de Nahomi, on voit d’ailleurs la filiation évidente avec L’Épée de Cristal, qui vient aussi d’être republié en intégrale chez Glénat.

Cette intégrale de L’Épée de Cristal, c’est un immense honneur que me fait Jacques Glénat de nous avoir choisis dans les 12 séries qui l’ont marqué au long de ses 40 ans d’éditions, et me retrouver aux côtés de Loisel avec Peter Pan. Sur ces deux choix de Vents d’Ouest de surcroît, ce qui double mon contentement.

© Crisse - Goupil - Vents d’Ouest

Un second cycle de L’Épée de Cristal a été entamé. En verra-t-on la suite ?

Non. Je pense que tout le monde s’est pris la tête là-dessus. Pour ma part, j’étais resté prudemment en retrait. Mais cela a été une telle catastrophe, qu’éditeur et auteurs se rejetaient réciproquement la faute.

Revenons alors sur des sujets plus évocateurs. Vous disiez que déjà vos différents univers étaient déjà présents dans Nahomi

Effectivement, ce retour dans le passé m’a fait comprendre que toute mon œuvre y était déjà présente. Je crois intensément que les artistes, peintres ou musiciens, racontent toujours la même histoire, peignent le même tableau. On a tous trois ou quatre obsessions, voire blessures, vraiment profondes, qui nous dirigent. Même si on tente d’aller à l’opposé en changeant de style, de couleur ou de ton, immanquablement, on revient dessus car la petite graine au fond de nous est toujours la même.

Et quelle est votre graine ? Une jeune fille qui évolue ?

Passé Nahomi, mon canevas personnel est une jeune femme de 20-30 ans, qui a des blessures de jeunesse, souvent liées à sa famille, même si ce n’est pas toujours explicitement dit, et dont elle tire bien entendu sa force et sa faiblesse. Pourtant, je suis un garçon qui a vécu une jeunesse tout-à-fait normale, mais je crois que je dessine la femme que j’aurais aimé être. Comme les lecteurs, l’auteur a besoin de s’identifier à son personnage, et on dirait que je me sens mieux dans la tête d’une jeune femme de 20-30 ans. Mais je vous rassure, en dehors de cela, je ne me travestis pas et je suis tout-à-fait normal : Je regarde le foot sur Canal + en buvant de la bière, je suis bien un gros con mâle du XXIe siècle !

Pages 42-43 du T4 d’Atalante, qui vient de sortir
© Crisse - Soleil

Est-ce que ce n’est pas aussi plus tendance ou vendeur de proposer au lecteur de belles femmes pulpeuses ?

Bien entendu. C’est aussi plus agréable de dessiner une jeune femme, et c’est d’ailleurs ce que je fais le plus facilement, avec les animaux et la forêt. D’un autre côté, je pourrais dessiner un héros, même entourée de jolies filles, mais je trouve qu’une femme est plus intéressante, psychologiquement parlant. Un garçon aura tendance à régler les problèmes avec une logique plus expéditive, mais une femme fait plus d’introspection, et est en général plus à l’écoute de l’autre. En dehors de la caricature, c’est ce qui convient mieux à ma façon de raconter.

Pourtant, dans Kookaburra, vous mettez en scène plus d’héros que d’héroïnes ?

Mais Dragan a un côté très féminin, et c’est justement un des grandes forces de ce personnage. Quand Nicolas (Mitric) [1] a repris le dessin, il l’a d’ailleurs virilisé, mais avec mon style, c’était un mec qui se la jouait, mais qui subissait en réalité énormément de choses : il ne maîtrisait rien et était toujours dans la réaction, jamais dans l’action.

Effectivement, il passe son temps à être poussé au cul d’une manière ou l’autre !

Et c’est de nouveau une construction inconsciente, car quitte à faire un héros masculin, je voulais qu’il soit picaresque, un peu perdant. Mais j’ai horreur des losers geignards, je préférais un héros qui s’en prenne plein la gueule, tout en assumant sa condition, et se dire qu’au prochain épisode, j’aurais la chance de faire quelque chose de positif.

Issu du tome 4 d’Atalante : L’Envol des Boréades
© Crisse - Soleil

Jetez-vous encore un œil sur les albums de Kookaburra qui paraissent ?

Non, j’ai vraiment passé le bébé à Nicolas. Si je les lis avant leur sortie, je ne pourrais pas m’empêcher de faire des réflexions. Je les découvre donc à leur parution, comme l’ensemble des lecteurs. Je suis bien entendu toujours honoré de voir comment cet univers s’enrichit autour de ce que j’ai créé. Bien sûr, il a des récits que je préfère à d’autres, mais dans chacun d’entre eux, je retrouve une idée qui me plaît particulièrement.

Je ne vous demanderai pas quel est le volume qui vous plaît le moins, mais celui que vous préférez ?

© Crisse - Mitric - Soleil

Le premier Kookaburra Universe, le Secret du Sniper, que j’ai réalisé avec Nicolas ! (rires) Parce qu’il y a un passage de témoin entre nous. Nicolas, qui m’appelle d’ailleurs ‘parrain’, me considère un peu comme son père graphique. Et dans ce récit, le père du héros meurt, lui passant le relais. Cette connotation est donc profonde pour nous deux.

Kookaburra est sans doute votre univers le plus riche. Il n’y a qu’à voir les séries dérivées qui existent. Comment avez-vous pu mettre autant d’informations dans ces premiers tomes, sans directement les exploiter ?

J’avais effectivement un méga-plan en tête dès le début de la série, mais le public, décontenancé, a mis plusieurs albums avant d’entrer dans le schéma. En tant que grand amateur de séries américaines, je voulais placer beaucoup d’éléments pour donner de l’ampleur à mon intrigue. Mais en bande dessinée, ce type de narration est très compliqué et très long à mettre en œuvre, sauf si on met un studio sur pied, et j’y pense de plus en plus. Cela permettrait d’écrire des scénarios ambitieux et denses, avec une production juste assez rapide pour satisfaire le lecteur.

Vous avez entamez cette réflexion en lançant vos albums à quatre mains avec Frédéric Besson.

Oui, mais mon idée de studio va plus loin : je voudrais réaliser tout le scénario et les croquis préparatoires, puis donner le dessin et les couleurs aux autres, tout en s’assurant que mes exigences soient bien respectées et que le lecteur puisse se dire : « C’est du Crisse ». Il y a des dessinateurs qui savent dessiner comme moi et d’autres qui le font encore mieux que moi ! Mais s’il n’y a pas de réelles nouveautés depuis deux-trois ans, c’est parce que je travaille à mettre ce studio sur pied, à former des jeunes.

Fredéric Besson & Didier Crisse
© CL Detournay

Et cela prend forme ?

C’est vraiment compliqué ! Car si les Américains ou les Japonais ont la culture du studio, les Européens ont la culture de l’égo ! Mais je comprends que c’est très difficile de mettre son style de côté, pour ‘copier’ un genre ! Là où d’autres cultures se satisfont du travail réalisé, de s’être glissé dans le dessin d’un autre, le Francophone, le Latin a plus de mal. Pourtant, après un tel écolage et autant de travail réalisé tout en gardant ses propres idées, il y a beaucoup de chances que cela soit l’explosion pour cet auteur, mais c’est compliqué à accepter d’emblée.

(par Charles-Louis Detournay)

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[1Mitric a repris le dessin de Kookaburra à partir du quatrième tome de la série, pour actuellement assurer également le scénario du second cycle, et gérer les Kookaburra Universe.

 
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4 Messages :
  • Personnellement, j’ai découvert Crisse dans Spirou avec les Ocean’s Kings, et à l’époque, la femme qu’il aurait aimé être était copiée/collée de la Colombe Tiredaile de Dany.

    C’est amusant qu’il dise "Mais je comprends que c’est très difficile de mettre son style de côté, pour ‘copier’ un genre !", lui qui n’a jamais cherché son style et a dérivé celui de Dany, avec succès.

    Répondre à ce message

    • Répondu par sabine le 30 juin 2020 à  07:21 :

      J’ai toujours adoré Nahomi lu dans le magazine Tintin. Elle est mignonne et adore les animaux. C’est ce qui me plaît.

      Répondre à ce message

  • Crisse est le pseudonyme de Christpeels dont le nom vient d’un ancètre du dessinateur qui jouait le rôle du Christ sur une scène de théatre.
    C’est le frère cadet de Crisse, que j’ai connu personnellement, à l’Athénée Joseph Bracops durant ses études secondaire qui me l’a raconté.

    Répondre à ce message

    • Répondu par Charles-Louis Detournay le 7 juillet 2009 à  17:45 :

      Plutôt Chrispeels sauf erreur de ma part.

      Répondre à ce message

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