Tout événement comporte au moins ses deux facettes indissociables. D’un côté, les faits, « plus puissants qu’un Lord-Maire » dit-on. Et puis, de l’autre, la portée symbolique de ces faits. L’information qui fait image aujourd’hui, c’est la nomination d’Huguette Marien, la propre femme de Jean van Hamme, à la direction de Dupuis. Elle préfigure parfaitement la volonté des auteurs d’apaiser un débat qui les mettait directement en cause, mais surtout de s’imposer dans des négociations dont ils se sentaient néanmoins exclus.
« Il faudra que j’en parle à ma femme » (Inspecteur Columbo)
Jean Van Hamme n’aurait jamais imaginé un scénario pareil, trop peu crédible pour figurer dans un de ses célèbres Largo Winch. Jeudi 16 mars, au plus fort de la crise, il écrit une lettre réconfortante pour Claude de Saint-Vincent qui en a bien besoin, tout en lui rappelant cette évidence : pour faire un bon album, un auteur a besoin d’un climat de confiance et se sentir bien dans la maison qui le publie. Il n’y a pas de bonne BD sans de bonnes conditions de travail. Il exhorte le DGA de Média-Participations de ne pas s’engager dans une solution qui ferait de son groupe « une grosse machine qui aurait perdu son âme ». Il ajoute, en bon connaisseur de la finance : « Rémunérer les actionnaires, c’est normal, mais pas à n’importe quel prix ». Mais c’est trop tard. Le jour même, le directeur éditorial Claude Gendrot et Alain Flamion, responsable logistique, distribution et informatique de Dupuis sont licenciés « pour faute grave ». Ils l’apprennent le lendemain matin. Interloqué, le personnel de Dupuis entre en grève. La situation se retrouve, vendredi soir, dans l’impasse.
Le week-end, Claude de Saint-Vincent en profite pour reprendre pied, écrit aux auteurs, et souhaite que « dans l’intérêt de tous, le calme revienne aussi vite que possible ». Il cherche un médiateur pour renouer le fil entre les parties. Van Hamme qui a pour le Directeur Général adjoint de Média-Participations « de l’estime et de l’affection » semble être pour lui l’homme de la situation. C’est une bonne idée : l’homme est posé, intelligent, connaît très bien les dessinateurs et dispose dans la profession du crédit d’un auteur à succès. Il a en outre déjà occupé la fonction de Directeur Général de Dupuis lors de son rachat par Albert Frère et Hachette. Lors d’un dîner organisé pendant le week-end, Claude de Saint-Vincent lui propose le poste de directeur général. Mais le « joker » de Média-Participations refuse. Avec un culot consommé, Claude se retourne alors vers l’épouse du scénariste et lui dit : « Et vous, Huguette ? » Au grand étonnement de son mari, Huguette accepte. Elle a le profil : docteur en droit, licenciée en notariat, licenciée en sciences diplomatiques, ex-notaire, ex-secrétaire générale de la Société Générale de Belgique. Elle a également été consultante en ressources humaines. Van Hamme dit d’elle qu’elle est « quinze fois plus intelligente » que lui. Sensible à la cause humanitaire, elle a surtout envie d’aider l’entreprise à sortir de l’impasse, sentant combien cette situation engendre de souffrances.
Elle accepte une mission d’intérim de trois mois, dans le but de conforter le personnel de Dupuis, de rétablir le fonctionnement éditorial de la maison, et de négocier avec Média-Participations une charte d’indépendance des éditions Dupuis ; enfin, elle doit préparer le terrain pour un futur directeur général de la structure. Dans les trois mois qui viennent, l’auteur Jean Van Hamme, quand il devra obtenir quelque chose de son éditeur, va devoir en parler à sa femme...
Le retour des auteurs
Il n’y a pas qu’un « Van Hamme par procuration » à la tête des éditions Dupuis qui est un acquis de la journée de lundi. Il y a aussi un retour des auteurs dans la partie. Car ce sont eux qui sont l’enjeu des hommes et des idées qui s’affrontent dans cette affaire. Or, ils étaient lundi particulièrement dans l’indécision face aux postures des uns et des autres.
Dimitri Kennes se faisait fort de rassembler 102 millions d’euros pour racheter la boîte, mais il ne disait pas comment. En expert, Jean Van Hamme a dès les premières heures du conflit mit le doigt sur la faille : qu’est-ce qui prouve que les généreux financiers de l’opération menée par Dimitri Kennes n’auront pas eux aussi les mêmes attitudes que celles de Média-Participations ? Rien, pour l’heure, puique l’on ne connaît pas leurs intentions. Dans tous les cas de figure, la confiance repose sur les épaules de deux hommes : Dimitri Kennes et Claude Gendrot. On comprend bien l’équation, mais il subsiste un peu trop d’inconnues pour qu’elle soit simplement résolue.
A cela s’ajoute, pour les auteurs, une série de questions sur la validité des griefs faits à Média-Participations. Lors des discussions entre ceux-ci, Claude de Saint-Vincent et Claude Gendrot, ce sont les auteurs eux-mêmes qui ont poussé à la confrontation entre les points de vue des deux hommes. Il en est ressorti que si la position de Média-Participations refusant d’accéder à la demande de MBO des cadres avait une assise légitime, les griefs exprimés n’étaient pas non plus sans fondement. Ayant mené notre petite enquête, il semble bien que le traitement fait à Dupuis, une maison qui avait gardé un caractère familial et où le personnel et les auteurs sont très unis, était marqué par une certaine rudesse de la part des cadres communs et des représentants des autres maisons d’édition du groupe. Cela s’explique par une culture d’entreprise, chez Média, qui s’est organisée, depuis vingt ans, autour d’une croissance externe, avec une série d’acquisitions successives et qui a habitué ses cadres à trancher dans les effectifs avec une relative brutalité.
Chez Dupuis, en revanche, on a une culture de croissance interne, avec une « famille » qui se donne des objectifs. Il y a eu de bonnes et de mauvaises années, mais dans l’ensemble, elle peut être fière du travail accompli. C’est ce travail que valorise les 102 millions d’euros que Média a dû débourser pour enlever le morceau auprès d’Albert Frère.
L’intégration de l’équipe parisienne de Dupuis dans les locaux de Dargaud est, à ce titre, exemplaire de ce choc des cultures. Avant son rachat, Dupuis avait à Paris des bureaux où tous ses collaborateurs se retrouvaient ensemble. Par souci de rationalisation des coûts et dans une logique de synergie, Média a désiré intégrer l’équipe de Dupuis dans les locaux parisiens où se trouve son siège social. Fort bien. Sauf que les services se sont retrouvés à six endroits différents dans l’immeuble et que l’unité de Dupuis, et donc son identité, s’en trouvait dénaturée. La « famille Dupuis » se trouvait frontalement confrontée au « chacun pour soi » si commun dans les grandes entreprises. Cela, bon nombre d’auteurs eux-mêmes ont pu le constater.
C’est pourquoi ils se sont imposés lundi dans les négociations. Plus question que leur sort soit décidé par d’autres, que ce soit par des cadres dans le contexte d’un MBO ou par Média qui continuerait son affaire en faisant semblant que rien ne s’est passé. Ils sont quelque 260 dessinateurs et scénaristes à publier chez Dupuis. Ils ont tous une angoisse diffuse face à la montée des mangas et aux mutations du marché qui s’annoncent. Ils savent que ces mutations auront un impact direct sur leur métier.
Un malaise sociétal
Comment ne pas mettre en parallèle les préoccupations de ce métier avec le sujet qui agite aujourd’hui l’opinion française, le fameux « CPE » où l’employeur peut virer à tout moment son personnel ? Il ressemble à bien des égards au statut des auteurs de bande dessinée qui, eux aussi, peuvent être virés à tout moment par leur éditeur. On comprend dès lors que leurs inquiétudes sont de saison. Si le futur de ce marché, forçons le trait, est à la publication de mangas, auront-ils encore du travail demain ? Que font leurs éditeurs, des groupes de plus en plus puissants, pour assurer ce lendemain ? Les auteurs seront-ils intégrés dans cette stratégie ? Ces questions sont laissées, de la part de Média comme des autres éditeurs, sans réponse. Il a fallu attendre la lettre de Claude de Saint-Vincent de lundi pour qu’il exprime sa préoccupation devant un marché qui est, selon lui, en recul « pour la première fois depuis 12 ans ». On comprend que les auteurs tiennent à s’inviter au débat.
Dans le contexte de la mondialisation, le réflexe est de se mobiliser autour des valeurs communes de son groupe, qu’il soit familial, sociétal ou communautaire. Cela, il est possible qu’avec Dupuis, le groupe Média l’ait un peu perdu de vue.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Le communiqué de Claude de Saint-Vincent
En médaillon et ci-dessous. Dessin de Salma - Dupuis.com