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François Bourgeon : "Chaque auteur est un vampire"

Par Charles-Louis Detournay le 23 février 2007                      Lien  
Le trop rare auteur du {Cycle de Cyann} et des {Passagers du Vent}, nous livre quelques clés de son dernier album {Les Couleurs de Marcade}. Coups de projecteur également sur le cinquième et dernier album de cette série, ainsi que sur un nouveau projet historique en un seul album, qui devrait sortir "sous peu" en librairie.

Après Olh, Ilo, et Aldaal, vous abordez un nouveau style de société sur Marcade, l’ultra-capitalisme. Est-ce une alerte aux dérives de notre monde ?

Nous n’avons pas la prétention d’adresser des messages. Le Cycle de Cyann est une fiction, emplie d’aventures divertissantes. Les thèmes abordés ressortent des préoccupations et des angoisses de notre époque, car comme nous sommes à un moment charnière de notre histoire, comme à la fin du Moyen-Âge où Mariotte évolue [1]. Beaucoup de choix se posent à l’Homme, et Marcade peut être vue comme un de nos futurs hypothétiques.

N’y-t-il pas une volonté de dénoncer les abus dont vous auriez été victimes [2] ?

Nous avons de fait souffert de l’attitude d’une société d’édition par rapport au travail des auteurs, mais cet album n’est pas un règlement de compte. Un auteur est un vampire : on est influencé par la musique, la littérature, l’actualité et les relations humaines... Le processus créatif se nourrit de tout cela, et dégage alors des thèmes susceptibles d’être abordés, mais sans message particulier. La société de Marcade est une dérive possible de notre monde, et nous voulions étudier jusqu’où le comportement humain pouvait mener.

Alors qu’habituellement, vous développez en profondeur les particularités des mondes traversés, vous avez laissé ici pas mal de questions sans réponse ?

Quelques d’éléments restent en effet nébuleux, dont justement la brume qui recouvre Marcade. Nous avons voulu traduire les habitudes qu’on peut prendre à côtoyer le danger sans même plus l’apercevoir. Comme le masque dont s’affuble les Marcanèdes, échappant ainsi à l’atmosphère ambiante pour s’isoler dans un monde choisi, la ville s’est établie au-dessus de dangereux nuages, par-delà lesquels ne se risquent que ceux qui ont tout perdu. Cette brume représente symboliquement les dangers qui pourraient subvenir. De fait, le masque, comme les nuages, cache la vue, mais ne crée pas d’impunités physiques, c’est donc un « faux-fuyant ».

François Bourgeon : "Chaque auteur est un vampire"
Marcade
©Bourgeon/Lacroix/Vent d’Ouest

Votre éclairage sur cette brume, c’est l’arbre qui cache la forêt ?

Une partie des questions que se pose le lecteur pourrait se résoudre dans le 5ème et dernier tome du Cycle. L’histoire dans sa globalité était écrite depuis le début et, concernant cet ultime épisode, le scénario de base est déjà rédigé. Beaucoup de réponses y seront dévoilées, dont certaines qui devraient surprendre le lecteur car on abordera des thèmes sous de nouvelles perspectives. Une relecture des tomes précédents mettra alors tout cela en lumière.

Nous voulions que Cyann continue a s’interroger sur la place de sa famille au sein des grandes compagnies, sur l’étendue, les origines, et les buts du réseau de téléportation du Grand Orbe : pourquoi la MCU ne peut-elle plus faire voyager de personnes, mais continue-t-elle à maintenir des planètes sous esclavage pour s’approvisionner des denrées rares ? Parfois, certaines personnes préfèrent vivre avec des œillères : par peur de les ôter, par prudence ou par indifférence … Mais Cyann n’est pas de ceux-là !

En basant les couleurs de Marcade sur deux planètes au lieu d’une, comme habituellement, vous avez nettement privilégié l’action ?

L’histoire s’accélère en s’approchant de sa conclusion, il faut tenir le lecteur en haleine, quitte à faire l’impasse sur quelques explications géologiques ou architecturales. D’ailleurs, si nous voulions décrire l’ensemble des mondes traversés par Cyann, cela prendrait plusieurs encyclopédies. Nous avons donc réalisé des choix dans nos explications. D’ailleurs, c’est le même processus qui se déroule quand on visite un pays étranger, certaines réponses nous sont données, tandis que d’autres éléments gardent leur part de mystère. On ne peut pas tout appréhender d’un coup d’œil, il faut se laisser imprégner du lieu. C’est aussi une façon de titiller le lecteur : en se questionnant, il reste moteur de l’histoire, sans avaler tout cru ce qu’on lui sert, passivement.

Votre héroïne a également beaucoup évolué depuis le début du cycle ?

Dans le premier tome, Cyann était vindicative et arrogante : les travers d’une gosse de riche. Elle prend ensuite ces responsabilités sur Ilo. Puis, déboussolée lors de son arrivée sur Aldaal, elle s’humanise. Enfin, à Marcade, l’égoïsme de la population la dégoûte, tout en la renvoyant à ce qu’elle était, il y a encore peu de temps. Cette évolution était dans le cahier des charges dès le départ, je voulais partir d’un personnage presque antipathique, pour le rendre in fine sympathique au lecteur. Telle qu’elle était dans la Source et la sonde, je ne pense pas que le public aurait pu la supporter longtemps, mais dans la Clé des Confins, le destin tragique de ses parents lui donne des circonstances atténuantes. Son enfance perturbée l’a fragilisée, et elle s’était forgée une carapace, en développant ses excentricités. D’ailleurs en prenant la mouche sur l’ancienne vision d’elle-même, elle abandonne ce masque pour se raccrocher aux rares moments heureux de son enfance où elle était vraiment authentique.

Rare instant magique, sur Ilo
©Bourgeon/Lacroix/Casterman

Mise à nue par les dangers qu’elle affronte, elle se méfie pourtant de l’inspecteur marcanède, alors qu’elle se confie facilement à la fin de l’album …

Akhmar, trop gentil pour être honnête, tente de la séduire afin de découvrir ses secrets, et c’est pour cela que Cyann s’en détourne. Nous apprendrons plus tard si elle a eu raison. Lorsqu’elle se confie à Pitaine, elle se retrouve dans un monde fermé, où la végétation confère un aspect accueillant, et où les habitants débonnaires la mettent en confiance. Cyann est avant tout instinctive, et comme elle a besoin de s’épancher pour se ressourcer, elle fait confiance à cet étrange commandant.

L’assassin d’Azurée, Eni Bolgome, était déjà présenté dans la Clé des Confins, y a-t-il d’autres liens à venir avec ce premier hors-série ?

Comme le scénario général est déjà écrit, on a pu glisser dans cet album à part, quelques réponses et quelques points importants, qui parfois ne trouvent leur utilité que dans les albums parus chronologiquement après. Ce terroriste a d’ailleurs une place très importante dans l’histoire de la planète natale de Cyann, Olh, mais de nouveau, cela ne sera dévoilé que plus tard.

Aïeïa d’Aldaal
©Bourgeon/Lacroix/Vent d’Ouest

Comment avez-vous développé ce monde de Marcade ?

Claude Lacroix avait fait beaucoup de crayonnés, de recherches, et de maquettes rudimentaires pour représenter cette ville, qu’on avait définie ensemble et qui s’étend sur des milliers de kilomètres. Elle est construite sur le schéma d’autoroutes, s’allongeant en tous sens, parfois se croisant en ces fameux nodes, où souvent des bâtiments importants sont érigés. Les piliers qui soutiennent cette "ville" s’enfoncent sur le sol aux rares points d’appuis possibles, tels les pilotis d’une cité lacustre.

Ces éléments pourraient-ils se trouver en un futur second hors série ?

La Clé des Confins était un album prévu dès le début, nous avions exploité un aspect narratif pour éviter l’unique exploitation de détails techniques, c’est ce qui, selon nous, en faisait son intérêt. Pour l’instant, nous n’envisageons pas l’opportunité d’un second tome de ce style, mais nous statuerons après la sortie du 5° album.

Une part de mystère ...
© Laurent Mélikian

Comment avance ce prochain tome ?

Nous avons donc déjà le scénario de base, et je suis en train de réaliser les mises en situation, le découpage, et les dialogues. Claude et moi allons alors rediscuter de l’ensemble avant que je mette à dessiner. Mais il faudra que le lecteur s’arme de sa patience coutumière, car les couleurs de Marcade était un album beaucoup plus avancé que cela lorsque nous avions sorti Aïeïa d’Aldaal. D’ailleurs, avant ce 5ème tome, je publierai dans un an ou deux un gros opus historique. C’est un projet que j’avais en tête depuis longtemps, et auquel j’ai travaillé pendant la "pause" de Cyann. Le cadre sera historique, composé d’un nombre assez conséquent de pages.

Est-ce que ce nouvel album pourrait avoir un rapport avec les Passagers du Vent [3] ?

Non, pas vraiment, …Mais votre indicateur de conversation vient de passer au noir [4], votre crédit est épuisé, nous reprendrons notre discussion lorsque vous serez de nouveau en fonds … (Rires)

Masques et maquillages marcanèdes
©Bourgeon/Lacroix/Vent d’Ouest

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Lire la chronique de l’album.

Photos de François Bourgeon : © Laurent Mélikian

[1Mariotte est l’héroïne des Compagnons du Crépuscule, saga de trois épisodes parus chez Casterman.

[2Claude Lacroix et François Bourgeon, créateurs de Cyann, ont été opposés à Casterman dans un procès assez difficile. Plus d’informations dans notre dossier à propos de cette affaire.

[3Cette série phare, des années 80, comprend cinq tomes publiés aux éditions Casterman

[4Lire la chronique des Couleurs de Marcade

Glénat ✏️ François Bourgeon
 
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