Parmi les « classiques » dont les cycles se sont achevés en 2022, trois ont marqué leur époque : Les Passagers du vent de François Bourgeon, une série entamée en 1979 à l’assise documentaire impressionnante et aux héroïnes attachantes et fortes couvrant deux siècles d’histoire sociale et coloniale en neuf volumes ; Mattéo de Jean-Pierre Gibrat, un récit en six volumes débuté en 2008, qui démarre en 1914 sur le front de la Somme et qui s’achève en mai 1940, réflexion sur une époque qui a accouché, sur le terreau de l’anarchie, de deux des tropismes politiques majeurs du XXe siècle : le communisme et le fascisme ; enfin, L’Arabe du Futur de Riad Sattouf, apparu en librairie en 2014, moins réaliste, davantage introspectif, qui apparaît comme une sorte de psychanalyse de l’époque contemporaine.
D’où venons-nous ? Quels sont les fondements de notre humanité, de notre modernité, de notre rapport au monde ? C’est à ces questions que répondent ces trois auteurs dont aucun n’est jusqu’ici Grand Prix d’Angoulême, même s’ils ont chacun été plusieurs fois primés.
La bande dessinée au service de l’Histoire
Les historiens de la BD un peu affutés sauront donner un sort favorable à François Bourgeon et à sa série Les Passagers du vent. Il a lancé le mouvement de la BD historique, alors fer de lance du jeune éditeur Jacques Glénat au tournant des années 1980. Il a fait entrer la bande dessinée adulte dans la grande distribution, sa série dépassant le cap du million d’exemplaires vendus au mitan de sa notoriété. Il porte enfin les valeurs de son époque : relecture humaniste des colonisations du XVIIIe et le XIXe siècle, déconstruction des matrices politiques qui ont structuré le XXe : anarchisme, communisme, capitalisme.
Une œuvre où l’on reconnaît les premiers discours en faveur de l’égalité homme-femme ou de conscience des enjeux écologiques… C’est une BD qui reste cependant marquée par son époque, encore engoncée dans le récit d’aventure classique franco-belge avec ses marqueurs commerciaux obligés (le chemisier mouillé de la première couverture…) mais qui n’a jamais concédé à la facilité. L’intégrité et la sincérité de Bourgeon, notamment dans le domaine de la défense du droit des auteurs, est totale.
Il y a aussi un vrai travail d’écriture dans cette série : un intérêt pour les peuples, leurs cultures et leur langue, une approche pointue et documentée des enjeux historiques et une conscience politique, marquée à gauche, quand cette notion avait encore un sens.
Il y a ensuite un dessin qui n’appartient à personne. Voici un auteur qui n’a pas eu le nez collé sur les planches d’Alex Raymond, de Milton Caniff, de Jacobs, de Jijé, de Giraud ou d’Hermann. Bourgeon fait du Bourgeon. C’est parfois laborieux, rarement esthétisant, mais toujours d’une grande intelligence et d’une grande probité.
Ses personnages sont touchants, entiers, humains ; comme ses décors minutieusement travaillés ; ses dialogues parfaitement en phase avec le sujet et surtout écrits dans une langue précise et documentée qui conserve ses archaïsmes comme un trésor national. Une série érudite, en résumé.
Exemple : dans le dernier album, on voit l’héroïne, Zabo, utiliser l’expression « tomber comme à Gravelotte ». On pourrait croire qu’elle est anachronique, issue par exemple de la Guerre de 1914. Eh bien, non, nous avons vérifié : l’expression date de 1870, lors de la guerre contre les Prussiens, contemporaine donc de cette histoire qui se passe après « l’année terrible » de la Commune. En clair, cette série qui se termine est un chef-d’œuvre de notre temps.
Ballotés par les guerres
Mattéo de Jean-Pierre Gibrat (Ed. Futuropolis) est cette autre série aux qualités remarquables qui court de 1914 à l’aube de la Seconde Guerre mondiale et qui offre une vision romantique des déchirures idéologiques du début du XXe siècle, éclairant au travers du moment-clé de la Guerre civile espagnole, la compréhension des enjeux de l’époque.
Écrite à hauteur de combattant : des jeunes gens qui se lancent dans la vie, une vie bien secouée d’ailleurs, cette BD met en situation les discours et les émotions qui traversent les acteurs d’une Histoire en train de s’écrire et qui se cristallise, dès avant la Seconde Guerre mondiale autour du combat entre le monde libre et des régimes autoritaires de plus en plus désinhibés et de plus en plus criminels. Un enjeu dont nous subissons encore les aléas de nos jours.
Certes, la série renvoie une vision de la guerre qui peut paraître idéalisée : les protagonistes, tous dans leur genre, sont complaisamment typés, tous très beaux, dans une sorte d’antithèse de la démarche d’un Tardi par exemple qui, à l’instar de l’écrivain Céline et de sa prose éructée, préfère évoquer le cloaque des combats. Gibrat a plutôt fait le choix de documenter la confrontation des idéaux, lesquels ne sauraient être représentés sans un brin de positivité, de romanesque. Ils sont le fait de jeunes gens projetés vers l’avenir qui ignorent le degré d’abomination des régimes qui œuvrent en coulisse, confortés dans leurs crimes une fois assurée leur victoire. C’est cette complexité, entre enthousiasme et désillusion, qui donne tout son prix à cette saga à nulle autre pareille, qui s’appuie en outre sur des témoignages et des travaux récents d’historiens de la période. Un autre chef d’œuvre.
Contradictions contemporaines
Nous sommes dans une toute autre atmosphère dans le roman graphique en six volumes L’Arabe du futur de Riad Sattouf (Ed. Allary). D’abord parce que nous entrons dans la période contemporaine : la France provinciale des années 1970-80, mais aussi le Moyen-Orient : la Libye, le Liban, la Syrie… Ensuite parce que nous sommes dans le domaine de l’autobiographie. Pas besoin d’une énorme documentation pour surdéterminer l’historicité du propos : les souvenirs de l’auteur suffisent.
Le trait, contrairement aux deux précédents, est schématique et humoristique façon Peanuts, loin des canons de la bande dessinée franco-belge. Dans une bichromie qui varie selon les périodes et les lieux concernés, le dessin est sans esbrouffe et va à l’essentiel. Le talent de Sattouf n’est pas (seulement) dans cette formidable capacité de synthèse, dans ce « dessin-écriture » revendiqué par son « mentor » Émille Bravo : il est dans sa formidable qualité d’observation des comportements et des émotions qu’il arrive à caractériser de façon exceptionnelle.
La figure du père, par exemple, engoncé dans ses contradictions et de plus en plus vindicatif à mesure que les parents du jeune Riad se séparent (il va jusqu’à enlever son plus jeune fils pour l’emmener en Syrie) met le drame familial au premier plan projetant cette histoire dans l’actualité la plus récente : celle de la guerre civile en Syrie.
Là est le lien avec les deux précédents corpus : L’Arabe du futur confronte la civilisation occidentale, ses valeurs, sa vision du monde et ses convictions avec celle de peuples qui ont leur propre romantisme. « L’arabe du futur » dont rêve le père de l’auteur, Abdel-Rasek, un prof d’histoire nationaliste panarabiste émigré en France, est celui d’un socialisme prôné par des dictateurs qui ont laissé des traces, souvent sanglantes, dans l’Histoire : Nasser, Saddam Hussein, Mouammar Kadhafi, Hafez el-Assad…
La différence, c’est que ce romantisme nationaliste a directement impacté sur la vie de l’auteur qui a dû vivre entre ce père absent, mais toujours présent dans l’esprit, et une mère déprimée par l’enlèvement de son fils, un frère avec lequel Riad communique par internet et qui s’avère être complètement du côté de son paternel, pleinement syrien.
Déchiré entre ces contradictions, complexé et peu sûr de lui, s’interrogeant sur sa vocation -la bande dessinée- dont les perspectives ne sont pas évidentes, Riad Sattouf offre de lui-même le portrait profondément humain d’un créateur en devenir. Là encore, la complexité du propos, l’empathie, y compris pour un père qui a fait souffrir sa famille, constitue un champ de réflexion absolument inoubliable.
Ces trois œuvres témoignent, n’en déplaisent aux grincheux, de l’âge d’or de la bande dessinée que nous vivons depuis trente ans en dépit de l’insolent succès des mangas. Trois œuvres et autant de raison d’aimer la bande dessinée.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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