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François Bourgeon, auteur d’avenir

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 15 septembre 2014                      Lien  
Il avait fait un énorme succès dans les années 1980 (plus d'un million d'exemplaires vendus pour chaque titre) avec "Les Passagers du vent", une référence dans le domaine de la bande dessinée historique. Mais il n'y a pas que le passé qui intéresse Bourgeon, le futur aussi : avec son complice Claude Lacroix, il vient d'achever son "Odyssée de l'espace" après six volumes, vingt -quatre ans de travail et de nombreuses péripéties.
François Bourgeon, auteur d'avenir
(c) Bourgeon / Lacroix / Delcourt

Début des années 1980, le torchon brûle entre François Bourgeon et les éditions Glénat qui, pourtant, ont lancé le dessinateur français, portant sa série Les Passagers du vent au statut de best-seller avec un million d’exemplaires vendus au titre et 18 traductions dans le monde. Une histoire de mauvais comptes qui se traduit par un procès que l’éditeur de Grenoble va finir par perdre.

En 1983, Bourgeon confie sa série à Casterman, un éditeur qui vient alors de lancer la revue (A Suivre) et qui affiche ses ambitions. Mais en raison du procès avec Glénat, sa série-vedette est en suspens. Le temps que l’affaire se décante, il crée la série Les Compagnons du Crépuscule se déroulant au Moyen-Âge (trois albums) et la série de science-fiction Cyann, avec son complice Claude Lacroix, un scénariste "propédeutique" qui l’aide à accoucher de ses propres idées.

La série était prévue pour deux volumes mais comme nos deux complices s’amusaient, ils ont continué. Ce qui devait être une parenthèse devint un chapitre. Ce qui devait durer une poignée de mois, s’étala sur 24 années. Il faut dire qu’entre-temps, Casterman s’est fait racheter par le groupe Flammarion (lequel est racheté ensuite par le groupe Rizzoli). (A Suivre) a été arrêté et la direction éditoriale de Casterman a été changée...

Bourgeon, en irréductible Gaulois (il vit en Bretagne, en fait), se souvenant de son procès avec Glénat, avait imposé à Casterman des conditions drastiques en ce qui concerne la relation de travail. Il décide de quitter Casterman pour s’en retourner... chez Glénat, ou plus exactement sa filiale Vents d’Ouest, rassuré par ses bonnes relations entre les directeurs éditoriaux de l’époque Dominique Burdot et Laurent Muller.

François Bourgeon en juin 2014
Photo : D. Pasamonik (L’Agence BD)

Mais, fin 2007, ces derniers quittent bientôt Glénat pour fonder leur propre maison d’édition : 12bis. Bourgeon les suit. Avec à la clé un nouveau Passagers du vent, une sorte de spin off intitulée La Petite-Fille Bois-Caïman, et un nouveau Cyann comme moteurs de leur catalogue, la jeune maison d’édition réédite l’ensemble des œuvres de Bourgeon.

Mais cela ne suffit pas pour faire tourner un label de nos jours : après six ans d’exploitation, au printemps 2014, la société 12bis fait faillite. De cette expérience, Bourgeon ne ressort spécialement amer. C’est un volontariste. Il a joué, il a perdu. Et il n’a pas tout perdu, cette expérience l’a même renforcé dans ses convictions : "Les actionnaires veulent tout de suite leur argent, ils ne veulent pas investir pour l’avenir, pour les générations futures. Est-ce que c’est intéressant de vivre comme cela ? Pour certains, oui ; pour moi, non. Je pense que dans une vie d’homme, on est loin de gagner tous les combats qu’on mène, l’important, c’est de les mener, sachant très bien que, dès que l’on marche contre le courant, dès que l’on est fatigués, qu’on arrête de nager, on reperd du terrain. Amasser de l’argent, si l’on en fait quelque chose, c’est bien. Mais pour amasser encore plus d’argent... Certains ont tellement d’argent que si on leur enlevait les 9/10ème, ils ne s’en rendraient pas compte dans leur vie courante, ni eux, ni leur entourage."

Nouvelles perspectives éditoriales

Habile, Glénat rachète les actifs de la maison auprès du Tribunal de Commerce de Paris. Sauf Bourgeon !, qui, une fois de plus a repris ses droits et a apporté son œuvre à un nouvel éditeur : les éditions Delcourt. Le choix est judicieux : Delcourt est le premier éditeur de bande dessinée de SF en France (Star Wars, Walking Dead, Sillage...) et dispose de l’une des meilleures équipes commerciales du pays.

Et puis, notre auteur se trouve face à une boîte (encore) de taille humaine appartenant à un pure player, pas à un groupe. Il peut se frotter à de nouvelles pratiques, de nouvelles techniques : "Ce qui a changé dans les méthodes de travail, mais cela fait déjà un petit temps, c’est l’informatique, Photoshop... On peut être plus pointu, plus exigeant, rectifier des petites choses, c’est intéressant. C’est aussi tout l’environnement commercial, celui de la librairie, du nombre d’ouvrages qui paraissent qui est un problème, pour les mauvais auteurs comme pour les bons. Il faudrait que ça se calme un peu. Je suis quelqu’un de très attaché à ma liberté. Dans le passé, certains éditeurs ne l’avaient pas compris. Je pense qu’il faut travailler dans un climat de confiance de part et d’autre, tout le temps. L’avis d’un éditeur est toujours important. ils ne sont pas idiots, ni inutilement interventionnistes. J’ai vu des auteurs catastrophés parce que des commerciaux leurs demandaient plusieurs fois de changer leur couverture... Ce n’est pas un truc à option, un auteur. On peut lui parler en amont, mais il faut quand même lui laisser ses prérogatives. On me donne des avis, je suis toujours pour la discussion ; Mais ensuite, j’en tiens compte ou pas. Ce que j’aimais dans la presse, c’était le contact avec tout le monde : les rédacteurs et les auteurs, tout. Dans une maison d’édition où moins de choses sont sous-traitées, on a peut être plus de chance de pouvoir accéder à tous les degrés : la fabrication, la distribution, la promotion, de la presse, confronter les idées. J’aime ce côté travail d’équipe."

(c) Bourgeon / Lacroix / Delcourt
(c) Bourgeon / Lacroix / Delcourt

Fin de cycle

Le Cycle de Cyann peut enfin s’achever. Bourgeon et Lacroix bouclent le cycle, répondent aux questions en suspend, expliquent ce qui n’a pas été expliqué, offrent une belle machine rationnelle qui élabore une réflexion inquiète et pragmatique sur la marche du monde. Ce qui permet de formuler des utopies, avec d’autres populations humanoïdes : " Ils sont sur une planète où il y avait une autre population humanoïde différente, les Nerbeux, qui étaient comme le sont les humains : envieux, querelleurs, comme ces primates qui survivent encore à l’heure actuelle. Eux ont disparu et, pour une fois, ils ont laissé place à des gens pleins de fantaisie, qui se contentent de ce qu’ils ont : de faire de la bonne cuisine, de danser, de chanter, d’admirer de beaux couchers de soleil, de vivre entre eux, tout simplement, d’avoir les meilleurs rapports possibles avec le reste de la planète. C’est utopique, mais pourquoi pas ? On a récemment découvert que l’Homme de Neandertal que l’on pensait être un rameau aberrant de l’espèce humaine était notre ancêtre et qu’il a finalement disparu. Il y a l’hypothèse que c’était une espèce plus douce que la nôtre et qu’elle s’est fait exterminer. J’ai eu envie de donner la chance à une espèce comme celle-là !

La vérité est un choix que l’on fait, une version que l’on garde. Dans "La Petite Fille Bois-Caïman", Isa se dit qu’il y a deux possibilités pour sa petite-fille : elle peut-être la mère des pères du viol collectif, mais aussi la mère issue de l’homme que j’ai aimé. Et elle fait le bon choix : elle donne une vraie existence à sa petite fille. Comme le choix doit être fait entre une vilaine histoire et une moins belle, c’est toujours la belle que l’on choisit comme la vérité. Toujours en faisant "La Petite Fille Bois-Caïman", j’avais rencontré une dame qui était la descendante du gouverneur du Comptoir de Juda, Olivier de Montaguerre. Quand il vivait au Dahomey, il partageait sa vie avec Sophie, une mulâtre dont il a eu trois enfants dont deux ont laissé une descendance. Je n’avais aucune représentation d’Olivier de Montaguerre. Je lui ai demandé si elle en avait une. Elle répond : - Non, non, j’ai pris le portrait que vous en avez fait dans "Les Passagers du vent". Elle a gardé ce portrait comme "la belle histoire"..."

Un narrateur avant tout

Bourgeon reste rêveur, mais déterminé : pas question de se laisser avoir par le système. L’évolution consumériste de la bande dessinée, comme le phénomène des galeries d’originaux de bande dessinée et des chiffres records dans les ventes publiques, il n’en a cure : " Pour ce qui concerne le phénomène des galeries et des ventes publiques, j’ai un point de vue parfaitement atypique que je n’essaie d’imposer à personne, mais auquel je tiens. Moi, je fais de la narration. J’ai déjà travaillé pour des galeries : j’ai produit des estampes et des affiches originales, donc des reproductions. Il y a des auteurs qui font des originaux destinés à la galerie. La planche de BD n’est pas destinée à la galerie. J’ai commencé à travailler dans la presse. J’en ai gardé des veilles habitudes : on se disait, en travaillant pour la presse, qu’on pourra un jour faire des albums avec nos planches. On a eu raison de les garder, parce que le jour où on a voulu faire des albums, si on les avait dispersées, on aurait eu beaucoup de mal à les reconstituer. Entretemps, il y a eu les changements d’éditeurs, les scanners, l’Internet... Qu’a-t-on pu récupérer des films des anciens éditeurs, grattés, recollés avec des bouts de scotchs, retouchés à partir d’echtachromes eux-mêmes traficotés avec les bricolages de l’époque ? Heureusement, on a les originaux qui nous permettent de récupérer tout, éventuellement de réintervenir sur le dessin si l’on en a envie, de changer le lettrage plus facilement si, à un moment, on s’aperçoit qu’il n’est plus trop lisible. Dans cet album, mon lettrage est semi-informatique : il est numérisé mais j’interviens dessus. Je ne fais plus le texte à la main comme je le faisais, simplement parce que je gagne un temps fou !

Le problème devient autre : il y a une spéculation sur les originaux qui durera ce qu’elle durera. Je ne lui donne pas un siècle, sauf pour de très rares choses. Je pense qu’aucun original du “Sapeur Camember” [1], s’il existe encore, ne vaudra le prix de certains auteurs contemporains qu’on aura oubliés à une époque où l’on parlera encore de Christophe. De toute façon, quels que soient les auteurs et la cote qu’ils ont actuellement, cela concerne quelques-unes de leurs planches. Il est inimaginable que l’ensemble de leurs œuvres puisse atteindre de tels prix ; par contre, il n’est pas inimaginable que l’ensemble de leurs œuvres soit évalué à ce prix-là par des gens qui voudront faire payer des droits de succession. Schuiten a vu les choses avant beaucoup de gens et je crois qu’il a raison. Beaucoup d’auteurs, comme dans l’écologie, devraient se préoccuper de leurs descendants. Le marché de l’art est ce qu’il est : idiot, aberrant, parfois juste. Mais là, j’ai l’impression que l’on est à côté de la plaque. Je me méfie de ce genre de marché. D’ailleurs, Je me suis engagé dans un acte notarié à ne pas vendre mes planches. Pour moi, et c’est peut-être pour cela que je réagis comme cela, la bande dessinée, c’est avant tout de la narration. Je suis avant tout un narrateur. "

Une belle planche de Bourgeon pour Cyann
(c) Bourgeon / Lacroix / Delcourt

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

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[1Célèbre bande dessinée de Christophe créée en 1890. NDLR.

Les Passagers du vent Le Cycle de Cyann ✏️ François Bourgeon
 
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2 Messages :
  • François Bourgeon, auteur d’avenir
    15 septembre 2014 10:31, par Norbert

    C’est toujours un vrai plaisir de retrouver François Bourgeon. J’apprécie autant l’auteur et son œuvre que l’homme et son discours. Il a un regard très lucide sur son métier et une vraie volonté de ne pas déroger à sa ligne de conduite. Sur le marché des originaux par exemple, il disait exactement la même chose il y a déjà plus de 30 ans. C’est réconfortant de voir quelqu’un qui sait où il va...
    Sinon, un détail : Bourgeon n’est pas breton comme vous l’indiquez dans l’article, il est né à Paris où il vécu plusieurs années avant de s’installer en Bretagne, pour devenir - il est vrai - plus breton que beaucoup d’autres...

    En tout cas merci François Bourgeon d’exister !

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    • Répondu par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 15 septembre 2014 à  11:04 :

      Sinon, un détail : Bourgeon n’est pas breton comme vous l’indiquez dans l’article, il est né à Paris où il vécu plusieurs années avant de s’installer en Bretagne, pour devenir - il est vrai - plus breton que beaucoup d’autres...

      Nous avons intégré cette précision. Merci.

      Répondre à ce message

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