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"L’Homme qui tua Chris Kyle" : le documentaire-BD 2.0

Par Charles-Louis Detournay le 30 mai 2020                      Lien  
Le nouvel ouvrage signé par Fabien Nury et Brüno est certainement l'un des albums franco-belges les plus attendus de ce déconfinement. Il propose une étonnante plongée dans l'Amérique profonde, avec ses valeurs... et ses travers.

Fabien Nury et Brüno. Rarement deux auteurs se sont aussi bien trouvés : une intelligence de la narration, une passion pour la culture américaine, l’ambition commune d’une mise en page servant le récit, visant une forme d’épure narrative, etc. Cette alchimie est démontrée dès leur première collaboration avec l’adaptation d’Atar Gull en 2011. Et s’est d’autant mieux révélée avec le premier tome de Tyler Cross paru en 2013 : l’adéquation entre le fond et la forme, le jeu des références cinématographiques américaines et le suspense mis en place ont très rapidement conquis le grand public. Deux autres tomes parus respectivement en 2015 et 2018 ont achevé d’instaurer le tandem comme une véritable référence du polar à l’américaine.

Une légende américaine

Du coup, après le hors-série intitulé Vintage et Badass, le cinéma de Tyler Cross venu ponctuer la fin de cette trilogie fin 2018, on attendait de pied ferme la nouvelle direction choisie par les auteurs. Certainement dans la lignée des références précédentes, mais différente de Tyler Cross ? Et en effet, malgré son titre référençant une nouvelle fois le cinéma US, L’Homme qui tua Chris Kyle s’en distancie nettement. Du moins, d’une certaine façon…

Certainement moins connu en Europe qu’aux États-Unis où il incarne l’image-même du héros américain, Chris Kyle est un ancien sniper des Navy Seals. En trois ans, il aurait abattu 255 personnes pendant la guerre en Irak, ce qui en fait le recordman de toute l’histoire de l’armée américaine. Blessé à plusieurs reprises, il a entre autres reçu cinq Bronze Star ainsi que deux Silver Star, les plus hautes distinctions militaires américaines.

De retour dans son Texas natal auprès de sa femme et de ses deux enfants, Chris a eu un peu de mal à se ré-acclimater à la vie civile : il aurait entre autres décidé d’aller tuer des pillards qui sévissaient après le passage de Katrina en 2010, ainsi que deux individus qui voulaient voler son pick-up. Une trentaine d’américains en tout. Il n’a pas été poursuivi...

"L'Homme qui tua Chris Kyle" : le documentaire-BD 2.0

Mais Chris a finalement repris le dessus : il cofonde et devient la figure médiatique d’une société de sécurité privée, dont il a lui-même rédigé le slogan « Contrairement à ce que ta maman t’a dit, la violence règle bien des problèmes ». Il écrit également son autobiographie American Sniper, qui devient un best-seller aux États-Unis. Hollywood en rachète les droits, et c’est Steven Spielberg qui est pressenti pour le réaliser. Finalement, il laisse la main à Clint Eastwood qui effectue ainsi le meilleur film de sa carrière en termes d’entrées sur le sol américain. Le long métrage rapporta dix fois sa mise, dépassant Il faut sauver le soldat Ryan sur le sol US, devenant ainsi le plus gros succès national pour un film de guerre.

Pourtant, Chris Kyle disait ne pas être intéressé par la gloire. Il préfère dédier sa vie de civil à aider ses anciens camarades de combats marqués tant physiquement que mentalement par la guerre. Sa méthode est particulière : il les invite à tirer à l’arme automatique sur des cibles en carton. « Le truc, c’est de réveiller leur esprit guerrier », explique l’ancien sniper aux médias. Et sa femme de renchérir : « Dans sa vie, Chris a trouvé un nouvel usage aux armes : soigner. »

Et c’est d’ailleurs ce que Chris et son ami Chad sont partis faire ce 2 février 2013 : prendre un ancien Marine avec eux, Eddie Ray Routh, qui souffre de stress post-traumatique, pour aller vider quelques chargeurs sur leur stand de tir d’un hôtel texan de luxe. La routine pour les deux amis. Ce qu’ils n’avaient pas prévu, c’est que le jeune Eddie retournerait ses armes contre eux...

Un documentaire BD basé uniquement sur des faits authentiques

Profiter de la mort de son mari pour faire de l’argent, semble mieux accepté aux USA qu’en Europe.

Si ce n’est pas la première fois que Fabien Nury s’inspire des faits réels pour les traduire en bande dessinée (La Mort de Staline, Katanga, Mort au Tsar, Il était une fois en France, …), il dépasse ici volontairement ce stade en choisissant de réaliser un véritable documentaire.

La totalité des phylactères de l’imposant ouvrage (160 pages) sont de véritables paroles portées par les différents protagonistes, issues d’interviews, d’enregistrements, de comptes rendus, etc. Même la grande majorité des récitatifs reste étonnamment factuelle. Une neutralité volontaire : les auteurs ont fait le choix de raconter une histoire qui a véritablement bouleversé l’opinion américaine. Au lecteur de se faire sa propre opinion face aux faits, causes et conséquences de ces meurtres.

Fabien Nury explique que le film de Clint Eastwood sorti en France début 2015 a été le point de départ de l’album : «  Je ne vais pas voir [le film], mais, comme ce que fait Eastwood m’intrigue toujours, je me documente sur cette histoire. Elle est fascinante. Moi qui adore les westerns, j’y vois un démarquage de grands films […], c’est-à-dire l’histoire d’un héros légendaire tué par un type banal. »

Fabien Nury
Photo : Dargaud / Cécile Gabriel

« En novembre 2016, Trump est élu, et je repense à ce fait-divers tragique. Je me replonge dans cette histoire et je me rends compte que le film d’Eastwood s’imbrique dans le fait-divers, comme s’il y avait l’événement lui-même et le commentaire de l’événement par le cinéma. [...] J’essaie de comprendre ce qui me fait peur dans l’Amérique contemporaine. Je l’aime, mais elle m’inquiète. Cette lente dérive, de la démocratie vers une ploutocratie fascisante… Aux USA, Chris Kyle est un héros inattaquable. En Europe, il fait plutôt peur. Pourquoi ? [...] J’en parle à Brüno, l’idée l’intéresse, c’est parti ! »

Une nouvelle étape dans le docu-BD

Si Étienne Davodeau reste l’un des précurseurs du genre depuis vingt ans, le documentaire en bande dessinée sera également marqué par cet ouvrage qui utilise des codes innovants. L’expérience cinématographique et télévisuelle de Fabien Nury, scénariste et réalisateur pour le cinéma et la télévision, se ressent fortement dans son travail.

Brüno
Photo : CL Detournay

Ainsi, les auteurs ont choisi d’adopter un séquençage très proche d’un docu-TV. Chaque chapitre est introduit par une citation tiré d’un film de Clint Eastwood, et présente les faits, soit sous la forme d’images commentées, soit d’extraits d’interviews ou d’émissions TV. On est marqué par le soin apporté par le dessinateur pour restituer les images des caméras embarquées des policiers, celles de vidéos de sécurité ou les images des spots publicitaires des marchands d’armes. Son travail sur l’image pour la rendre à la fois crédible, narrative et symbolique est magistral. « Je me suis contraint à rester le plus sec et le plus objectif possible, sans dramatiser à outrance, explique Brüno. D’autant que les dessins viennent pour beaucoup d’images réelles, comme des photos ou des vidéos. Pour l’interrogatoire filmé [du meurtrier], j’ai respecté l’angle de caméra. Ce qui a changé, c’est que j’ai travaillé dessin par dessin et non plus par page, comme dans une histoire inventée. C’est la juxtaposition de deux cases qui fabrique le sens du récit. Cette façon de faire offre plus de liberté. Les informations venant de différentes sources, mon travail a consisté à rendre cohérentes des images hétéroclites. »

À la lecture de L’Homme qui tua Chris Kyle, on est frappé par la masse d’informations prodiguées et par la fluidité qui se dégage du livre. Ce paradoxe tient avant tout au graphisme de Brüno, à la fois simple et évocateur. On ressent aussi comment les deux auteurs ont réfléchi leur mise en page pour la rendre efficace et rythmer le livre. Le chapitrage, mais également les répétitions de mêmes cases, que cela soit en continu pour une interview, ou à plusieurs endroits du livre, participent activement à ce résultat. Le regard n’est pas distrait par un dessin dont on a compris le senst. La mise en page, très soignée, joue aussi sur les symboles, comme la présentation des biographies des protagonistes ou les tableaux de chasse des personnes abattues.

« Si on regarde attentivement la façon dont est construit l’album, détaille le dessinateur, on s’aperçoit que tous les rapports images-textes possibles sont mis en scène, une façon pour moi de rythmer le récit. La bande dessinée documentaire a parfois tendance à travailler le texte de la même manière. Nous avons voulu utiliser tout ce que le genre pouvait nous offrir : le texte dans les images, des dialogues hors des cases ou dans les cases, le texte en colonne en parallèle des dessins, etc. Un travail qui permet à la fois de coller à la réalité, mais aussi de travailler avec une grande liberté artistique. »

Une sortie bouleversée

L’édition limitée en noir et blanc

Comme cela avait été le cas pour les trois Tyler Cross, Dargaud a réalisé un tirage limité en noir et blanc précédant la sortie de l’album dans sa forme régulière. Prévu pour le 15 mars 2020, cette sortie est tombée au tout début du confinement. Rares sont donc les librairies à l’avoir reçu. Et l’on a pu voir quelques exemplaires s’envoler sur des sites de vente aux enchères en ligne au mois d’avril.

L’édition couleur

Ce tirage limité à 4000 exemplaires ayant maintenant bien été distribué aux libraires depuis le 15 mai (la date change en fonction des pays), les lecteurs devraient donc pouvoir bénéficier de cette édition qui contient en supplément un dossier de 16 pages en fin d’album avec interview des auteurs, leurs recherches graphiques et deux « planches non retenues lors du montage final ». (Remarquez les termes utilisés, qui démontrent bien la méthode de travail et l’objectif des auteurs). Pour la petite histoire, Fabien Nury apparaît dans l’une de ces deux planches, rappelé à l’ordre par Chris Kyle lui-même.

Quant à l’édition courante en couleurs qui devait paraître pour le mois d’avril, elle a finalement été décalée au 29 mai, constituant l’une des premières sorties post-confinement de Dargaud. Un bon choix tactique de l’éditeur car les libraires qui commencent seulement à installer les premiers offices attendent déjà une belle avalanche de sorties pour le mois de juin.

« Ce livre est quelque chose de nouveau pour nous. Comme on voulait changer de résultat, on a changé de méthode. Il s’agissait de faire un documentaire. Les documentaires n’ont pas de scénario. » Il ne faut pas s’attendre à un violent réquisitoire contre les armes. Il fait un portrait édifiant du conservatisme américain qui a certainement contribué à mener Trump à la Maison Blanche.

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782205084672

L’Homme qui tua Chris Kyle - Par Fabien Nury, Brüno et Laurence Croix - Dargaud.

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Des mêmes auteurs en commun et toujours chez Dargaud, lire nos précédents articles :
- Vintage et Badass, le cinéma de Tyler Cross
- l’interview de Fabien Nury à propos de Tyler Cross T3
- la chronique du Tyler Cross T2 et l’interview de Brüno à ce propos : Tyler Cross frappe encore.
- la chronique de Tyler Cross T1 et l’interview de Brüno à propos du ce premier tome : « "Tyler Cross" est à mi-chemin entre le roman noir et le western »
- « Tyler Cross » remporte le 10e Prix de la BD du Point
- Fabien Nury 1/2 : « Pour moi, le seul barème de la réussite est le plaisir de lecture, l’émotion ressentie. »
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- Atar Gull ou le destin d’un esclave modèle - Par Fabien Nury (d’après Eugène Sue) et Brüno - Ed. Dargaud

Tous les visuels sont © Nury - Brüno, Dargaud 2020.

 
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