La Distinction - Par Tiphaine Rivière (librement inspiré de Pierre Bourdieu) - Ed. Delcourt

C’est le rêve de tout enseignant : obtenir une réaction chez leurs élèves, voire susciter chez eux une vocation. À ce titre, les professeurs de sciences économiques et sociales ont peut-être davantage de possibilités de titiller la curiosité de leur public, dans la mesure où leur enseignement met au jour des faits très concrets et familiers.

Mais ce n’est pas parce qu’ils sont familiers qu’ils sont pour autant connus et conscients : ils sont là, mais tellement intériorisés et "naturalisés" qu’on en vient à ne pas questionner leur origine. En l’occurrence, les différences sociales sont de ces phénomènes qu’il est facile de mettre sur le compte de la fatalité ou de la seule volonté individuelle : il y aurait les "méritants" d’un côté et, de l’autre, "les assistés", les "fainéants" ou autres "derniers de cordée" qui ne parviennent même pas à traverser la rue. La sociologie s’attache à dévoiler ces processus sociaux qui ne doivent rien au hasard. En son sein, son plus éminent représentant, Pierre Bourdieu a publié La Distinction, critique sociale du jugement (1979), une étude parmi les plus importants du XXe siècle. C’est à partir de cet ouvrage que Michel, vite surnommé "Kékette" par ses élèves, construit son cours.

« Savez-vous qu’il y a différentes classes sociales ? Quelle est la différence selon vous entre un grand bourgeois et un membre des classes populaires ? » leur demande-t-il. Pour les ados, aucun doute : ce qui distingue, c’est l’argent ! Mais la sociologie se méfie des réponses spontanées. Ne moque-t-on pas les "nouveaux riches", ceux qui ont des codes sociaux qui ne semblent pas adaptés à l’univers économique auquel ils ont accédé ? Alors c’est que tout n’est pas (que) question d’argent.

À travers ces questions, on interroge la façons dont les goûts, les pensées, les désirs ou encore les aspirations se forment et sont perçues comme naturelles. Pour éveiller ses élèves, Michel leur lit des extraits d’entretiens qu’il a réalisés au sein de différentes classes sociales. À travers quelques exemples parlants, il parvient progressivement à réveiller chez eux une curiosité qui les pousse à s’interroger sur eux-mêmes et leur entourage, sur leurs goûts (et leurs dégoûts !), et sur le poids des déterminismes sociaux.

Après avoir évoqué la bêtise, Tiphaine Rivière revient à ses premières amours, en illustrant une thématique indémodable des recherches et des étudiants en sciences sociales. Avec sérieux mais aussi humour, elle parvient à vulgariser l’œuvre de Pierre Bourdieu (très à la mode après l’enquête sur sa jeunesse algérienne par Pascal Glénot) sans perdre la force de la démonstration du sociologue.

L’ouvrage est volumineux (270 pages), reproduit des extraits du livre de Pierre Bourdieu, mais n’est pas encombré par trop d’écrits qui pourraient rebuter celles et ceux qui ne se sentent pas l’âme d’un sociologue en herbe. Au contraire, l’autrice traite avec pédagogie cette problématique complexe, dans laquelle s’enchevêtrent différents dynamiques, mais à travers divers points du vue (le prof, les élèves, les enquêtés...) qui, chacun, apportent un éclairage pertinent sur la façon dont les individus justifient leurs goûts, leur position sociale, et l’assurance avec laquelle ils en parlent. Les discours sont de registres divers : factuel, analytique, ou parfois davantage centré sur des émotions. L’enchaînement entre les différents milieux qu’on traverse n’est pas toujours très fluide, mais si la volonté était précisément de souligner la coupure entre des mondes qui s’ignorent, alors c’est très réussi…

Loin d’une adaptation trop austère d’une œuvre volumineuse, Tiphaine Rivière actualise le sujet dans un décor contemporain, avec son habituel trait souple, en noir et blanc. Le cas de "Kékette" est particulièrement intéressant en ce qu’il est à la fois un messager (en tant qu’enseignant) et un individu qui, lui-même, est en quête de légitimité face à ses élèves. Sa prise de rôle est difficile car il n’a justement pas (tous) les codes, comme parler avec aisance devant un public, dont il aurait pu hériter de sa famille. Sa démarche qui consiste à tenter de sensibiliser ses élèves et de vouloir leur faire prendre conscience de leur position dans l’espace est d’ailleurs une forme de subversion propre à ceux qui n’ont pas vraiment d’intérêt à ce que l’ordre social se perpétue. Là où d’autres parlent avec une assurance tranquille laissant penser que tout leur est dû.

Cette immersion dans une enquête sociologique en train de se faire est un beau plaidoyer pour les sciences sociales, à une époque où elles sont régulièrement délégitimées. Ce livre rappelle que la sociologie repère des comportements qui se répètent, et montre que les individus ne se comportent pas de façon aléatoire, sans quoi aucune prétention scientifique ne serait possible. Quitte à mettre à mal certaines idéologies bien pratiques comme la méritocratie.