Depuis les années 1960, le catalogue des ouvrages de référence sur la bande dessinée a été quadrillé par des « spécialistes » de la BD, une caste autoproclamée qui a vu défiler, depuis quarante ans, de véritables savants (Pierre Couperie, Francis Lacassin, Thierry Groensteen, Jean-Paul Jennequin...) et des vulgarisateurs plus ou moins brillants, voire ses imposteurs. Aujourd’hui, « la littérature de la bande dessinée » pour reprendre l’expression que Claude Moliterni a popularisée dès 1975, a son corpus de référence qui s’est plus ou moins stabilisé et quelques ouvrages, comme le BDM - Trésors de la Bande dessinée de Michel Béra, Michel Denni et Philippe Mellot (Editions de l’Amateur), le Larousse de la Bande dessinée de Patrick Gaumer, voire l’analyse de Thierry Groensteen Systèmes de la Bande dessinée (PUF) ou encore le périodique Le Collectionneur de Bandes dessinées sont autant de références incontournables et sérieuses pour les chercheurs.
De nos jours, avec un moteur de recherche correctement utilisé, on trouve une grande quantité d’informations sur le Net. Cet article n’ayant aucune prétention encyclopédique, nous vous renvoyons cependant à deux liens d’une grande richesse : un Mini-précis de la bande dessinée publié par La Cinquième Couche (un excellent éditeur de BD alternatif dont on ne vous parle pas assez, hélas), une très bonne analyse du médium de la bande dessinée pourvue d’une solide bibliographie, dont on écartera les références à Harry Morgan (vous comprendrez plus loin) et surtout le site BD oubliées.com, une base de donnée très complète sur les journaux de bande dessinées publiés dans l’après-guerre qui vous garantira quelques bons moments de nostalgie.
De tout cela, évidemment, il faut tirer le bon grain de l’ivraie. Par exemple, un certain nombre d’ouvrages comme Le BD Guide de Claude Moliterni et son équipe, Le Dictionnaire de la Bande Dessinée d’Henri Filippini (Bordas) ou par exemple le Que Sais-Je ? sur la bande dessinée d’Annie Baron-Carvais (PUF) constituent, certes, des apports utiles à la connaissance du médium. Mais les deux premiers recèlent des erreurs qui sont maintenues d’une édition à l’autre et que nous avons eues parfois l’occasion de relever dans ces pages. Ces ouvrages qui prétendent à la connaissance sans cependant y appliquer la rigueur essentielle, nécessaire si l’on veut qu’elle s’établisse sur des bases solides, manquent à leur objectif, même s’il faut reconnaître qu’ils sont le produit d’un travail honnête et qu’on y trouve bon nombre d’informations de première main. Quant au Que Sais-je ? qui constituait une bonne référence en 1985, il se trouve dépassé et mal remis à niveau depuis 1994.
Une mentalité déplorable
Une telle bibliographie nécessitait une bonne synthèse. Elle reste à faire malgré la publication d’un ouvrage, Le Petit Critique illustré par Harry Morgan et Manuel Hirtz (PLG), qui tente d’entreprendre ce travail. Malheureusement, si sa méthodologie se veut sérieuse, elle est complètement discréditée par une propension pontifiante à distribuer des bons et des mauvais points, sans rigueur, ni justice, les auteurs s’empressant de dénigrer des travaux sincères sous les prétextes les plus futiles et somme toute très peu honnêtes. Il y a, dans ce « guide », une mentalité déplorable qui consiste à essayer de faire passer à la trappe des chercheurs qui travaillent dans ce domaine depuis plusieurs décennies, une attitude qui se résume par un « pousse-toi là que je m’y mette » moralement critiquable. L’ouvrage d’Harry Morgan, Principes de la Littérature dessinée (Editions de l’An 2) est de la même eau : suffisant et méprisant pour le lecteur (les citations en anglais ne sont régulièrement pas traduites, l’auteur multiplie les références savantes complaisantes sans volonté de synthèse ni de vulgarisation,... J’en passe), il écorne un peu facilement les idoles de la critique littéraire sous les prétextes les plus puérils (Ce Roland Barthes qui parle de BD, mais qu’est-ce qu’il y connaît, le malheureux ?) ou les plus arbitraires (l’auteur a décidé que les lectures structuralistes et sémiologiques de la BD, certes datées, n’avaient plus le droit d’exister). L’un et l’autre de ces deux ouvrages ne méritent certainement pas de constituer des « références ».
La dérive d’une génération
Cette déplorable mentalité pollue jusqu’aux créateurs contemporains. On a l’impression que se crée une espèce de club de « spécialistes » aigris qui n’accepte pas que le corpus de la connaissance de la BD soit ouvert, évolutif et que, finalement comme pour n’importe quel médium, chacun a le droit de s’en saisir et de confronter son analyse à celle des autres. Il est regrettable qu’une réflexion sur la BD comme Plate-bandes de Jean-Christophe Menu soit entachée de règlements de comptes nauséabonds, au profit d’une croisade sans discernement ni intelligence contre ce que l’auteur pense être ses « ennemis » : Bandes dessinées Magazine, Futuropolis, la critique spécialisée en BD, et autres manifestations du « grand capital ». Cela passe par des rappels historiques amnésiques (comme le dit Menu lui-même en sachant de quoi il parle : « la mémoire est facile à manipuler ») que seuls quelques gogos de moins de trente ans peuvent avaler, et puis, comme chez Morgan, un mépris affiché pour tous ceux qui ne feraient pas partie du club. Jean-Christophe Menu parle d’ « âge d’or révolu », prend la pose du rebelle « avec ses comptes à la poste », prétend s’approprier de la marque « bande dessinée d’auteur » et ajoute, assez comiquement, « la tartufferie a assez duré ».
Eh bien, oui, elle a assez duré. Menu est le dernier qualifié pour accuser ses détracteurs de « révisionnisme », alors que les préfaces de David B. disparaissent peu à peu des albums de Marjane Satrapi, comme les opposants de Staline des photos officielles du Parti Communiste de l’URSS. Dans sans sa prose, Menu a une interprétation très personnelle, on peut même dire unique, de l’histoire de la bande dessinée et de la relation historique de l’aventure de son propre groupe. Dans la foulée, il discrédite par avance les chercheurs qui pourraient s’y pencher en toute indépendance. Ceci sans compter les grossièretés qu’il déverse sur tous ceux qu’il a identifiés comme ses boucs émissaires. La manœuvre est trop grossière pour qu’on la laisse passer.
On retrouve le même esprit, comme la signature d’Harry Morgan [1], dans la nouvelle revue de L’Association, L’éprouvette. Cela n’a rien d’étonnant. Menu tente de rassembler ses troupes, comme Innocent III, ce grand humaniste, combattant l’hérésie.
Idem, chez Lewis Trondheim, profitant de sa tribune de Président des Grands Prix, pour relayer la croisade contre "les journalistes-qui-n’y-connaissent-rien" et Michel-Edouard Leclerc. Dommage pour celui qui est sans doute l’un des meilleurs raconteurs d’histoires de sa génération.
On ne va pas s’appesantir sur cette volonté de nourrir une polémique sans intérêt autre que de faire de la pub pour sa chapelle. Il suffit de lire les pages que Menu consacre, dans L’Eprouvette, à ses tentatives de manipuler la rédaction d’ActuaBD suite à un éditorial que nous y avions publié, lesquelles ont piteusement échoué, pour comprendre à quel niveau d’honnêteté intellectuelle se situe son auteur. Il est probable que le présent article nous vaudra quelques insultes supplémentaires. Menu tentera alors de les faire passer pour une nouvelle expression de son incommensurable et divin talent.
Un guide de la BD pour la jeunesse
Heureusement, pendant ce temps-là, l’histoire continue. Le corpus de référence de la BD vient de s’enrichir de quelques nouveautés ces dernières semaines.
Henri Filippini, vulgarisateur de la BD de la première heure et que nous avons plus souvent rudoyé qu’à son tour pour son manque de rigueur dans certains de ses travaux, vient de publier ces jours-ci chez Bordas, un ouvrage qui nous semble utile au néophyte.
En effet, l’un des segments les plus importants et des plus éminemment porteurs de la promotion de la BD est évidemment celui de la BD pour la jeunesse. De nos jours, il y a une vraie demande de la part des parents et des éducateurs d’ouvrages qui permettent simplement de s’y retrouver dans une production foisonnante, non seulement en quantité, mais aussi par la multiplicité et la variété des thèmes, dans un secteur en plein bouleversement, surtout depuis le succès retentissant, ces dernières années, des mangas.
Filippini reprend dans son historique les quelques éléments nécessaires pour situer ses choix. Il s’en suit une typologie des genres qui vaut ce qu’elle vaut et une « bédéthèque idéale » de la BD jeunesse. On retrouve dans ce livre très bien fait les défauts habituels de Filippini : une reprise sans esprit critique ni synthèse d’une histoire de la BD qui ne tient pas compte de l’évolution historiographique récente et des analyses souvent brouillonnes. Deux exemples : le chapitre « les Franco-belges » ne comporte que des Belges et un Suisse et pas un seul Français, ou encore, dans la partie historique, un paragraphe intitulé « Le manga à l’assaut des banlieues » mentionne le succès des mangas « dans les quartiers populaires », ce qui nous semble non seulement faux, mais encore insuffisamment étayé. Certaines notices aussi, comme souvent chez cet auteur, sont marquées au sceau de la partialité. Ainsi, Le Petit Spirou est qualifié de « vulgaire » à cause de ses allusions à la sexualité, tandis que Titeuf qui est sur le même segment d’âge et qui parle aussi librement de ces questions, n’est pas même signalé sur ce point. Doit-on y voir un effet de ce que Titeuf, comme Henri Filippini, sont publiés chez Glénat ? Allez savoir...
Mais bien, ce sont des points qui sautent surtout aux yeux des spécialistes. On retiendra de cet ouvrage qui se veut « grand public » qu’il opère plutôt un bon choix synoptique [2] et que son usage pratique le rend agréable à utiliser. On oubliera cependant les notices conclusives, par trop conservatrices dans leur interprétation.
Les mangas pour les nuls
Tout sur l’univers du manga pour moins que le prix d’un manga. Tel est le programme de deux petits livres sortis récemment « Le Manga » de Stéphane Ferrand et Sébastien Langevin (Les Essentiels de Milan, 5,5€) et « Les Mangas » de Fabien Tillon (Nouveau Monde, Septentrion, 3€).
Nos trois auteurs ont toute légitimité pour parler de ce sujet : ce sont des spécialistes de BD reconnus, les deux premiers avaient collaboré notamment au magazine de l’animation Animeland et ont été rédacteurs en chef du magazine Le Virus Manga ; le troisième collabore à Phosphore et à BoDoï. Mais leurs approches sont radicalement différentes.
Le Manga se veut structurant, faisant une typologie du genre : un court historique, qui sont les éditeurs français ?, la définition du courant et sa segmentation en différents genres ; enfin, un balisage orienté vers les grands auteurs du secteur. Une initiation impeccable pour le néophyte.
Les Mangas opère une réflexion sur le manga en tant que genre et sur les valeurs qu’il véhicule. Moins pédagogique, il en arpente les contours d’un point de vue historique, esthétique, sociologique, idéologique et thématique. L’initiation n’en est pas moins intéressante, d’autant que ce volume, contrairement à l’autre, est en couleurs et moins cher.
Ces deux ouvrages ne s’adressent simplement pas au même type de lecteur. On peut presque dire que le premier, sorte de « manga pour les nuls », s’intéresse à eux pour leur valeur d’usage, tandis que le second s’appesantit plutôt sur leur valeur de rêve.
« Pour un neuvième art... »
« Pour un Neuvième Art, la bande dessinée » était le titre d’un ouvrage de Francis Lacassin fort bien écrit et publié en 1971 dans la collection 10/18. Il passait en revue, avec pertinence et talent, les grands noms du premier « âge d’or » de la bande dessinée. Lacassin payait là son tribut aux histoires en images de son enfance avant de se consacrer à l’étude du roman populaire. Le terme de « Neuvième Art » a probablement été inventé, en référence au cinéma, par Morris (oui, le dessinateur) & Vankeer dans une rubrique d’érudition sur la BD, publiée de 1964 à 1967 dans l’hebdomadaire grand public pour la jeunesse Spirou et dont le titre, prophétique, était « 9ème Art, le Musée de la Bande dessinée ».
C’est pourquoi sans doute, le Musée de la Bande dessinée d’Angoulême a intitulé sa revue Neuvième Art dont la douzième livraison [3] sort ces jours-ci dans un format « graphic-novel », comme pour mieux souligner la prééminence de cette forme sur l’ancienne forme de la BD en France et en Belgique, le format A4. Nous avons eu (trop) rarement l’occasion de dire tout le bien que nous pensions de cette revue dirigée par Thierry Groensteen [4]. Son érudition, son ouverture, sa curiosité sont un vrai plaisir pour l’amateur de BD qui a envie de s’intéresser à l’analyse et à l’histoire de la BD, son sommaire en témoigne : Wolinski, Métal Hurlant, le Noir dans la BD, Charles Burns, Edmond Baudoin, Richard McGuire, la BD animalière...
Comme vous pouvez le voir, la BD est une passion très partagée qui n’est pas prête de s’éteindre.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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[1] Celui-ci va sans doute m’inscrire sur la liste de ses ennemis sur son site. Cette petite clique a des réflexes paranoïdes...
[2] Pour une fois, contrairement à son Dictionnaire de la BD, l’auteur n’a pas oublié les mangas, ce qui était un peu ridicule
[3] N°12, janvier 2006, coédition entre les Editions de l’An 2 et le CNBDI.
[4] Historien et spécialiste de la BD, fondateur du Musée de la Bande Dessinée d’Angoulême, Thierry Groensteen est actuellement éditeur de l’An 2. NDLR.
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