Romans Graphiques

Les Oiseaux de papier de Mana Neyestani : le poids de l’espoir

Par Jorge Sanchez le 4 mars 2023                      Lien  
Fin observateur de la condition humaine et caricaturiste de l’actualité pour divers médias, Mana Neyestani nous invite à explorer avec son tout dernier album la vie des passeurs de contrebande dans les montagnes kurdes divisant l’Iran et l’Irak. Avec son tact particulier pour analyser les petits drames personnels mêlés aux grands desseins, paru aux éditions çà et là, « Les Oiseaux de papier » nous offre un récit dosant avec habilité tragédie et espoir.

L’embargo international contre l’Iran a fait de la théocratie chiite un état paria. Depuis des années, la vie quotidienne de ses habitants est bien dure, faisant appel à un vaste marché noir pour combler toutes les demandes de produits venant « de l’étranger », soient-ils de luxe ou d’usage quotidien.

Dans ce contexte, le Kurdistan iranien, situé au Nord-Ouest du pays, le long de la frontière avec l’Irak, est bien placé pour permettre l’afflux des marchandises. Région montagneuse et pauvre, ayant souffert des horreurs de la guerre, puis de la répression militaire, ses habitants ont peu de débouchés et la contrebande s’offre souvent comme unique remède et/ou clé vers la liberté. Cigarettes, électroménagers, alcool ou vêtements, les villageois y sont employés par des bandes mafieuses pour les faire passer à travers les montagnes dans de rudes conditions.

Chargés avec des sacs faisant deux fois leur taille, les habitants de la région empruntent des chemins mortellement dangereux, passant par les sommets de plus de 4 000 mètres des monts Zagros. Ces contrebandiers sont appelés des « kolbars », et chaque année, plusieurs dizaines d’entre eux trouvent la mort, victimes des gardes-frontières iraniens, des mines antipersonnels plantées lors de la dernière guerre, d’avalanches ou des rigoureux hivers de cette région.

Les Oiseaux de papier de Mana Neyestani : le poids de l'espoir
Les oiseaux de papier. Ed çà et là

Dans Les Oiseaux de papier, nous retrouvons Jalal, dit l’Ingénieur, il a été recruté pour participer à l’une de ces expéditions en compagnie d’hommes de son village, chacun dans une situation plus désespérée que l’autre. La petite troupe constituée, ils entreprennent le dangereux périple. S’ensuit un parcours trépidant, digne du Salaire de la peur, jalonné de victimes, de révélations et de retournements inattendus.

Le suspense aux tripes, nous souffrons avec Jalal et ses compagnons : le vieillard entêté de démontrer qu’il peut vaincre les montagnes, le pré-adolescent qui porte l’avenir de sa famille sur ses épaules, un vétéran de guerre souffrant de troubles du stress post-traumatique et bien d’autres malheureux. Notre héros, lui, ne souhaite qu’une chose : fuir sa province appauvrie avec sa bien-aimée et rejoindre la capitale. Pendant ce temps, elle l’attend et, comme Pénélope, tisse un grand tapis pour aider à financer leur fuite.

Nous retenons de ce récit la finesse avec laquelle Neyestani dévoile son héroïne, Rojan, à travers des scènes de solitude et nostalgie durant le tissage. Dotée d’un verbe touchant et franc, en partie coécrit avec l’autrice iranienne Yasaman Shokrgozar, elle devient la voix interne du récit et cristallise ses aspirations de liberté.

Tels les collectifs des arpilleras durant le Chili de Pinochet, elle en fait de l’art du tissage une « arme » clé pour son émancipation. Une émancipation fort idéalisée, que nous pouvons entrevoir à travers les belles couleurs qu’elle utilise pour les motifs, et qui sont les uniques couleurs employées le long du récit.

Les oiseaux de papier. Ed çà et là

En s’appuyant sur ses recherches journalistiques, cette première fiction du célèbre Mana Neyestani nous narre un drame humain saisissant, composé des petites misères quotidiennes d’un pays sous l’emprise d’une dictature rétrograde : double morale, collaboration, opportunisme, corruption, dettes d’honneur réglées dans le sang, etc.

Manifestant une dextérité qui ne fait pas de doute, l’auteur de L’Araignée de Mashhad et Une Métamorphose iranienne, utilise ici tous les recours de son graphisme de dessinateur de presse (contrastes accentués, traits onduleux des visages, hachures violentes, silences suivis de regards croisés…), afin de dresser le portrait de personnages complexes, souvent torturés, mais qui cherchent, contre tout espoir, la lueur tremblante de l’espoir.

Avec Les Oiseaux de papier, Neyestani signe un roman graphique poignant, que l’on peut lire comme la métaphore du désespoir général d’une nation isolée, traversant l’une de ses périodes les plus bouleversantes de son histoire récente, sans aucune garantie quant à son issue .

Les oiseaux de papier. Ed çà et là

Voir en ligne : The Dangerous Life Of Iran’s Kolbars

(par Jorge Sanchez)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782369903109

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