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Martin Panchaud ("La Couleur des choses") : "La bande dessinée est le premier moyen qu’a utilisé l’Homme pour se raconter." [INTERVIEW]

Par Louis GROULT le 22 octobre 2022                      Lien  
Martin Panchaud vient de publier, aux éditions çà et là, sa première bande dessinée : "La Couleur des choses". À l'occasion de la sortie de cet album qui bouscule les habitudes de lecture avec son dessin en vue plongeante fait de points et d'infographie, nous avons voulu revenir sur la genèse de cette œuvre au potentiel révolutionnaire.

D’où vient l’idée de votre bande dessinée ? De l’art contemporain, du graphisme, du minimalisme ou même du jeu vidéo ?

L’idée, c’était de raconter une histoire avec le minimum d’éléments possibles et ça venait de ma formation de bande dessinée et de graphiste. Je me suis inspiré de l’adage du minimalisme "Less is more". Je me suis dit, je vais raconter une histoire en enlevant tout ce qui n’est pas nécessaire. J’ai fait quelques essais et je me suis rendu compte que ça marche, que l’on comprend très bien l’histoire et que les personnages prennent vie. Au bout d’un moment, on ne voit plus des formes mais des personnages. 

Martin Panchaud ("La Couleur des choses") : "La bande dessinée est le premier moyen qu'a utilisé l'Homme pour se raconter." [INTERVIEW]

Je me demandais si les lecteurs de la bande dessinée ont imaginé les personnages ou si ils ont juste vu des formes ?  

Ce qui m’intéresse avec ce langage, c’est qu’il est comme un code informatique qui s’adresse au cerveau et à l’imaginaire du lecteur. C’est la manière dont fonctionne le hardware, le cerveau qui peut amener des choses différentes. Certains sont très visuels, d’autres comme toi ou moi ne voient pas les personnages qui prennent vie sans avoir besoin de visages ou de formes. C’est le fameux pacte interprétatif qu’évoque Umberto Eco. Pour que l’histoire existe, il faut qu’il y ait le texte et le lecteur qui l’interprète et le traduise en images. D’ailleurs le mot imagination veut dire mettre en images. C’est le jeu que je fais avec le lecteur, je lui laisse l’initiative de l’interprétation. 
Pour en revenir à ta première question, je ne suis pas né dans la bande dessinée. Tout petit, je ne voulais pas devenir auteur. J’ai été converti à ce média et j’ai pu me l’approprier. 

C’est donc venu assez tard ?  

J’ai découvert la bande dessinée vers mes 18 ans. 
Je suis aussi un grand joueur de jeux-vidéos. 

C’est vrai que j’ai tout de suite pensé à GTA en lisant La Couleur des choses.

Oui c’est ça. D’ailleurs le top down est un genre de jeu vidéo en soit. GTA est le plus connu mais beaucoup de jeux sont en top down ou en faux top down comme Zelda. J’écoute aussi beaucoup de livres quand je dessine et j’ai donc pas mal d’influences littéraires. J’écoute même plus de livres que je lis de bandes dessinées. C’est ce mélange entre mes influences informatiques, jeux-vidéos et littéraires qui ont donné ce livre.

Ce n’est pas étonnant que tu parles de références littéraires car dans ton album, il y a un jeu avec les principes de la narratologie. Tu citais d’ailleurs Eco qui est un des grands penseurs de cette discipline.
On peut aussi voir dans ta bande dessinée une sorte de story-board. J’ai parfois eu l’impression que tu étais un réalisateur en train de faire le pitch d’un futur projet de film à un producteur. De plus, j’ai entendu parler d’un projet d’adaptation.

Tout ce que je peux dire concernant l’adaptation, c’est qu’une option a été vendue. J’ai aussi été contacté par un autre boite de production qui était intéressé. Je pense que pour quelqu’un qui a un esprit orienté cinéma, mise en action, qui a besoin de mettre en images les choses, ça marche très bien. Le réalisateur qui m’a contacté avait adoré le bouquin et pouvait se l’approprier complètement. comme je ne donne pas tout, on peut y mettre ce que l’on veut. Il y a un logiciel d’écriture que j’utilisais avant qui s’appelle Celtx. Dans un de ses plugins, on pouvait faire des mises en situation pour des tournages. On pouvait placer les caméras, les personnages en top down. 

Une fois que tu as une idée cette idée formelle très particulière, est-ce que ça a été simple de la mettre en œuvre ? As-tu adapté l’histoire au concept ou l’inverse le concept à l’histoire ?  

Je trouve le médium bande dessinée génial. Il me semble que c’est le premier moyen qu’a utilisé l’Homme pour se raconter. On peut penser aux grottes de Lascaux ou à la tapisserie de Bayeux et déjà, dès le début, il y avait cette idée de séquences et de narration. J’avais envie d’amener cette idée dans un territoire inexploré. Quand j’ai entrevu ça, j’ai eu envie que ce langage porte une histoire d’une certaine densité. Je ne voulais pas seulement faire des blagues ou un truc vite lu dont on se serait dit, c’est rigolo ce machin avant de le mettre de côté.

C’est en effet l’un des risques majeurs quand on a un concept aussi fort.  

J’ai donc fait l’histoire que j’avais envie de lire. Je voulais que ce langage m’amène à vivre des émotions fortes, intenses, qu’ils cassent les codes avant d’y revenir. Je ne voulais pas tomber dans le formalisme pur, il me fallait du fond. J’ai donc pris un livre pour apprendre à écrire des histoires puis j’ai travaillé et surtout retravaillé mon texte. 

Tu as donc beaucoup retravaillé ton album, que ce soit les dessins ou le texte ?

Ce qui est intéressant avec ma technique informatique à base de vecteurs, c’est que j’ai un décor et des personnages que je peux déplacer comme je veux comme au théâtre ou dans les jeux-vidéos. Donc, une fois que ma case est finie, je peux encore tout bouger. Il n’y a donc pas de story-board puis ensuite j’applique. Je peux tout retravailler tout le temps même quand la page est "terminée". C’est un confort mais ça rend aussi très perfectionniste. 

Est-ce que tu as fait un gros travail de correction avec les éditions çà et là ?  

J’ai collaboré avec eux au niveau du texte mais le livre avait déjà été publié en 2020 aux éditions Moderne en Suisse. Je ne pouvais donc pas beaucoup toucher aux dessins même si je l’ai un tout petit fait. J’en ai profité pour corriger quelques petits détails. J’ai, par exemple, quelque peu corrigé la scène de Star Wars que je ne trouvais pas assez claire. Si je fais une petite parenthèse avec cette scène, à un moment donné mon personnage regarde Star Wars. C’est à cet instant que j’ai l’idée de faire une adaptation de Star Wars avec mon langage. Quand je suis revenu sur la scène, je me suis rendu compte que les sabres n’avaient pas la bonne couleur. J’ai donc augmenté mon knowledge sur cette saga pour pouvoir corriger certains détails. J’avais envie de coller vraiment à l’œuvre originale. 

Est-ce que c’est facile de faire accepter une idée pareille aux éditeurs ? Cà et là publient une autres bd conceptuelle à la rentrée : Keeping Two de Jordan Crane, est-ce que c’était une évidence de bosser avec cette maison d’édition. 

La quête de l’éditeur est longue et ardue. J’ai cette idée en 2011 à Londres, je fais le premier chapitre qui faisait environ 60 pages. En 2012, je le présente à un prix de jeunes auteurs que je remporte. Je pensais que ça m’aiderait à trouver un éditeur mais pas du tout. Je suis allé vers les éditeurs pouvant accueillir mon travail mais je n’ai eu que des réponses négatives. J’ai donc fait des grands formats que j’ai exposé dans une expo/concours que j’ai aussi remporté. Les artistes sont un peu comme des boxeurs qui vont au combat tout le temps. En 2013, je suis à Paris à la cité des arts et j’ai écrit dans un carnet : éditeur premier choix çà et là que j’ai barré car j’étais un auteur francophone or çà et là ne publie que des auteurs étrangers. A cette époque, j’ai essuyé des refus dans toutes les maisons indépendantes, beaucoup d’éditeurs me disaient que c’était le livre qu’il cherchait en tant que lecteur mais pas en tant qu’éditeurs . J’ai malgré tout rencontré pas mal de monde et à force je faisais partie du paysage de la bande dessinée indépendante. J’ai ensuite montré mon travail à David Basler qui est l’éditeur des éditions moderne en Suisse et ça a tout de suite marché. La première chose qu’il m’a dit c’est : je n’ai jamais vu ça, il faut qu’on le fasse. Il m’a dit de finir l’album et de revenir le voir dès que il serait terminé. Le temps a fini par passer, les mois sont devenus des années. 

C’est donc un projet qui est resté longtemps en suspens.

J’ai du lever des fonds pour travailler. En Suisse, c’est possible, mais ça prend du temps. En 2019 la bande dessinée était terminée. En 2020 elle est sortie en Allemand. Je me suis dit qu’avec la version allemande j’aurai plus facilement des éditeurs francophones mais pas du tout. J’étais étonné car j’ai eu des retirages sur la version allemande et des prix littéraires. Pour David Basler, qui est un éditeur ayant de la bouteille, il y a une hiérarchie entre la bande dessinée anglaise, française et allemande dans cet ordre. C’est donc très difficile d’être traduit de l’allemand au français. Il faut vraiment des éditeurs comme Serge Ewenczyk de çà et là pour pouvoir être publié. J’ai senti une hésitation, au moment où j’ai eu Serge au téléphone, car il édite seulement des auteurs et autrices non francophones mais j’ai senti qu’il voulait le faire. Il avait déjà ouvert une porte avec une autrice marocaine et finalement il m’a dit qu’on allait le faire. Ça peut paraître un peu bateau mais avec David Basler ou Serge Ewenczyk, j’ai senti que ça marchait bien artistiquement mais aussi d’un point de vue humain. J’avais eu d’autres propositions d’éditeurs qui ne pouvaient pas porter le livre comme a su le faire Serge. 

C’est vrai qu’étant libraire, j’ai eu des représentants Belles Lettres qui ont parfaitement présenté l’album et son concept. De plus, l’objet livre est magnifique avec son dos toilé et son signet ! 
J’aimerais qu’on revienne sur tes influences. En lisant la bd j’ai beaucoup pensé aux frères Coen pour l’humour ou à Chris Ware au niveau de la mise en page. Ce sont des influences que tu revendiques ? 
 

Chris Ware complètement, j’avais un professeur qui l’avait ramené des Etats-Unis, j’ai donc pu le découvrir avant tout le monde et c’était une claque. Il a amené la bande dessinée à un autre niveau. Il a réussi à devenir une référence du genre, c’est un point de repère dans l’histoire de la bande dessinée. Il a des solutions pour quitter le monde des cases de la bande dessinée classique pour aller vers les flèches, les petites bulles, les cases dans les cases. Il repousse toutes les limites du genre et ça marche ! On comprend parfaitement et c’est beau. C’est ça qui m’inspire chez lui. 

Il faut malgré tout faire un gros effort de concentration pour lire Chris Ware. Il me semble que ton album est plus accessible que ceux de Chris Ware. Ton langage peut sembler difficile mais je trouve qu’au bout de quelques cases on rentre dedans à 100 %.  

Chris Ware écrit des histoires lourdes, sur la vie qui passe lentement. 

C’est un grand pessimiste comme beaucoup de grands écrivains.  

C’est aussi un grand insatisfait. C’est ce qui transparaît de son interview pendant le festival Formula Bula. Il montrait des pages magnifiques en montrant tous les défauts qu’il y voyait. 
Sinon, toujours pour mes inspirations, j’ai trouvé le même principe de narration, que celui que j’utilise, dans des livres pour enfants. 

Tu penses que les enfants sont plus capable d’imaginer à partir de points de couleur et de flèches que les adultes.  

Je pense que les enfants découvrent une œuvre en étant vierge de toutes références. Ils peuvent donc aborder les choses d’une manière différente. Ne pas jouer avec un jouet comme il faudrait le faire. L’école et la lecture de gauche à droite et de haut en bas nous conditionnent à une réception des œuvres d’arts. J’essaye d’exploiter beaucoup de choses induites par l’éducation. 

Tu aimes te jouer de tout ça ? Tu sais que l’on est conditionné à réagir d’une certaine façon.  

Oui c’est ça. 

C’est vrai qu’il y a un côté jeu dans ton album. On se fait avoir par ta proposition et ça nous amuse.  

C’était l’une de mes craintes. J’avais peur de ne pas pouvoir dépasser le premier coup d’œil des lecteurs. Il fallait donc que ça démarre assez vite et qu’on reste en éveil tout l’album. Le jeu est important car il permet de surprendre le lecteur tout au long de l’album. J’ai essayé de trouver un équilibre entre des scènes très durs et ce ton un peu rigolo. Il y a un petit côté tragi-comique. 

C’est vrai que l’histoire pourrait être très triste racontée autrement.

En fait, le thème que je voulais aborder c’est un mal que je trouvais autour de moi. Je voulais parler des pères absents qui tentent de revenir et des pères qui veulent fuir leur foyer. Dans l’album, je voulais mettre en scène une sorte de chassé-croisé entre ces deux sortes de père. Dans ma génération, dans mon entourage, beaucoup de père sont partis et on a été élevé par nos mères. 

Je pensais que tu étais parti de la thématique du harcèlement scolaire qui est aussi présente dans la bande dessinée ou de celle des violences conjugales.  

En effet, c’est l’attente de la guérison de la mère qui drive tout le récit. C’est la mère qui est au centre de l’histoire. Ce qui est intéressant, c’est que maintenant que la bande dessinée est sorti, chacun peut l’interpréter comme il veut. Si les lecteurs y voient un récit sur l’horreur du harcèlement scolaire c’est très bien. 

J’ai l’impression qu’il y a beaucoup plus d’innovations dans la bande dessinée que dans le roman ou le cinéma en ce moment. Est-ce que tu penses que la bd doit être le fer de lance de l’innovation artistique ?

Je pense que la bande dessinée a un potentiel incroyable et que d’ailleurs elle dépasse le format livre. Par exemple, un meme peut fonctionner comme un strip de comics. On a souvent un jeu texte/image avec du texte dans l’image. C’est une bande dessinée, c’est une séquence. 

Donc la bd doit dépasser son format actuel ?  

Je pense qu’elle a tout intérêt à se nourrir de tout ce qui l’entoure. Finalement, si l’on prend les meme comme de la bande dessinée, comme une forme de narration séquentielle mêlant texte et image, c’est des millions de lecteurs en plus. Internet éduque les gens à lire du texte et des images ensemble. On peut trouver de la bande dessinée partout dans le monde et à toutes les époques. On en revient même à l’origine du langage. Si une lettre est un dessin qui mis en séquence produit un sens, on est déjà dans un principe proche de la bande dessinée dès que l’on maîtrise l’écriture et la lecture. On fait une lecture en séquence instinctivement et tout le temps. D’ailleurs la bande dessinée peut être lu sur un mur dans un musée. Je ne parle pas d’exposition car, pour moi, la bande dessinée peut se suffire à elle-même sans être l’extrait d’un livre. Je suis du côté d’une remise en question de ce que je fais, de ce que va être la prochaine étape. Je n’ai pas envie d’appliquer un langage sans le réfléchir. J’ai envie de le repenser. Je ne pense pas que le prochain livre ressemblera à celui-là. Il y a aura toujours ce jeu sur les formes et les symboles mais je veux aller vers autre chose. 

C’est ton premier roman graphique, je me demandais ce que tu comptais faire après. Est-ce que tu comptes réutiliser le langage que tu as créé ou même laisser d’autres auteurs s’en emparer. Ou alors tu veux partir sur autre chose, revenir sur quelque chose de plus classique ou aller encore plus loin dans l’expérimentation formelle.  

Je veux continuer d’avoir une approche conceptuelle en abordant d’autres sujets. Ce qui m’intéresse beaucoup, c’est que le langage est une traduction de sons. Je veux creuser ce rapport image/son, le repenser, essayer de créer des sons à travers des images. 

C’est très ambitieux !

Oui, je suis en pleine recherche sur le sujet. Je veux trouver la limite entre le compréhensible et l’incompréhensible. J’aimerais arriver à un stade où tu lis un livre, tu tombes sur une image complètement abstraite que tu comprends car tu as appris la signification de l’image dans les pages précédentes. 

Comme dans l’art contemporain où l’on peut avoir du mal à comprendre les tableaux si l’on ne se renseigne pas avant. Au final, les premières pages de ta bande dessinée sont comme un tutoriel.  

C’est le jeu vidéo qui revient. On apprend à jouer en jouant mais il faut bien cacher le tutoriel pour ne pas ennuyer les joueurs ou les lecteurs. 

(par Louis GROULT)

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Code EAN : 9782369903086

La Couleur des choses - Par Martin Panchaud - Éditions çà et là - édition originale : Der Farbe die Dinge, Edition Moderne, Suisse, 2020 - maquette par Hélène Duhamel - 17 x 23 cm - 236 pages couleurs - couverture cartonnée - parution le vendredi 9 septembre 2022 - 24 €.

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