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Les somptueux mensonges de Frantz Duchazeau

Par Morgan Di Salvia le 16 septembre 2011                      Lien  
Son trait charbonneux remplit des bandes dessinées qui parlent de légendes incas ou africaines, de musique folk ou blues, de films jamais tournés par Méliès,… Avec une constante : Frantz Duchazeau s’empare de thèmes qui lui plaisent pour mieux en livrer de somptueux mensonges. Portrait.

Frantz Duchazeau naît en 1971 à Angoulême. À cette époque, la ville des remparts n’est pas encore le théâtre du Festival de la Bande Dessinée. Est-ce que cette proximité géographique a prédestiné le jeune Frantz à la bande dessinée ? Il se souvient : « J’étais à l’école à 30 kilomètres d’Angoulême, dans un petit village un peu perdu. Mon professeur de math, qui était aussi prof de dessin, organisait un stage de bande dessinée tous les ans en Dordogne. La semaine s’achevait systématiquement par une visite au Festival d’Angoulême… ». En voisin, Frantz se rend donc régulièrement à Angoulême, mais il n’est pas encore inconditionnel de bande dessinée. Il confesse :« A vrai dire, j’allais au Festival pour suivre mon grand frère, qui lui était un véritable passionné. Plus âgé, il s’est intéressé à l’explosion d’Enki Bilal. Moi ça ne me parlait pas du tout. Je lisais peu de BD, c’était le cadet de mes soucis… ». Ses premiers émois de lecteur, Frantz les connaît dans les romans du Club des Cinq ou les livres de Jules Verne. « Tout petit, je me souviens avoir lu Pépito et Tartine. Ce genre de choses ». La BD lui est dans un premier temps familière, avant de devenir essentielle, suite la visite d’un dessinateur en classe, un grand moment : « Durant le stage annuel de BD à l’école, le professeur de dessin invitait un dessinateur professionnel, venu spécialement de Paris. J’en ai vu passer plusieurs dont Yannick (qui dessinait Pif & Hercule) et Curd Ridel, dont la rencontre m’a beaucoup marqué. En 1986, je suis arrivé à mon premier stage de BD en traînant les pieds. Un copain avait fini par me convaincre de l’accompagner. Cinq jours plus tard, c’était la révélation : je savais que le dessin deviendrait mon métier ! ».

Les somptueux mensonges de Frantz Duchazeau
Trois ans après la naissance de Frantz Duchazeau eut lieu la première édition du Salon International de la Bande Dessinée d’Angoulême
©Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême

À quatorze ans, les Beaux-Arts d’Angoulême restent un rêve inaccessible. Alors, Frantz commence sa formation en autodidacte. Il s’isole du monde pour dessiner et créer ses propres BD de A à Z. « Ce qui m’intéressait le plus, c’était de dessiner. J’inventais des histoires pour pouvoir les dessiner et pas le contraire. Le scénario m’intéressait à peine à cette époque. »

Après avoir noirci de nombreuses pages pour affûter ses crayons, Duchazeau passe à la vitesse supérieure. Il se remémore : « Vers 1993, je suis monté à Paris, avec l’ambition de vivre du dessin. J’ai commencé dans Le Journal de Mickey et dans Spirou. Je n’étais pas du tout au point, mais j’avais la foi. Je voulais gagner ma vie en dessinant. J’avais une seule certitude : le chemin allait être long ». L’aspirant dessinateur se fait la main sur des illustrations, des sommaires, il joue les bouche-trous dans les magazines :« J’ai fait des personnages Disney à la pelle, mais aussi des jeux, des énigmes,… Uniquement pour gagner ma vie. Parallèlement je montais des projets BD, mais qui ne marchaient jamais. Je me faisais sans cesse refuser ! ».

"Une vie de chiens"
Un "pêché de jeunesse" de Duchazeau, écrit par Christian Godard et paru dans le journal Spirou au milieu des années 1990

Durant cette première partie de carrière, Duchazeau connaît également la déconvenue d’un premier album non publié aux éditions du Lombard. « C’était un premier ouvrage dont le scénario était signé Christian Godard, un auteur que j’admirais. Quand l’album a été achevé, notre éditeur Yves Sente a décidé de ne pas le sortir. Même si, avec le recul, je pense qu’il était mieux qu’il ne paraisse pas, je dois bien avouer qu’à vingt-et-un ans, ce fut un peu dur à avaler. Je rêvais de ce premier bouquin ! Il m’a fallu du temps pour encaisser cet échec ».

Ces délicats premiers pas professionnels finissent par le laisser perplexe : « Je sentais que je tournais en rond avec mes influences franco-belges. J’étais content d’être dans le journal Spirou, mais je n’y avais pas d’avenir. Je ne fréquentais pas grand monde dans le milieu, j’étais un peu isolé. J’ai eu l’impression de me perdre dans ces boulots alimentaires. C’est ce qui m’a fait complètement arrêter la BD pendant quelques années. »

Ce hiatus va provoquer une complète remise en question chez le jeune auteur. Tout d’abord, d’un point de vue stylistique. Duchazeau : « Dans les années 1990, mon style bougeait tout le temps. J’étais très fan de Tranchand, puis des américains de la revue Mad,… Chaque nouvelle découverte m’emmenait à aller voir ailleurs… ». Mais en ce début de siècle, c’est la rencontre avec Gwen de Bonneval qui va ramener Frantz Duchazeau à la bande dessinée : « A ce moment-là, il y avait à Paris des rencontres de dessinateurs tous les 13 du mois qui s’appelaient Le Saucisson Club. Tout un tas de types venaient se montrer leurs boulots en cours. On a sympathisé à cette occasion-là. Lui comme moi étions au tout début de notre parcours. On galérait. On gagnait notre vie, mais on était loin de ce qu’on voulait faire ». Les deux hommes deviennent amis, et l’émulation joue son rôle. Duchazeau se souvient :« Gwen m’a montré qu’il existait d’autres horizons. C’est une période où les lignes bougeaient. Gwen allait d’ailleurs bientôt intégrer l’Atelier des Vosges. J’ai compris que si je voulais continuer dans ce métier, je devais changer mon fusil d’épaule. C’est-à-dire oublier ce que je connaissais, mes vieilles références classiques qui ne me servaient finalement plus à rien. ». Cette rencontre marque un nouveau départ dans la carrière du dessinateur.

"Igor et les Monstres"
© Duchazeau - Veys - Dargaud

Au début des années 2000, Frantz Duchazeau habite à quelques rues de l’Atelier des Vosges. Il prend l’habitude d’y passer pour rendre visite à ses amis. C’est comme cela qu’il s’imprègne de nouvelles influences, puis rencontre Fabien Vehlmann. Duchazeau rappelle avec honnêteté : « Au début, je n’aimais pas tellement cette nouvelle vague que l’on a fini par appeler La Nouvelle Bande Dessinée. Il m’a fallu du temps pour réaliser tout le bien que ces gens allaient me faire. Ça me parlait, mais ça m’a pris du temps de le réaliser. La BD telle que je l’avais pratiquée avant ne me convenait plus du tout ». Ironie du sort, le premier album de Frantz va le ramener vers ses anciens amours.

La première série de Duchazeau débute en 2002, elle s’intitule Igor et les Monstres. Le scénario est signé Pierre Veys et l’album paraît chez Dargaud. Le projet trouve son origine bien des années auparavant : « Avec Pierre, on avait bossé ensemble chez Spirou. C’est lui qui m’a proposé cette série constituée de gags en une page ». Enfin, voici le jeune auteur édité et engagé dans un rapport de confiance avec un éditeur. « C’est effectivement ma première rencontre éditoriale vraiment importante et concluante. J’avais envie de travailler chez Dargaud, les scénarios de Pierre m’ont offert cette possibilité. Malgré tout, Igor et les Monstres me ramenait vers des choses plus classiques que je ne voulais plus vraiment faire, mais c’était un pied à l’étrier ».

Capsule Cosmique
une revue qui en seulement 20 numéros a marqué son temps

Effectivement, Igor et les Monstres constitue un tremplin. Rapidement, Duchazeau intègre la collection Poisson Pilote, qui publie en couleurs les projets étiquetés Nouvelle Bande Dessinée. C’est en compagnie de Gwen de Bonneval et Fabien Vehlmann que Duchazeau se fait remarquer avec La Nuit de l’Inca et Gilgamesh. Une génération entière d’auteurs va alors se réunir autour d’un projet de bande dessinée jeunesse qui fera date : le Magazine Capsule Cosmique. Duchazeau : « Oui, je crois qu’on peut dire que ce journal est devenu culte. Dans Capsule, j’ai continué mon travail avec Fabien. Nos histoires ont sans doute été moins marquantes que celle de Matthieu Bonhomme par exemple, ou des bandes plus osées comme celles de Jacques Azam… Moi j’étais là en copain, je voulais soutenir ce projet. Continuer ensemble une aventure qui était humainement très forte. J’ai adoré en faire partie, mais je pense que c’était surtout incroyable pour Gwen de Bonneval et Stéphane Oiry qui ont été à la barre du projet de A à Z ! ». Dans les pages de ce journal, Duchazeau & Vehlmann séduisent avec une BD jeunesse au titre gonflé : «  Dieu qui pue, Dieu qui pète ». Duchazeau opine : « Ça c’est encore une bonne idée de Fabien . Il voulait que notre bande suscite la complicité des gamins. Je pense qu’avec un titre pareil, c’était réussi ! ».

"Dieu qui pue, Dieu qui pète"
© Duchazeau -Vehlmann - Milan

Dieu qui pue, Dieu qui pète et autres petits contes africains annonce l’album suivant qui va véritablement révéler le dessinateur au grand public : Les Cinq conteurs de Badgad. Un livre que l’on doit considérer comme une charnière dans le parcours de Frantz ? « Pas tout à fait. Le vrai changement, c’est lorsque j’ai fait mon album en solo Les Vaincus. Avant cela, j’étais ravi de bosser avec des copains, il me suffisait de dessiner leur scénario. Mais l’idée de raconter moi-même des histoires me titillait de plus en plus. Il fallait que je m’y mette ». Si les ventes des Cinq Conteurs de Badgad sont modestes, le succès critique est remarquable. Duchazeau tempère : « Oui, mais je ne suis pas dupe, c’est le scénario qui était excellent. Fabien aurait pu faire dessiner son histoire par n’importe qui. C’était lui la pièce maîtresse ». Si la modestie de Duchazeau est à son honneur, il est indéniable que les ambiances mystérieuses, créées par son dessin, participent à la magie de cet album qui fait l’éloge des raconteurs d’histoires.

Ex-libris réalisé lors de la sortie des "Cinq Conteurs de Badgad"
© Duchazeau -Vehlmann - Dargaud - Librairie Fantasmagories

Sans projet immédiat, Frantz Duchazeau ose s’aventurer dans album solo. La période lui semble opportune : « Je sentais tout simplement que c’était le moment. Je n’avais plus d’album sur le feu. Il fallait que je me retrousse les manches pour faire un livre tout seul. Je lisais quantité de choses sur les Incas, ça a été ma matière première. J’allais pouvoir raconter des trucs personnels et proches de mon vécu par ce biais. En achevant ce scénario, j’ai ressenti de la fierté et le sentiment d’avoir accompli un virage ». Naturellement, c’est à son éditeur historique qu’il confie ce premier effort solitaire. Duchazeau raconte avec enthousiasme : « J’ai également eu le bonheur que Dargaud accepte immédiatement ce projet. À ma grande surprise, parce que tout était contre moi : un album unique, du noir et blanc, je ne suis pas un gros vendeur,… Les astres n’étaient pas en ma faveur ! ». Si Gwen de Bonneval lui a ouvert de nouveaux horizons et a été son éditeur chez Capsule Cosmique, puis Sarbacane, Frantz n’hésite pas à rendre hommage à un autre personnage clé de sa carrière : « Aux éditions Dargaud, François Le Bescond m’a fait une confiance aveugle durant toutes ces années… S’il y a bien quelqu’un à qui je dois tirer un coup de chapeau, c’est lui ! ».

Un extrait du "Rêve de Meteor Slim"
© Duchazeau - Sarbacane

Après Les Vaincus, Duchazeau entame une succession d’albums sur le blues, puis le folk, avec à la suite Meteor Slim, Les Jumeaux de Conoco Station et le récent Lomax. L’envie de mettre des images sur la musique sert de détonateur d’idées au dessinateur angoumoisin : « La musique m’a servi à raconter certaines expériences personnelles. Je vous avoue que je n’étais pas un fan de blues, j’ai découvert tout cela très récemment, il y a environ 5 ans, en voyant la série de films Martin Scorcese presents The Blues. L’ambiance générale de l’Amérique des années 1930 me plaisait beaucoup, plus que la musique. Pendant que je dessinais Meteor Slim, je n’y connaissais tellement rien que j’ai commencé à potasser et écouter les standards. Depuis, j’ai fait ma formation en blues, je connais désormais mes classiques. Comme j’avais une histoire sous le coude, je l’ai intégrée à ce monde-là, à l’Amérique de la grande dépression. J’aime ce côté crasseux, mais l’histoire de Meteor Slim pourrait très bien être transposée dans un autre monde… ». Le trait poussiéreux de Duchazeau épouse à merveille cette atmosphère et le dessinateur renchérit : « L’imagerie américaine de cette époque est fabuleuse. Elle me correspond parfaitement. Je fonctionne au ressenti. Je n’atterris pas dans un sujet par hasard. Tous mes sujets contiennent un lien avec moi, qui ne demande qu’à être trouvé. Je suis à l’affût de découvertes qui vont m’emmener vers d’autres horizons. »

"Le Diable amoureux et autres films jamais tournés par Méliès
© Duchazeau - Vehlmann -Dargaud

En marge de ces trois albums musicaux, Duchazeau retrouve Vehlmann en 2010 pour un album en contre-pied, consacré aux films jamais tournés par Georges Méliès. Un album complètement parisien : « On avait très envie de faire un album sur Paris. Fabien s’intéressait au personnage de Méliès, mais il ne voulait pas faire un copier / coller de ses films. Alors Fabien a inventé des histoires, comme il l’avait fait avec les contes africains. C’est notre recette depuis Dieu qui Pue, nous nous servons de l’ambiance générale et nous recréons tout un monde. On respecte les codes, mais on les réinvente. C’est très confortable, car on a à disposition une imagerie d’époque, tout en disant ce qu’on a envie de dire. C’est vraiment le but : garder toutes les libertés possibles ». Ce beau livre onirique passe malheureusement un peu inaperçu, malgré d’évidentes qualités. L’auteur explique : « Le problème de faire des livres en noir et blanc, c’est que les éditeurs sont à peu près sûrs d’en vendre moitié moins que des livres en couleurs. Mais je ne me vois pas faire de la couleur juste pour vendre plus. Ça n’aurait pas de sens ! ».

Détail de la couverture des "Vaincus"
© Duchazeau - Dargaud

Comme bon nombre de dessinateurs, Duchazeau est attaché à la pureté du dessin que procure le travail en noir et blanc : « Le noir et blanc se suffit à lui-même. La couleur est inutile. Pourtant, quand j’ai débuté dans le métier, je pensais le contraire. J’avais l’impression que ça apportait une dimension supplémentaire ». C’est la révélation de la bande dessinée japonaise qui va le faire changer d’avis : « La lecture des mangas m’a donné envie de faire du noir et blanc. J’en lisais énormément. Je me suis rendu compte des possibilités. On peut faire de grandes cases, s’attarder sur des détails. Depuis, j’ai pris le parti de ne faire que du noir et blanc. J’aimerais rester dans cette veine-là ». Une veine qui ravit les goûts de lecteur de Frantz Duchazeau : « J’adore Krazy Kat, je suis en admiration devant les planches d’Hugo Pratt,… Tardi disait que c’était un crime qu’Hergé ait redessiné Les Cigares du Pharaon. Je suis tout à fait d’accord, quand on voit les fac simile de Tintin en noir et blanc, c’est un pur régal. »

"Lomax, collecteur de folk songs"
© Duchazeau - Dargaud

Tant dans Les Cinq Conteurs de Bagdad que dans Le Diable amoureux et autres films jamais tournés par Méliès, Vehlmann inventait de vraies fausses anecdotes mises en images par Duchazeau. Cette sublimation de la réalité est-elle également de mise pour son Lomax, collecteur de folk songs ? Frantz Duchazeau opine : « Il n’y a quasiment rien de vrai. C’est un joli mensonge. Je prends des anecdotes concernant les Lomax, mais je les enrobe… La seule chose vraie dans Lomax, c’est la scène dans l’église. Ce qui est intéressant, ce n’est pas de raconter les choses telles qu’elles se sont passées, mais plutôt de synthétiser l’esprit de l’époque. On peut mettre des détails, mais il ne faut pas se perdre avec des choses insignifiantes. Plutôt que de raconter précisément des événements, mon défi est de restituer une ambiance, une époque, avec des anecdotes (vraies ou pas) et d’y mettre beaucoup de choses de moi. C’est un cheminement qui permet, je l’espère, de capter l’essence de l’Amérique de ces années-là. Il faut se documenter, lire sur ce dont on parle... Mais, ne pas perdre de vue que c’est l’histoire qui importe plus que l’Histoire. En ce sens, il est vrai que mon Lomax est un mensonge ».

Dans les prochains mois, Frantz Duchazeau va s’atteler à deux nouveau projets : « Je travaille sur un récit autobiographique et, en fin d’année, j’entame un album écrit par Jean-Paul Krassinsky, qui se passe dans la Russie des années 1850 ». L’occasion de découvrir un autre versant de la riche palette de cet autodidacte.

(par Morgan Di Salvia)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN :

Propos recueillis en août 2011, par Morgan Di Salvia.

En médaillon : portrait de Frantz Duchazeau © Rita Scaglia / Editions Dargaud

A propos de Frantz Duchazeau, sur ActuaBD :

> Les Cinq conteurs de Bagdad

> Les Jumeaux de Conoco Station

> Lomax, collecteurs de folk songs

> La Menace Frankenstein

> La Nuit de l’Inca

> Le Rêve de Meteor Slim

 
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