L’histoire de cet ouvrage mérite d’être racontée : Özge avait dessiné dans son coin des petites bandes dessinées qui racontaient des anecdotes de son enfance, pages qu’elle photocopiait et qu’elle partageait avec ses copines.
Ce qu’elle ignorait, c’est que celles-ci les avaient compilées et les diffusaient à leur tour, comme on le ferait d’un fanzine. Et puis un jour, lors d’une fête sur le campus, elle vit arriver vers elle une foule de « fans » qui avaient lu son histoire et qui en réclamaient la suite…
La suite, c’est ce que nous avons aujourd’hui entre mes mains… L’histoire d’une famille d’Izmir en Turquie dans les années 1980. À part papa et maman, il y a Pelin, la grande sœur, qui veut être ingénieure, à la grande satisfaction de ses parents, et puis l’oncle Nihat, le frère de sa mère, un peul cool, trop cool même, vivant dans un squat et régulièrement au chômage mais sympa, il prend la vie comme elle vient, du bon côté, sans que sa sœur lui en fasse le reproche. C’est plutôt son mari, le père d’Özge, orphelin de père et de mère (ils sont morts dans un accident) et de ce fait un peu raide, qui s’inquiète de ce mauvais exemple.
Özge est une petite fille espiègle, observatrice et curieuse. Sa star à elle, ce ne sont ni des chanteuses ni des joueurs de foot, mais… le commandant Cousteau qu’elle a découvert en même temps que Popeye et Dallas sur la seule chaîne nationale.
La voilà qui se met à rêver à faire de la plongée, à mener une vie d’aventurière, et même à faire du dessin. Mais de cela, il n’est pas question pour cette famille pauvre qui se sacrifie pour leurs enfants : il faut une situation en béton, dans les meilleures écoles, avec des notes excellentes. Brillante, Özge n’est cependant pas au niveau. Ratant son examen d’entrée d’ingénieure, elle opte pour les maths, sans savoir si c’est bien ça, sa vocation…
D’autant que l’atmosphère est lourde dans le pays. Mustapha Kemal Atatürk, le fondateur de la république turque, est présent à chaque instant de la vie : à l’école, une statue orne l’entrée, on récite ses sentences, il est célébré à la télévision, et les bons élèves ont tous la règle où figure son profil.
S’épand à l’école, dans les médias, dans les conversations-même, une laïcité radicale pétrie de nationalisme dont le "père de la nation" est la référence ultime. Les familles comme les commerces exposent sa photo, à l’instar d’une image pieuse. Un général domine le pays d’une main de fer et les éléments gauchistes, comme le prof d’Özge, tué par la police, sont durement réprimés, torturés, supprimés.
Özge raconte tout cela avec son trait primesautier, fait de collages et d’expérimentations graphiques, s’émancipant de l’habituel gaufrier et des conventions du genre. Avec son air de Petit Prince effrontée aux couleurs roux-renard, comme elle se dessine, elle nous offre un joli conte dont les couleurs vives ne cachent pas les zones d’ombre.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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Nager à contre-courant – Par Özge Samancı – Editions du Faubourg
L’autrice est à Paris cette semaine pour rencontrer son public français :
le 24 novembre à la librairie BDNet Nation (Paris 20e) à 16h30
le 25 novembre à la librairie Bulles en vrac (Paris 5e) de 17h à 20h
le 26 novembre à la librairie Eyrolles (Paris 5e) de 16 à 18h