En dépit d’un talent précoce qui se destine à l’art (il est l’élève notamment du très ingriste Louis Buisseret à l’Académie de Mons), ses débuts furent si difficiles qu’il trouva dans la bande dessinée un viatique en attendant que sa qualité de peintre lui fut reconnue. Ce qui n’arriva pour ainsi dire jamais.
Sa passion pour le corps féminin, qui conférait à l’obsession, a été son chemin de cohérence. Féru de littérature classique, il eut une correspondance abondante, notamment avec le grand amour de sa vie rencontrée, en 1948 : Ta Huyen-Yen (1931-2004). Une femme qui a conservé sa vie durant les lettres que l’artiste lui avait envoyées, ce qui nous permet de les découvrir aujourd’hui.
Ce moment de l’histoire de Paul Cuvelier, qui survient alors qu’il est déjà l’auteur reconnu de milliers de lecteurs du Journal Tintin (il a déjà les deux premiers Corentin, purs chefs-d’œuvre, à son actif). Il rencontre la jeune femme lors d’une conférence qu’elle donne à Mons. Ils ont l’une et l’autre 25 ans.
Mais pour diverses raisons, notamment culturelles, Yen « fuit », pour utiliser les mots de l’artiste. Leur amour ne dure pas, blessure que Paul Cuvelier ne pourra jamais refermer. Yen est pourtant l’un des premiers sujets du jeune artiste : dessins, toiles et même sculptures la représentent d’autant plus idéalisée qu’elle reste distante. Elle fait d’ailleurs sa vie avec un autre homme.
La correspondance passionnée, admirablement écrite, que publient Philippe Goddin et Marguerite Mergay, met en évidence la difficulté d’être un artiste à l’idéal un peu dépassé (dans les grandes expositions internationales, notamment à l’Expo 58 de Bruxelles, les noms de Calder, Pollock ou Soto sont ceux qui font l’actualité), aux préoccupations -l’érotisme- un peu en avance sur son temps (il décède en juillet 1978, quand émergent les Aslan, Crepax, Manara et autres Serpieri…) et un monde de la bande dessinée qui s’intéresse à lui -Hergé principalement, mais pas seulement- mais qui se rend compte que l’homme est en décalage avec la bande dessinée de son temps vouée aux séries commerciales un peu vulgaires. La publication d’Epoxy chez Eric Losfeld (l’éditeur d’André Breton et de Barbarella !), sur un scénario de Jean van Hamme, lui permet d’accéder à ce statut envié. Mais l’ouvrage paraît en Mai 68 et passe inaperçu. C’est un échec cuisant pour Cuvelier qui espérait pouvoir en vivre.
L’ouvrage qui évoque de façon détaillée la relation passionnée entre ces deux êtres, qui continueront à échanger par lettres jusque dans les derniers temps (heureusement, en ce temps-là, les mails n’existaient pas), corpus qui a pu être sauvé par Yen et transmis à la famille, est régulièrement entrecoupé de lettres de Hergé à l’artiste qui l’encourage, pour ainsi dire en vain, mais aussi de notes personnelles de Paul qui ne détestait pas la bande dessinée comme on a pu l’écrire trop souvent, mais qui considérait que son idéal artistique n’était pas adapté à ce médium.
Voici en tout cas une somme admirable, un travail passionnant et passionné qui ne nous étonne pas de l’hergéologue Philippe Goddin. Il contextualise très utilement l’histoire méconnue d’une des plus grandes figures de la bande dessinée belge.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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Le Mystère Paul Cuvelier – Par Philippe Goddin et Martine Mergeay – Les Impressions Nouvelles
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