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Yves Sente : « Je m’étais fixé le défi de rassembler les thématiques chères à Jacobs en une seule histoire. »

Par Charles-Louis Detournay le 22 janvier 2020                      Lien  
Le scénariste de Blake et Mortimer le plus prolifique depuis la reprise de leurs aventures nous explique comment il a relevé le challenge du diptyque de "La Vallée des immortels", et comment il conçoit globalement son approche pour cette série mythique.

Le second album de La Vallée des immortels recèle quelques surprises, dont une part de fantastique. Avez-vous voulu, à l’image du Mystère de la Grande Pyramide, mêler archéologie et mythologie de la civilisation rencontrée ?

Je m’étais fixé le défi de rassembler un maximum de thématiques chères à Jacobs en une seule histoire. Les albums de Blake et Mortimer font soit la part belle à l’aventure avec les confrontations militaires et géopolitiques, sont soit une enquête archéologique, ou portées sur la science-fiction (L’Énigme de l’Atlantide). Dans ce cas-ci, j’avais l’opportunité de rassembler l’enquête archéologique, la situation géopolitique tendue ainsi qu’une touche de fantastique avec cette fameuse Vallée des immortels. Concernant ce dernier élément, un peu moins réel, c’est au lecteur de décider ce qu’il désire croire ou non, comme cela a effectivement été le cas dans la conclusion du Mystère de la Grande Pyramide.

Avez-vous écrit cette conclusion en vous inspirant de la bague du Mystère de la Grande Pyramide, car le lien entre les deux éléments paraît évident ?

Cette similitude ne m’a pas poussé à écrire le scénario dans cette direction, mais lorsque c’était sur papier, j’ai réfléchi, comme toujours, afin de m’assurer que cet élément soit bien "jacobsien". J’ai effectivement repensé à cette bague, qui m’a peut-être inconsciemment influencé, mais en faisant ce lien a posteriori, je me suis rendu compte que si Jacobs l’avait réalisé ainsi en son temps, je pouvais également utiliser mon ressort scénaristique , car il correspondait à l’univers de Blake et Mortimer.

Yves Sente : « Je m'étais fixé le défi de rassembler les thématiques chères à Jacobs en une seule histoire. »

Dans votre exercice d’écriture, est-ce que vous vous laissez aller à scénariser, puis vous changez de casquette pour relire votre récit en regardant si tous les éléments cadrent bien avec l’univers de Jacobs, quitte à retirer de bonnes idées si elles sortent du canevas ?

C’est exactement cela ! Il m’arrive de retirer des rebondissements trop réalistes, qui pourraient par exemple trouver leur place dans XIII, si cela ne convient pas au ton des années 1940-1950 de Blake et Mortimer. Par exemple, un meurtre sordide ou un viol ne trouverait pas leur place dans la série de Jacobs, mais peut-être plus dans XIII.

Selon la série que l’on réalise, on sait quels sont les sujets que l’on peut aborder ou éviter. Au début, on se laisse aller à l’écriture, puis en se relisant, on écarte effectivement les sujets qui ne conviennent pas.

Je garde en tête que le récit doit pouvoir être lu par les 7 à 77 ans. Même si l’histoire est compliquée, un enfant doit pouvoir le lire sans être choqué, afin de respecter l’esprit des ces séries parues initialement dans le Journal de Tintin ou Spirou, comme c’était le cas de la plupart des bandes dessinées de l’époque. Alors qu’aujourd’hui, on sait que certaines séries ne s’adressent pas à ce public plus jeune, mais plutôt aux ados-adultes qui regardent les journaux télévisés et possèdent un plus grand recul sur la vie, ce qui permet parfois d’aborder des sujets plus compliqués.

Entre périple en avion et flashback historique, les séquences s'enchaînent...

Dans cet album, vous avez pu séparer Blake et Mortimer pour qu’ils puissent tous les deux suivre leur propre chemin ?

Voilà l’une des grandes difficultés de la série : elles comportent deux héros aux profils assez distincts : l’un est scientifique et l’autre est du MI5. Jacobs a lui-même été confronté à ce problème, car il a parfois éclipsé Blake, comme dans SOS Météores ou dans Le Piège diabolique duquel Olrik est également absent. Cette fois, j’étais assez content d’être parvenu à donner un rôle spécifique à chacun des trois personnages. Je pense que les récits exotiques s’y prêtent mieux que les récits fermés qui se déroulent uniquement en Angleterre.

Avec cette difficulté : le récit se place entre Le Secret de l’Espadon et Le Mystère de la Grande Pyramide, ce qui implique de respecter ce qui va suivre par la suite...

Je dois surtout respecter cette phrase prononcée par Mortimer dans le musée du Caire après y avoir été assommé dans l’album du Mystère de la Grande Pyramide : « Cela pourrait bien être ce fameux Olrik que l’on croyait mort depuis la guerre. » Je devais donc écrire une histoire où il ne pouvait pas l’avoir vu, ce qui était un défi complémentaire… Nous l’avons déjà évoqué vous et moi : Olrik est un personnage compliqué, car il reste le méchant qui intervient à chaque reprise et se ridiculise un peu plus à chaque fois.

Oui, il perd en épaisseur…

Tout à fait ! Et Jacobs l’avait bien compris : il l’évacue dans Le Piège diabolique. C’est suite aux courriers des lecteurs et à la pression de l’éditeur qu’il l’a ramené par la suite. Et à part jouer le rôle du méchant, on sent qu’on ne sait plus vraiment ce qu’on pourrait en faire.

Pour ma part, j’essaie de le mettre dans des situations différentes. Dans Le Testament de William S., le lecteur s’attend à ce qu’il s’évade de la prison et, au contraire, il intervient à partir de sa cellule. Dans Le Sanctuaire du Gondwana, je l’ai mis dans un autre corps. Et dans la La Vallée des immortels, il agit sans que Blake ni Mortimer n’apprennent qu’il tire les ficelles. J’essaie donc de varier ses interventions, à défaut de pouvoir m’en passer.

Pensez-vous qu’il faille envisager de réaliser une histoire sans Olrik ?

Très certainement ! Cela le recrédibiliserait : on se demandera où il est et ce qu’il fait. Et d’un autre côté, j’ai un projet pour un autre album avec André Juillard où Olrik tiendra un rôle différent de celui de l’éternel perdant.

Mon angoisse serait de me rendre compte a posteriori que je me suis répété en écrivant une intrigue. Je pense qu’il serait alors temps de passer la main. Tant que je trouve un part d’originalité dans l’utilisation des codes pour me surprendre moi-même, et ensuite le lecteur, je continuerai à m’amuser. Le jour où j’aurais fait le tour des formules que je pourrais inventer (et sans doute que d’autres trouveront de nouveaux moyens), alors je m’arrêterai. Car le mythe mérite mieux que la répétition à l’identique.

Vous cherchez donc à vous mettre à la hauteur de Jacobs ?

Ce qui devient de plus en plus compliqué vu le nombre d’albums qui augmente. Lorsque j’étais enfant, je n’ai jamais eu le sentiment de répétition à la lecture d’un Tintin ou d’un Blake et Mortimer : ils se différencient tous assez bien, ce qui a certainement contribué à la création du mythe, cette surprise renouvelée. Maintenant que nous arrivons à vingt-six tomes, à chaque nouvelle aventure, un espace est comblé. Les vides se réduisent, mais en cherchant bien, il en reste !

C’est là qu’intervient le fantastique.

Comme vous le savez, j’ai déjà expliqué à l’éditeur que ce serait mon prochain sujet. La manœuvre reste néanmoins compliquée… Car Hergé en envoyant Tintin sur la Lune ou Jacobs en envoyant Mortimer dans le passé avec Le Piège diabolique écrivaient pour le public de l’époque, celui des années 1950.

Aujourd’hui, on peut inventer des intrigues qui respectent ce cadre de cette époque, ce qui reste par contre moins facile pour la science-fiction car il faut éviter le pastiche. Or la science a évolué ! Le cerveau des lecteurs est bien dans les années 2020, et il aura vu tout ce que le cinéma et les autres arts ont proposé dans ce registre depuis les années 1950. Il faut donc trouver des sujets qui collent avec l’univers de Jacobs sans paraître trop désuet pour le lecteur contemporain. Je cogite sur le sujet…

Les codes graphiques du Mystère de la grande pyramide sont appliqués dans cet album.

Mais ce ne sera pas votre prochain Blake et Mortimer que vous réalisez avec André Juillard ?

Non, cet album, qui se déroulera en Cornouailles, est déjà complètement écrit. Sur cette pointe occidentale de l’île se sont retrouvés les derniers Celtes, chassés par les Romains. La légende du Roi Arthur se base d’ailleurs sur ces Celtes qui croyaient récupérer l’île après le départ des Romains et qui se font chasser par les Saxons. L’esprit celtique et indépendant du peuple de Cornouailles est donc très important, et ils se sentent très proches des Bretons de France. Nous aurons donc un récit en extérieur avec beaucoup de décors, ce qui devrait satisfaire André. Mais l’album ne sera pas fini avant deux bonnes années.

Avez-vous dû modifier la fin de La Vallée des immortels pour que Jean Van Hamme puisse y placer son Dernier Espadon ?

Initialement, j’avais effectivement prévu de raccrocher la dernière planche de la fin de La Vallée des immortels au début du Mystère de la Grande Pyramide. Mais comme le scénario de Jean s’insère entre les deux, j’ai modifié quelques détails pour qu’il puisse prendre le relais. Et parce qu’il utilise beaucoup les Espadons, j’ai également renoncé à les transposer à Hong-Kong ainsi que je l’imaginais au départ. Mais une contrainte peut se transformer en opportunité, car cela a conduit à la création du Sky Lantern, un vaisseau plus original. Ces petits ajustement obligent à trouver des solutions qui s’avèrent parfois meilleures que les idées de départ.

Cela reste pourtant important de se coordonner car le public de Blake et Mortimer est exigeant, pointilleux… et joueur ! Il apprécie ce jeu de la précision des scénarios se glissant dans l’univers du Jacobs. Et nous voulons aussi respecter ceux qui sont attentifs à ces éléments.

Petit clin d’œil à Hergé et Tchang

Concernant les deux dessinateurs hollandais avec qui vous avez travaillé sur La Vallée des immortels, avez-vous recueillis leur sentiment sur cette première immersion dans l’univers de Jacobs ?

À moi, ils m’ont expliqué qu’ils étaient à la fois excités et stressés au début de l’aventure, à l’idée de reprendre une telle série. Puis l’accueil très positif du premier tome les a rassuré, et ils prennent depuis un très grand plaisir dans cette réalisation.

J’imagine que vous aimeriez reconduire votre collaboration ?

J’aimerais beaucoup réaliser l’album de science-fiction avec eux. Car la SF implique l’utilisation d’engins originaux et Teun est particulièrement doué pour les dessiner. De plus, Peter dispose d’une ligne claire hallucinante : il est capable de réaliser de magnifiques décors, tant dans la ville que la jungle. Les deux se complètent bien et sont ouverts sur ce type de sujet. Pourtant, la question n’est pas encore à l’ordre du jour car ils ont effectivement déjà un projet d’album qui les attend. On verra donc dans quelques mois…

Yves Sente
Photo : Charles-Louis Detournay.

Propos recueillis par Charles-Louis Detournay.

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782870972816

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Toutes les illustrations sont tirées de La Vallée des Immortels T2, par Sente, Van Dongen & Berserik, Ed. Blake et Mortimer 2019 et sont : © 2019 - Editions Blake et Mortimer – Studio Jacobs.

 
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5 Messages :
  • Pas convaincu par ce scénariste. Selon ses interviews il dit "vouloir faire du Blake et Mortimer et pas du Jacobs", et il dit l’inverse dans une autre.
    Il est certes le plus prolifique, mais le moins cohérent, pour rester poli.
    Il a tuer Blake et Mortimer.
    Avant de faire une BD qu’il a envie de lire... qu’il fasse déjà un bon scénario. Comment peut on pondre un scénario sublime avec "la machination Voronov" et que des trucs alambiqués après ?
    A moins que son premier scénario ne soit pas de lui... (oups !)

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    • Répondu le 27 janvier 2020 à  10:31 :

      Comment ça ? Comme pour La vengeance du comte Skarbek, Yves Sente ne serait pas l’auteur du Comte de Monte-Cristo !!! Quelle déception !

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    • Répondu le 27 janvier 2020 à  10:32 :

      Yves Sente est très décrié mais ça me semble injuste en ce qui concerne "Blake et Mortimer". Certes son travail sur la série de Jacobs est très inégal, "Le testament de William S." était un ratage total, mais son dernier diptyque est remarquable. Comme tous les scénaristes, Sente est plus ou moins motivé selon la qualité de ses dessinateurs. Le Juillard de ces dernières années n’est plus que l’ombre de lui-même, ce qu’il a fait de "B&M" est pitoyable, alors que Berserik et Van Dongen sont des "jacobsiens" quasiment parfaits.

      Je crois que certains lecteurs (mais aussi auteurs) ne mesure pas la quantité effarante de travail que demande l’écriture d’un scénario aussi complexe et riche que celui du dernier diptyque de Sente. Impossible, de plus, d’écrire une telle histoire sans être doté d’une culture énorme. De plus sa fidélité à l’univers de Jacobs est très plaisante. Alors bien sûr, Sente est un mauvais dialoguiste, mais si ce défaut est gênant sur d’autres séries plus "modernes", il ne l’est pas sur "B&M".

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  • Sente est, de loin, le scénariste qui m’a le plus convaincu sur B&M.
    Même si l’ensemble de sa production n’est pas toujours excellente, aucun de ses albums n’est réellement raté, contrairement à Dufaux qui est passé totalement au travers de son sujet avec l’Onde Septimus.
    Je trouve qu’il est des 3 scénaristes celui qui non seulement produit le plus mais est surtout le véritable garant de l’esprit de Jacobs.
    J’avoue que je préfère largement les scénarios historico-politiques plus que ceux qui lorgnent du côté fantastique, mais c’était déjà le cas avec les albums de Jacobs. J’ai bien aimé son dernier diptyque, mais à mes yeux ses plus grandes réussites sur B&M restent l’Affaire Voronov et Le Serment des cinq Lords.

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  • Quelle date pour la vallée des immortels ???
    5 janvier 2022 16:11, par Regnier

    Le tome 1 commence avec l’évacuation des Oeuvres d’art vers Taiwan qui à lieu en Janvier 1949

    Fin 1948 la situation se dégrada à nouveau. Les communistes menaçaient Nankin. En novembre 1948, le gouvernement pris la décision de transférer la collection à Taïwan. Trois bateaux furent affrétés dès le mois suivant : le Chungting, le Haihu et le Kunlun. Outre les trésors du Musée national du Palais, ces bâtiments transportaient également des œuvres d’art et des documents du Musée national de Nankin, de la Bibliothèque nationale, de l’Academia Sinica et du ministère des Affaires étrangères, soit plus de 5 000 caisses. Le Kunlun partit en dernier, dans le froid et la pluie, le 29 janvier 1949, l’avant-veille du Nouvel An chinois.

    Et se termine le 1er Octobre 1949 proclamation de la république populaire de chine.
    La troisième guerre mondiale aurait donc durée 3 ans ?

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