Alix Garin, avant d’aborder les questions concernant votre premier album, pourriez-vous nous expliquer ce qui vous a attiré dans la bande dessinée ?
Alix Garin : La BD est une vocation depuis la prime enfance. Mon goût pour le dessin s’est révélé très jeune. Lorsque j’avais cinq ans, une amie de ma mère m’a dessiné six cases en gaufrier sur une feuille, en me disant : « Toi qui aimes bien dessiner, tu peux raconter une histoire dans ces cases ». Là est née ma grande passion pour la bande dessinée, et je me suis jamais arrêtée depuis lors, c’était comme une évidence. J’ai fait mes classes à l’école Saint-Luc à Liège où j’ai été bombardée d’influences, ce qui n’a fait que confirmer mon désir de raconter en bande dessinée.
Vous étiez donc dès le départ douée pour dessiner. Encore fallait-il avoir des choses à raconter, à transmettre aux autres par ce biais ?
AG : C’est venu en même temps que le dessin. Déjà enfant, je racontais mes propres histoires, certes à ma mesure de l’époque. Je me suis par la suite lancée dans des concours, et j’ai remporté le Prix Jeunes Talents du Festival de Saint-Malo, ce qui m’a mis le pied à l’étrier. En recevant mon prix, j’ai eu l’occasion de rencontrer beaucoup d’auteurs et d’éditeurs à Quai des Bulles, relations que j’ai entretenues par la suite. Cela m’a permis d’envoyer mes premiers projets, qui ont été refusés, mais cela m’a aidé à entretenir des contacts et de m’ouvrir les portes.
Est-ce donc en envoyant votre projet au Lombard que Ne m’oublie pas a débuté ?
AG : Non, pas du tout. Un jour, j’ai reçu une invitation Facebook et en voyant le profil de l’expéditeur, je m’aperçois qu’il s’agit d’un éditeur du Lombard, ce qui ne se refuse pas ! Dans l’heure, je reçois un message, dans lequel Mathias expliquait avoir beaucoup apprécié mes planches réalisées pour le concours de Saint-Malo, et qu’il était ouvert à lire mes éventuels projets d’albums. Et j’étais justement aux prémices du scénario de Ne m’oublie pas, j’envoie donc le pitch, et Mathias a semble-t-il eu directement un coup de cœur pour mon projet.
Mathias, rappelons tout d’abord que vous avez été secrétaire de rédaction au Journal de Spirou avant d’entrer dans l’équipe éditoriale du Lombard...
Mathias Vincent : Oui, après une dizaine d’années « chez Spirou » (comme on a dit à Marcinelle), j’avais fait un peu le tour de ce que je pouvais apporter au journal, et Le Lombard m’a complètement séduit avec son projet. Là où Dupuis voulait faire la BD de demain, Le Lombard désirait plutôt révolutionner la BD actuelle. À l’initiative de Gauthier Van Meerbeeck, ils voulaient lancer les nouveaux héros dans la mouture des grandes figures tutélaires publiées précédemment par la maison d’édition bruxelloise, avec en parallèle une diminution du nombre d’albums publiés pour mieux accompagner les nouveaux titres sélectionnés.
Ainsi, Le Lombard est passé à 75 titres annuels, soit une réduction environ de moitié en cinq ans. Avec cette philosophie : éditer moins d’albums pour mieux les défendre et leur offrir une vraie chance d’exister parmi les 5500 parutions annuelles. De plus, Gauthier a eu la gentillesse de ne pas m’enfermer dans un domaine particulier. Par exemple, cette année, je vais éditer du roman graphique, de la jeunesse, de l’ado-adulte, etc. Car Le Lombard reste une maison généraliste : on fait de tout, pour tous les publics, ce qui ne signifie pas que l’on fasse non plus n’importe quoi. L’idée était de reconstruire un catalogue dans les différentes branches.
Dès votre arrivée, vous vous êtes donc mis en prospection ?
MV : En effet. Bien entendu, la plupart des d’auteurs que j’ai contactés étaient déjà sous contrat et m’ont dit qu’ils penseraient à moi dans le futur. Dans le même temps, j’ai recherché de jeunes talents, car je suis persuadé qu’il faut pouvoir leur donner leur chance, et je pense que l’album d’Alix démontre l’intérêt de cette démarche.
Comment avez-vous découvert le travail d’Alix ? Lors du Festival de Saint-Malo ?
MV : Non, via les réseaux sociaux, et les pages d’Alix m’ont immédiatement impressionné, car en deux pages, elle était parvenue à raconter une histoire, ce qui n’est pas aussi simple qu’il y paraît. Je viens du Journal de Spirou et je sais que raconter avec un vrai contenu en deux pages reste compliqué : le temps de poser le décor et d’introduire les personnages, et on arrive déjà à la fin de l’histoire. Or, Alix était non seulement parvenue à relever ce défi, mais en plus, il y avait déjà un univers posé assez impressionnant pour son âge. Je m’étais donc dit que ce serait magnifique, si elle était capable de maintenir son style et sa maturité, de les transposer dans un récit au long cours.
D’où votre motivation à lui demander si elle avait des projets. Comment se sont déroulés vos premiers contacts ?
MV : Après de premiers échanges, nous nous sommes vus à Saint-Malo, ce qui était une vraie richesse à notre époque où les rencontres se font exclusivement à distance à cause de la pandémie. Suite à cette prise de contact, j’étais persuadé que nous pouvions faire de belles choses ensemble. Pour son premier récit, je m’attendais à ce qu’il faille beaucoup travailler avec elle pour éclaircir l’histoire, dégager des éléments forts, etc. En réalité, cela a été tout le contraire : dès la première lecture du scénario, elle avait réussi à poser tous les éléments nécessaires pour dégager l’émotion du récit. Elle possède cette faculté à appliquer naturellement les éléments qui apportent crédibilité et empathie envers les personnages. Bien sûr, nous nous sommes posés de petites questions pour affiner certains points, mais un travail en profondeur n’a pas été nécessaire.
Parlons donc de cet album. Vous y abordez ce que vous aviez ressenti comme petite-fille face à votre grand-mère, un propos assez universel ?
AG : Ma grand-mère, avec qui j’avais noué une relation très forte, a été atteinte de la maladie d’Alzheimer. Je l’ai vue décliner, et cela a été douloureux de constater cette dégradation cognitive et physique, jusqu’à l’arrivée en maison de retraite, qui est à mes yeux une épreuve insoutenable. Je ressentais le besoin de le verbaliser. La thématique m’est donc venue tout à fait naturellement, même si je l’ai inclus dans un propos entièrement fictionnel. Mais le ressenti des émotions était bien le mien.
Mathias, en tant qu’éditeur, aviez-vous perçu l’universalité du propos ?
MV : Je dois avouer que je n’étais absolument pas objectif, car je venais de perdre ma grand-mère, qui avait également souffert d’Alzheimer pendant quelques années. Je me suis donc dit que si l’histoire me touchait personnellement dès le premier pitch, elle ferait vibrer la corde sensible des lecteurs. Par la suite, je me suis rendu compte en le développant, que Ne m’oublie pas dépasse le stade de cette maladie, pour traiter de la relation entre les générations et de la transmission familiale.
Là est une des grandes forces du récit : cette relation intergénérationnelle où vous évoquez la difficulté que l’on a parfois à communiquer avec nos propres parents, ce qui renforce l’importance des grands-parents, qui peuvent malheureusement parfois disparaître à un moment où cette relation si riche prend toute sa force…
AG : Répartir le récit sur trois générations de femmes était essentiel à mes yeux, et surtout que la grand-mère constitue paradoxalement le lien entre la mère et la fille et permette à mon héroïne Clémence de prendre du recul par rapport à la relation avec sa mère.
De manière générale, je pense qu’à l’adolescence, on prend beaucoup de distance avec nos parents. On est parfois en colère, une colère qu’on catalyse souvent sur nos parents, alors qu’ils ne le méritent pas, mais on ne s’en rend compte que par la suite. Alors on les pardonne, tout en se pardonnant également. J’étais justement dans cette démarche en écrivant Ne m’oublie pas, et je voulais aussi évoquer ce passage à l’âge adulte qu’est le pardon à ses parents et de réapprendre à les aimer d’une nouvelle manière. On devient alors une nouvelle personne, une nouvelle version de nous-mêmes.
Pour autant, il fallait pouvoir sortir du lieu clos et convenu de la maison de retraite. Comment vous est venue l’idée de ce road trip, avec ces éléments extérieurs qui vont alimenter le récit et les émotions des personnages ?
AG : Je ne me suis pas dit que je voulais les sortir de leur contexte pour amener l’histoire car, depuis le début, le récit est celui de ce voyage. Et surtout, kidnapper la grand-mère, une idée que j’ai eu des centaines de fois dans mon propre vécu, et que je n’ai bien entendu jamais mis en pratique. D’où l’intérêt de la fiction : on peut inventer des récits qu’on n’oserait jamais vivre soi-même. Par les flashback, je voulais intégrer la nostalgie de l’enfance dans le schéma mental de Clémence, afin qu’elle parvienne à sortir de sa chrysalide et outrepasser cela.
La fiction doit servir selon moi à évoquer des émotions, des sentiments et des sensations auprès du lecteur, qui sont parfois très subtils, au point qu’on a du mal à les verbaliser soi-même. Et quand la fiction nous propose de mettre le doigt dessus, on s’identifie en se disant : « Voilà ce que je ressens. » Lorsque cela se déclenche, je trouve que la fiction devient alors absolument fantastique et c’est exactement ce que j’ai envie de réaliser avec la bande dessinée : mettre en exergue ces petites choses qui nous identifient et qu’on ne parvient pas toujours à exprimer.
Cela se perçoit particulièrement dans votre album pendant « la scène de la rambarde » : votre héroïne se rend compte elle-même qu’elle mûrit. S’occuper de quelqu’un d’autre lui permet de prendre conscience d’elle-même. Sa passion du théâtre l’aide à répondre à ses propres questions. C’est finalement cette part d’authenticité que vous désirez glisser dans vos livres ?
AG : Tout à fait, ce travail est aussi complètement cathartique, et je pense que cette sincérité-là élève le récit à un propos paradoxalement universel. « Paradoxalement » car je traite d’émotions hyper-personnelles. Or, nous ressentons tous les mêmes choses sans forcément le savoir. Plus on est précis dans le traitement de l’émotion, plus les autres vont parvenir s’identifier. Si le propos reste trop vague ou généraliste, le récit se vide de son sens et le lecteur n’accroche pas à ce qui est raconté.
Mathias, c’est la sincérité et le niveau d’émotion qui vous ont d’emblée touché dans le synopsis qu’elle vous a apporté ?
MV : Je ne doutais pas qu’Alix détenait l’émotion nécessaire, encore fallait-il trouver le moyen graphique et narratif de l’exprimer. Or, à son âge et sur un premier album, elle a fait preuve d’une surprenante maîtrise, signe d’une grande maturité.
Vous avez longtemps travaillé sur des récits plus courts dans le Journal de Spirou. C’était ici votre première pour un récit plus long. J’imagine que la manière de travailler est différente ?
MV : Ce n’est effectivement pas du tout la même mécanique. Le Journal Spirou se réalisait en permanence dans l’urgence, car il faut remplir 52 pages chaque semaine. Pour Ne m’oublie pas qui fait deux cents pages, il y a eu deux ans de travail. J’ai donc appris, en même temps qu’Alix, à construire un récit dans la patience. Nous avons surtout eu l’avantage de nous baser sur un scénario complètement rédigé, avant d’attaquer la suite de la réalisation. Nous sommes restés en permanence dans le partage, on a énormément échangé, et à chaque mise en ligne, nous avons eu l’occasion de peser le pour et le contre de chaque parti pris, pour rester au service de son livre.
AG : Cette collaboration est resté très spontanée. Quand on travaille le nez dans ses pages, c’est presque impossible de prendre du recul ; il faut donc bénéficier de ce regard extérieur car il ne peut être que positif. Il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises réponses dans ce type de cas, seulement un ressenti authentique. Bien entendu, il faut s’appuyer sur ses propres certitudes, mais en règle générale, les remarques ne peuvent apporter que des éléments positifs au livre, il faut absolument les prendre en compte. La collaboration reste la meilleure manière d’élaborer un récit aussi long, aussi ambitieux, car on ne peut pas prétendre réaliser un chantier aussi pharaonique uniquement seule, dans son coin.
Écrire la totalité du récit avant d’attaquer le dessin, était-ce une façon de maintenir votre émotion en continu ?
AG : Les intentions du récit sont venues naturellement, mais écrire le scénario reste une étape délicate et primordiale. Il y a beaucoup de questions auxquelles il faut apporter des réponses, et il faut que cela soit bien ficelé, car finalement, c’est le scénario qui caractérise une bonne bande dessinée. C’est toujours plus agréable si le dessin est beau, mais je trouve que cela reste secondaire. Pour moi, il y a aujourd’hui beaucoup de belles bandes dessinées qui paraissent, mais dont le scénario n’est pas toujours à la hauteur. C’est peut-être pour cela que j’aime segmenter les étapes : je ressens le besoin de tout écrire et de le valider à la virgule près, avant d’entamer le découpage de bout en bout et m’assurer que le récit reste fluide. Enfin, je peux dessiner et mettre en couleurs. Je pense que les étapes du scénario et du storyboard doivent selon moi être très cadrées avant d’entamer la réalisation pure et dure.
Une grande partie de la réussite de votre premier album tient selon moi à son rythme. Vous parvenez à faire varier les émotions et les intensités pour ne jamais laisser de temps mort et maintenir l’attention du lecteur…
MV : Le risque dans ce type de récit réside dans son « ventre mou » : entre l’élément déclencheur du début et la fin que l’on devine, il y a deux cents pages qu’il faut gérer au mieux. Il fallait éviter un faux rythme qui allait nuire à l’atmosphère. Alix a eu l’intelligence de faire rebondir l’intrigue dans différents sens, pour accélérer et ralentir le tempo, à l’exemple de la voiture de ce roadtrip, amplifié par une réflexion graphique qui joue avec ces effets de vitesse.
Comment dessinez-vous Alix ? Entièrement en numérique ?
AG : Je réalise le storyboard sur papier, dans de toutes petites cases, afin de bien visualiser les planches, puis je le transpose en numérique, car il me sert de crayonnés. Par la suite, je ne travaille qu’à la tablette, car je me suis rendue compte à l’école à quel point j’étais cadenassé par le fait de devoir tout recommencer lorsqu’on réalise une erreur sur le papier. Cette prudence m’empêchait d’expérimenter de nouvelles choses. Les outils numériques m’ont permis de progresser à grands pas en testant mes dessins sans avoir peur de les rater. J’ai donc été totalement séduite par ce médium, qui me permet aujourd’hui de travailler relativement vite tout en assurant un niveau constant. Avec deux cents pages, il faut tout de même avancer à un certain rythme pour rester rentable.
Beaucoup de choses se sont produites pendant ces deux années : je suis passée du statut d’étudiante à celui de femme active. J’ai senti comment psychologiquement j’avais quitté l’adolescence, en me sentant apaisée, et me disant : « C’est ça, la vraie vie ! », un sentiment très positif, même si j’ai le sentiment que je ne vis plus aussi intensément que pendant l’adolescence où l’on baigne dans l’hypersensibilité. La mélancolie et la tristesse viendraient presque à me manquer…
Mathias, avez-vous aussi appris des choses avec ce premier projet que vous avez porté du début à la fin ?
MV : C’était bien entendu une découverte également de mon côté. J’ai évidemment appris plein de choses, avec tous les rouages, du début jusqu’à aujourd’hui, et ce n’est bien entendu pas fini, car nous allons assurer les promotions et suivre les ventes. Encore de beaux moments en perspective ! Et d’autres albums qui suivent avec notamment Nottingham ou encore Le Tambour de la Moskova par Simon Spruyt
Quant à vous, Alix, après avoir porté aussi longtemps votre album, j’imagine que vous ressentez une sorte de baby blues… ou plutôt de BD blues ?
AG : Oui, je suis en plein BD blues. (rires) J’ai besoin de me retrouver car je ressens un peu l’angoisse de la page blanche pour la première fois. Voir l’enthousiasme que suscite l’album me réjouit bien entendu, mais me fait un peu peur dans le même temps car je ne veux pas décevoir par la suite. J’ai la chance de travailler sur le côté, ce qui me permet de ne pas dépendre financièrement de la bande dessinée. Je vais donc me laisser le temps pour trouver un nouveau projet qui me tienne vraiment à cœur, qui me transporte, pour remettre dans le bain. Même si je resterai dans la même veine, à savoir le roman graphique qui explore les émotions, les sentiments et la nature humaine.
(par Charles-Louis Detournay)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Ne m’oublie pas, par Alix Garin - Le Lombard. 224 pages - 22,50 €
La remise des prix à Quai des Bulles en 2017, dont le Prix Jeunes Talents d’Alix Garin
Lire une précédente interview de Mathias Vincent, alors qu’il travaillait encore au Journal de Spirou avec Florence Mixhel : « Groom sera publié à raison de deux numéros par an : une rétrospective en fin d’année, et un sujet de société pour la rentrée »
Photos : Charles-Louis Detournay.
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