Le confinement restera comme un événement assez exceptionnel dans l’histoire éditoriale de la bande dessinée. Comment votre maison d’édition a-t-elle vécu la fermeture des librairies ?
Nous avons vite réagi, grâce à notre service de diffusion qui est très rapidement revenu vers nous en envisageant plusieurs scénarios et des hypothèses associées : sortirait-on du confinement au début du mois de mai, ou plus tard ? Avec quel impact sur le programme des parutions ? Etc.
Nous avons tablé sur le scénario le plus raisonnable, à savoir deux mois de lockdown complet. Par la suite, il a fallu réfléchir aux albums dont les sorties allaient se décaler. Fallait-il les repousser de quelques mois ? Ou carrément d’une année ? Ces questions attendaient des répondes concrètes.
Revoir la totalité de son programme éditorial avec ces inconnues, était-ce une gageure ?
Au Lombard, nous avons la grande chance d’être maintenant au cœur de notre programme de réduction des sorties, ainsi que je vous l’avais expliqué précédemment. En 2014, le Lombard publiait 135 nouveautés chaque année, alors que nous ne sommes plus qu’à 70 sorties. Cette réduction nous a donné la flexibilité nécessaire pour affronter la situation actuelle. Cette crise est donc parvenue pour nous au moins mauvais moment possible, même si nous aurions naturellement tous voulu l’éviter.
Plus globalement, notre structure possède la capacité de porter et de défendre efficacement 80 à 90 albums par ans. Actuellement, avec ces 70 nouveautés, nous ne devons donc pas nous contraindre. On peut même se permettre de signer un petit plus que par le passé. Tout en sachant qu’au-delà de 90 nouveautés, nous serions un peu moins aptes à accompagner chacune d’entre elles. D’où notre volonté de nous limiter.
N’est-ce pas compliqué d’annoncer à des auteurs que leurs albums seront décalés d’un an peut-être, alors que cela fait sans doute des mois ou des années qu’ils en attendent la parution ?
Sans doute, mais le sentiment majeur recueilli suite à cette annonce était plutôt de la sérénité. Ils étaient rassurés d’apprendre que leur album serait défendu comme il le mérite et non sacrifié avec une sortie expéditive, juste pour rentrer dans les budgets de l’année au chausse-pied.
Vous évoquez les budgets. On imagine bien que le décalage des parutions représente tout de même un manque à gagner avec un impact financier sur les prévisions des résultats.
Le choc financier est inévitable, comme pour l’ensemble des maisons d’édition. Il faut savoir l’accepter et éviter d’agir dans la panique au détriment de certains titres. Face à la situation actuelle, nous avons obtenu de ne pas regarder le résultat de cette année de manière isolée, mais d’opter pour une perspective élargie à deux ans. Nous avons bénéficié du luxe de ne pas courir à tout prix après le bouclage illusoire du budget annuel, et de pouvoir décaler une quinzaine de titres à 2021.
Même si l’on s’est aperçu que ce confinement avait eu peu d’impact sur la vie au quotidien des auteurs qui travaillent sur leurs albums, mis à part leur vie sociale, comme nous tous, les avez-vous contacté durant cette période ?
Oui, nous voulions leur expliquer comment le confinement allait se dérouler pour notre maison d’édition. Nous avons effectivement remarqué que l’équipe [du Lombard] fonctionnait également très bien en télétravail, et que ce confinement avait finalement peu d’impact dans nos relations avec nos auteurs, sauf à quelques exceptions, comme le scan des planches par exemple. Les auteurs ont avancé dans leurs albums respectifs, sans différence majeure dans leur mode de vie. Pour la plupart, le moral semble bon, et le rythme de travail demeure.
Le confinement a tout de même provoqué une baisse drastique de vos revenus pendant deux mois. Avez-vous eu recours au chômage économique de vos équipes pour limiter l’impact de la crise sur vos finances ?
Nous avons fait le constat qu’il fallait assurer la continuité et travailler pour le futur : nous avons donc limité le plus possible le chômage économique. C’est d’ailleurs une chance de faire partie d’un groupe qui possède la trésorerie nécessaire. De plus, les deux maisons bruxelloises de Média-Participations, à savoir Le Lombard et Dargaud/Kana, étaient en avance sur leurs résultats en début d’année. De quoi apporter un regain de confiance aux dirigeants et les motiver à nous suivre dans cette gestion de la crise.
Est-ce que le confinement a généré une augmentation de vos ventes sur le support numérique ? Cela vous laisse imaginer l’évolution de ce marché ans le futur ?
Nous avons constaté une forte augmentation du trafic. Mais cela concernait surtout les offres d’albums et d’abonnement gratuits. Il est impossible d’en tirer des conclusions à long terme. Il faudra faire une analyse des chiffres après le retour à la normale, avec un peu de recul. Même s’il est entendu que le numérique représente en partie l’avenir du marché, je continue à croire que la transition se fera sur un temps très long. Je ne pense pas que le confinement ait suffi à créer un changement de paradigme.
Il a aussi fallu tenir compte des autres maisons d’édition et du marché. Quelle a finalement été votre stratégie pour cette reprise et la reprise de vos parutions en 2020-21 ?
Nous avons tablé sur le pire scénario possible, à savoir très peu de déprogrammations de la part nos concurrents. Globalement, nous avons donc maintenu des albums qui étaient déjà annoncés, en choisissant d’en décaler d’autres en octobre, voire en janvier, février ou même mars de l’année prochaine, par un jeu de chaises musicales. Nous avons souhaité respecter l’ordre d’arrivée en ne défavorisant pas un titre par rapport aux autres : il arrive dès lors qu’un roman graphique décalé de quelques mois en repousse un autre également pour une période identique.
Nous vivions déjà une ère de surproduction assez délirante. Le phénomène va être encore accentué dans les prochains mois, il faut y être paré.
Dans les sorties maintenues pour ce printemps, on retrouve Le Convoyeur et Les Omniscients.
Nous avons maintenu le lancement de ces deux nouvelles séries car il avait été très bien préparés en amont. La sortie du premier tome du Convoyeur ne signifie pas que Pierre Dubois et Dimitri Armand ne clôtureront pas leur trilogie consacrée au western (Sykes ou Texas Jack), mais cela faisait longtemps que je voulais présenter à Dimitri le scénariste Tristan Roulot, qui réalise déjà Hedge Fund, Crypto-monnaie et Irons au Lombard. Naturellement, cette thématique post-apocalyptique du Convoyeur reste dans l’air du temps, mais je pense que les auteurs ont su lui apporter des aspects très innovants qui vont révéler tout le potentiel de la série.
Second tome 1 qui paraît dans quelques jours, Les Omniscients présente cinq adolescents qui se réveillent du jour au lendemain en possédant la totalité du savoir connu par l’humanité. Ce concept d’omniscience est une idée forte, car au-delà d’histoires très bien construites par Vincent Dugomier (Les Enfants de la Résistance) et comportant leur part de mystère, la série pose la question de l’apprentissage, avec la connaissance que l’on acquiert par l’apprentissage magistral et celle basée sur l’expérience. De plus, s’il n’est plus nécessaire de consacrer une majeure partie de son temps à apprendre, comment profite-t-on du temps libre alloué ? Premières réponses le 12 juin...
Nous avons également maintenu deux nouveautés importantes en septembre : le nouvel album issu de la collaboration entre Charyn et Boucq, ainsi que Karmela Krimm, la nouvelle série signée par Trondheim et Franck Biancarelli. Ce seront deux lancements suffisamment forts pour affronter la tempête de la rentrée.
Ce 26 juin sortira également la dernière histoire du regretté Frank Giroud ?
Nous avions effectivement signé ce diptyque quelques mois avant sa disparition. L’histoire était complète et comme elle a été entièrement conçue avec Laurent Galandon, son complice entre autres sur L’Avocat, c’est ce dernier qui s’est occupé du découpage final. Plein d’action et de rebondissements, le premier tome de Babylone sera donc disponible le mois prochain.
Outre les titres précités, avez-vous un coup de cœur à nous signaler au sein de vos prochaines parutions ?
Si je ne devais en citer qu’un… (un choix difficile)… j’attirerais l’œil du lecteur sur la lauréate du Prix Raymond Leblanc 2018, Maurane Mazars. Son album Tanz ! est une très belle réussite !
Le mot de la fin : est-ce que vous tirez un enseignement spécifique de votre gestion de la crise ? Par exemple dans le cas d’une seconde vague ?
Comme c’est impossible à prévoir, nous en sommes tous réduits à faire des paris. Nous avons pris le pli d’être résolument positifs et surtout constructifs. À ce stade, nous avons opté pour un véritable redéploiement, comme s’il n’y allait pas y avoir de deuxième vague.
Propos recueillis par Charles-Louis Detournay.
(par Charles-Louis Detournay)
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