Ce 10 janvier dernier, cela faisait 90 ans que Tintin faisait sa première apparition dans le Petit Vingtième, entamant ainsi un voyage vers un succès populaire sans précédent dans la bande dessinée belge. Pour accompagner et soutenir la création d’Hergé et les attentes du public, il fallait que l’auteur trouve un éditeur à la hauteur de ses espérances. Ce qui fut le cas avec Casterman en 1934, et l’édition des Cigares du Pharaon.
85 ans ! En affaire, surtout en terme de création, une telle longévité entre deux partenaires reste exceptionnelle. Il est donc logique que, depuis la création des éditions Moulinsart, la relation entre les deux sociétés n’ait jamais été un long fleuve tranquille. Celle-ci semblait s’être apaisée avec l’arrivée de Benoît Mouchart en tant que directeur éditorial de Casterman en 2013. Il nous l’avait d’ailleurs confirmé aussitôt : "À notre arrivée en mars 2013, Charlotte Gallimard en tant que directrice générale et moi comme directeur éditorial BD, nous souhaitions bâtir l’avenir de Casterman en nous appuyant d’abord sur ses fondations. L’une des composantes déterminantes de l’identité de la maison demeure Tintin."
Après quelques belles réussites comme la double édition des Sept boules de Cristal et du Temple du Soleil commenté par Philippe Goddin, ainsi que Les Trésors de Tintin et le lancement du feuilleton intégral, les deux partenaires avaient entamé en 2017 une opération commerciale de grande envergure, avec la publication d’une version colorisée des Tintin au Pays des Soviets.
Un Congo qui définitivement ne passe pas...
Malgré cette connivence somme toute retrouvée, Moulinsart et Casterman ne partagent pas toujours un seul et identique point de vue. Loin du traditionnel compromis (une méthode de négociation emblématique du Plat Pays), les deux partenaires n’ont pu trouver un accord concernant le fameux Tintin au Congo, un album qui fait couler beaucoup d’encre en particulier depuis une dizaine d’années (voir nos nombreux articles à ce propos qui ont fait l’objet d’un recueil en volumes).
Comme nous vous l’expliquions en détail dans notre précédent sujet, "Pour le 90e anniversaire de Tintin, Moulinsart affirme son leadership sur Casterman", Moulinsart et Casterman ne sont pas entendus concernant la présence d’une introduction à la nouvelle édition colorisée de la première version noire et blanche de Tintin au Congo. Un bras de fer dont la Deadline du 90e anniversaire de Tintin avait poussé Moulinsart à commercialiser cet album seulement en numérique, et sous son unique label, sans son partenaire éditorial historique.
Depuis lors, Casterman et Moulinsart n’ont plus communiqué conjointement, ce qui augurait le retour d’un climat glacé... à plus d’un titre !
Un Thermozéro qui jette un froid !
En janvier dernier, alors que Moulinsart tentait de contrôler au mieux sa communication autour du 90e anniversaire de Tintin, ainsi que cette sortie unilatérale et uniquement numérique de cette "nouveauté", le directeur éditorial de Casterman Benoît Mouchart lançait au même moment sur les ondes un appel vibrant : « Écrivez à Fanny Rodwell pour la convaincre de publier le "Thermozero" ! »
Qu’est-ce que le "Thermozéro" ? C’est une des aventures de Tintin inspirée par un scénario de Michel Greg, que Hergé avait entamée avant finalement de la laisser de côté, bien qu’elle reste le récit le plus abouti de ses abandons. Benoît Mouchart est depuis longtemps l’un des ardents partisans de sa publication. À sa nomination chez Casterman, il nous avait d’ailleurs démontré son expertise à ce propos : « Fanny et Nick [Rodwell] me connaissent depuis une quinzaine d’années, et même si j’ai pu aborder quelques sujets polémiques pendant cette période (notamment en publiant un livre sur Jacques Van Melkebeke), je n’ai jamais connu de problèmes avec eux. En son temps, j’ai même pu consulter les archives de la Fondation Hergé, c’est vous dire la confiance mutuelle qui s’est instaurée. Plus personnellement, je n’aurais jamais réalisé mon parcours sans être un tintinophile passionné depuis mes premières années. Alors que j’étais au collège, j’entretenais déjà une correspondance avec Philippe Goddin et Benoît Peeters sur des sujets comme le Thermozéro ou « Qui est Ramo Nash ? [1] » Tous ces éléments positifs, conjugués avec l’excellente relation nouée avec Didier Platteau, ont permis de faire aboutir rapidement des projets communs, et c’est comme cela que nous avons pu lancer la publication des deux Rascar Capac. »
La veille de l’anniversaire des 90 ans de Tintin, soit le 9 janvier dernier, Benoît Mouchart participait à une émission de France Inter, lors de laquelle il a recontextualisé le propos du Thermozéro : « [Ce que j’aurais aimé pour fêter les 90 ans de Tintin, c’est] éditer en l’état [le Thermozéro], donc pas en terminant cette histoire, mais publier cette aventure de Tintin inachevée par Hergé. "Tintin et le Thermozéro" a été réalisée à la fin des années 1950 et au début des années 1960, dont on bénéficie du storyboard complet (62 pages très abouties), huit pages crayonnées et énormément de variantes de scénarios. C’est un récit à la Hitchcock qui commence par un accident de voiture pendant la Guerre Froide. Témoin, Tintin dépose son imperméable sur un accidenté, qui y glisse un objet mystérieux. [Notre héros] devient alors la cible de poursuivants, qui semblent être des agents secrets. J’aurais beaucoup aimé le publier cette année, et je ne renonce pas à convaincre Fanny Rodwell, l’ayant droit d’Hergé. Les auditeurs peuvent écrire à Fanny... »
« Ah, intervient le journaliste Laurent Goumarre, Il faut un référendum, il faut faire pression sur Fanny ! Mais pourquoi bloquent-ils : l’Alph-Art a été publié ! »
« Ce qui bloque, c’est qu’il y a eu plusieurs intervenants sur cet album. Mais ce sont des pudeurs déplacées, car beaucoup albums ont bénéficié de collaborations, à commencer par le Sceptre d’Ottokar. [...] Or Hergé a finalement renoncé au Thermozéro, peut-être trop proche de L’Affaire Tournesol pour réaliser une aventure sans aventure, à savoir Les Bijoux de la Castafiore. Pour ma part, je trouve très intéressant de découvrir une œuvre en gestation, comment un repentir peut mener à un abandon ! »
La veille, le 8 janvier 2019, toujours pour France Inter, Benoît Mouchart avait déjà lancé ce vibrant appel auprès des lecteurs->https://www.franceinter.fr/culture/verra-t-on-un-jour-tintin-et-le-thermozero-dans-un-album?fbclid=IwAR1ZQSY9eMURphBrwwtn8iCrwCnls2VS4rMRB9oOooYpa98tcy_8zV-tTKg] : « [Le Thermozéro] est l’âge d’or d’Hergé, le moment où il est en pleine possession de son art, de ses moyens narratifs et de son humour, c’est donc là un témoignage très intéressant. J’incite tous les auditeurs de France Inter à écrire à l’ayant droit d’Hergé, Fanny Rodwell, pour la convaincre de publier cette histoire. »
Nous avions pu constater ça et là différentes réactions sur des sites et des forums, mais restait à savoir si les lecteurs avaient été aussi nombreux à écrire à la seconde épouse d’Hergé pour tenter d’infléchir sa position. Dans une interview croisée avec Philippe Geluck dans le magazine belge Trends Tendances de ce 21 mars, Nick Rodwell expliquait pourquoi il était opposé à la publication du Thermozéro, même en l’état : « - Parce que Hergé a abandonné ce projet ! Il ne voulait pas continuer cet album. Il ne le sentait pas dans ses tripes. Donc, c’est fini. On arrête là ! Ce serait complètement ridicule. Ca revient aujourd’hui,parce que Benoît Mouchart, le directeur éditorial de Casterman, a incité le public en France et en Belgique à écrire personnellement à Fanny pour plaider personnellement la cause de cet album qu’Hergé n’a pas terminé. Mais je trouve cela complètement débile. » « - Il y a eu beaucoup de lettres ? », lui demande Philippe Geluck. « - Au moins quatre ! », assène le directeur de Moulinsart.
« En 2053, Tardi aura 107 ans et il pourra faire ce qu’il veut ! »
Cette étrange exclamation figure dans la même interview. Elle mérite quand même quelques explications. Reportons-nous une fois encore à l’émission Le Nouveau Rendez-vous du 9 janvier 2019 sur France Inter. Benoît Mouchart y évoquait les diverses possibilités concernant une reprise hypothétique du monde d’Hergé en bande dessinée : « Je pense que ce serait envisageable si, et je vais dire quelque chose qui va peut-être faire hurler : et si ces albums ne mettaient pas en scène Tintin, mais les personnages de Tintin ? Je pense que le personnage de Tintin est pratiquement impossible à mettre en scène. En revanche, comme je l’ai déjà évoqué en rigolant avec certains auteurs dont [Jacques] Tardi, [ce dernier] se verrait bien animer une aventure du Capitaine Haddock. Car finalement, on ne sait pas ce qui arriver à Haddock avant de rencontrer Tintin ! Comme pour le Professeur Tournesol... Puis, il y a des interférences : dans La Vallées des Cobras tirée de l’autre série d’Hergé, "Jo, Zette et Jocko" font la connaissance du Maharadjah de Gopal. Quand on lit très bien Les Bijoux de la Castafiore, on voit dans Paris-Flash que ce Maharadjah a été fiancé à Bianca Castafiore. Donc, ces mondes s’interpénètrent et l’on pourrait raconter des choses... »
En commentaire de ces quelques dessins qu’il a réalisés, reprenons ce que Tardi écrivait son recueil d’illustrations Mine de Plomb (Futoropolis, 1985) : « Comprenez-moi bien, la "ligne claire" m’énerve car j’hésite toujours quelques secondes avant d’attribuer tel dessin à son auteur. Comme véritable géniteur, je ne vois qu’Hergé, à qui tout appartient. Peu de plans ou de cadrages qu’on ne trouve déjà dans Tintin... » Et juste après la disparition d’Hergé : « Hergé est mort... il a peuplé mon enfance. Il va de soi que Tintin, s’il a été parodié, ridiculisé, diffamé, avait tout fait pour. Il ne viendrait pas à l’idée de raconter des saloperies sur le Capitaine Haddock, le vrai héros des aventures de Tintin. Serais-je attiré par les alcooliques ? »
Ces possibilités d’albums évoqués ont fait réagir Philippe Geluck et Nick Rodwell dans l’interview croisée pour Trends Tendances. D’un côté, Geluck respecte la position de Fanny, mais de l’autre, il fait remarquer à Nick Rodwell que l’œuvre d’Hergé entrera dans le domaine public en 2053. Et Geluck de continuer : « Tardi aura 107 ans et il pourra faire ce qu’il veut ! Non, ce que je veux dire, c’est que n’importe qui pourra faire ce qu’il veut avec Tintin. Nous ne serons probablement plus là mais à ta place, je serais curieux de voir ce que ça donnerait avant 2053. Donc ma question est simple : pourquoi ne pas laisser faire plus tôt ? Parce que Tintin vu par Tardi, ce serait beau, émouvant, respectueux... »
« Je me cache derrière Fanny qui a déjà expliqué son sentiment à ce sujet, répond Nick Rodwell. Elle respecte la volonté d’Hergé. Je n’aime pas cette expression mais, moi, je travaille pour protéger les intérêts de Fanny. Je travaille pour ma femme. Je fais cela pour elle. La connexion, c’est Hergé, Fanny et puis moi. Si Fanny n’est plus là, je n’ai aucune raison d’exister. »
Un astre en signe de réconciliation
Cette discussion par médias interposés ne laisse pas planer beaucoup d’optimisme et de sérénité quant à la relation actuelle entre Casterman et Moulinsart, qui tourne au dialogue de sourds entre Haddock et le Professeur Tournesol. Pourtant, toujours dans cette émission du 9 janvier sur France Inter, Benoît Mouchart pondérait son point de vue et rappelait aux auditeurs pourquoi il n’y avait pas de nouvel album de Tintin : « Dans plusieurs interviews, Hergé a déclaré que Tintin sans lui ne serait plus Tintin, et que donc il ne le souhaitait pas. Et Fanny a toujours respecté ce souhait. Les héritiers d’Hergé sont souvent attaqués sur le fait qu’ils seraient mercantiles. S’ils étaient réellement aussi mercantiles qu’on le dit, ils auraient mis en chantier depuis très longtemps une nouvelle aventure de Tintin. »,
Autre preuve d’une volonté d’apaisement, nous avons été étonnés de recevoir il y a quelques jours un communiqué de presse émanant de Casterman et traitant de la prochaine parution d’un album de Tintin. Bien entendu, il ne s’agit pas du Thermozéro rêvé par Benoît Mouchart, mais d’un double album édité à l’occasion des 50 ans du premier pas de l’Homme sur la Lune. En effet, alors que ce jubilé s’annonce comme l’un des événements marquants de l’été prochain, Casterman rappelait ) quel point Hergé avait démontré son sens de l’anticipation en travaillant sur le voyage lunaire de Tintin dès 1947 : « C’est en effet le 25 mars 1953 (soit il y a 66 ans) que le reportage dessiné par Hergé dans le Journal Tintin montrait [le reporter à la houppe] marcher pour la première fois sur notre satellite naturel. . »,
Nous allons profiter par conséquent d’une très belle édition à sortir ce 22 mai (date-anniversaire de la naissance d’Hergé) réunissant le diptyque Objectif Lune - On a marché sur la Lune qui reste certainement l’un des points d’orgue de la carrière d’Hergé. Outre la rigueur scientifique dont il a fait preuve, et le suspense qui plane sur tout le récit, mentionnons par exemple que l’hypothèse de la glace que Tintin trouve en abondance sur notre satellite, auparavant décriée par beaucoup de scientifiques, s’est trouvée confirmée par la NASA en 2018.
Nous reviendrons plus en détail sur le contenu de cet album en mai prochain, en espérant qu’il bénéficiera d’un dossier explicatif comme cela fut le cas pour le précédent Tintin et la Lune édité par Moulinsart en 2009 pour célébrer les 40 ans du premier pas historique de Neil Amstrong. Une édition vendue conjointement en supplément de plusieurs quotidiens francophones.
Quant aux relations entre Moulinsart et Casterman, espérons que le signal positif de cet album n’est que les prémices d’une nouvelle ère dédié à une coopération constructive.
(par Charles-Louis Detournay)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Trends Tendances du 21 mars 2019 - 6,60 € - disponible en kiosque.
L’interview croisée de Philippe Geluck et Nick Rodwell est également disponible en ligne
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Toutes les illustrations sont © Hergé - Moulinsart 2019.
Les images extraites de l’œuvre d’Hergé sont la propriété exclusive de Moulinsart SA.
[1] Le sculpteur au centre de l’Alph-Art, mais c’est également le pseudonyme d’un auteur qui réalisa une version "finalisée" du même album.
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