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Discussion avec Satoko Inaba, directrice éditoriale de Glénat Manga 1/2 [INTERVIEW]

Par Jaime Bonkowski de Passos le 22 décembre 2022                      Lien  
Pendant la Japan Expo 2022 (oui oui, ça date, pardon du retard, promis l'attente en vaut la peine), votre fidèle serviteur a eu le privilège de s’entretenir pendant plus d’une heure avec la personne la plus importante du manga en France : Satoko Inaba, directrice éditoriale de Glénat Manga. Comment le manga en est arrivé au stade qu'on lui connaît aujourd'hui, la maison appréhende-t-elle la fin proche de One Piece, et comment envisage-t-elle l'avenir du marché sans le géant d'Oda ? Nous avons couvert un large panel de sujets, à retrouver dans une interview-fleuve exclusive en deux parties. Bonne lecture !

Avant tout, pouvez-vous vous présenter pour nos lecteurs qui ne vous connaissent pas encore ?

Je m’appelle Satoko Inaba et je suis directrice éditoriale chez Glénat Manga. Je suis d’origine japonaise, je suis arrivée en France durant mon enfance et je suis donc bilingue français-japonais - c’est pratique pour lire et éditer du manga. J’ai commencé comme maquettiste chez Tonkam, puis je suis arrivée chez Glénat et aujourd’hui, mon travail consiste essentiellement à lire des mangas et à choisir ceux qui me plaisent pour pouvoir les éditer en français.

Quand on pense au manga, et à Glénat Manga particulièrement, on pense immédiatement à One Piece. La série représente presque 10% des ventes de mangas en 2021 en France, elle est la plus grosse série de manga au monde. Est-ce que One Piece est une anomalie ?

Je dirai que One Piece est un cas à part, mais pas une anomalie. Je pense qu’il y a eu très peu de licences qui ont eu le poids de One Piece, la seule autre à laquelle je peux penser serait Dragon Ball, qui date des débuts du manga en France et qui continue encore aujourd’hui à attirer de nouveaux lecteurs. Avec One Piece, on est sur la même dynamique, on a des lecteurs qui suivent depuis la sortie du premier tome, et d’autres qui découvrent la série aujourd’hui, on le voit puisque le tome 1 continue à se vendre à des quantités assez délirantes. Ce sont donc des licences multigénérationnelles, aussi parce qu’elles parviennent à intéresser un public large, jeune et moins jeune, garçon et fille.

Discussion avec Satoko Inaba, directrice éditoriale de Glénat Manga 1/2 [INTERVIEW]
One Piece comptabilise en 25 ans de publication 500 millions d’exemplaires vendus dans le monde. À titre de comparaison, en 2021 Astérix qui est édité depuis 1961 avait vendu 381 millions d’exemplaires, Tintin 240 millions.

Quand on regarde les chiffres de vente du manga en France et dans le monde, on voit que One Piece truste les statistiques, est-ce que ce n’est pas un peu dangereux d’avoir une activité à ce point polarisée par une seule série, un seul auteur, un seul éditeur ?

Alors oui et non. En termes d’image, c’est vrai que One Piece symbolise en quelque sorte le manga dans la tête des gens qui connaissent peu cet univers, et pour les générations qui n’ont pas grandi avec le manga, cela peut être un motif de rejet de se dire "le manga c’est QUE One Piece donc ça ne m’intéresse pas".

Après, si on compare avec un autre médium, par exemple le cinéma, on pourrait dire que One Piece est au manga ce que Star Wars est au cinéma, et il y a plein de gens qui n’aiment pas Star Wars mais qui aiment le cinéma, donc avec One Piece et le manga c’est un peu pareil. Et c’est justement le rôle de l’éditeur que de diversifier les propositions et de convaincre les lecteurs qu’il y a une grande richesse dans le manga au-delà de One Piece. Aujourd’hui, avec le catalogue Glénat, je sais que je pourrai trouver le titre parfait pour n’importe quel profil de lecteur, fan de manga ou pas, jeune ou pas, garçon ou fille...

Aujourd’hui, les catalogues mangas des éditeurs se sont énormément diversifiés par rapport à il y a quelques années, notamment chez Glénat. Est-ce que c’est le succès énorme et constant de One Piece qui donne une certaine sécurité et permet de tester d’autres types de titres ?

C’est sûr que c’est moins difficile aujourd’hui qu’auparavant de présenter des choses différentes, même si Glénat est toujours parvenu à proposer un catalogue assez varié. Quand on voit des titres historiques de Glénat qui vont d’Akira à Ranma ½ ou Dragon Ball, c’est assez parlant.

Je pense que côté éditeur, on a toujours été assez ouvert mais c’est commercialement parlant que ça a pu être un peu plus difficile, et que ça l’est encore parfois aujourd’hui. Convaincre les libraires qu’un titre qui n’est pas One Piece et qui n’est pas une histoire d’aventure de jeune garçon peut fonctionner malgré tout, ça peut être un challenge.

Mais aujourd’hui, par rapport à il y a quelques années, on a beaucoup plus de libraires et de professionnels qui connaissent bien le manga et la variété des titres que le genre propose, ce qui permet des relais plus faciles. Et les lecteurs aussi sont beaucoup plus diversifiés qu’à une époque, on a plus uniquement des jeunes garçons mais tout un panel de fans qui cherchent des choses différentes.

Il y a également tout un travail collaboratif avec l’ensemble de l’équipe, on discute de ce qui nous plaît, et on travaille ensemble pour voir si tel ou tel titre est pertinent. C’est une question d’ampleur et de dosage. Il y a parfois des titres que j’adore et que l’ensemble de l’entreprise adore, on va alors beaucoup les pousser en librairie, dans la presse etc. Et il y en a d’autres pour lesquels on est moins unanimes mais que je tiens quand même à publier, en ciblant un peu mieux les lecteurs, en faisant un travail un peu différent avec la presse et les librairies, pour être sûr de toucher le bon public.

Il faut aussi évaluer la densité du tirage en fonction de ces réalités. C’est le principe même du développement éditorial : on a One Piece et nos grosses séries comme Tokyo Revengers qui assurent une certaine stabilité, et d’autres titres un peu moins évidents que l’on peut se permettre de lancer malgré tout grâce à ce fond.

Pour le 101e tome de la série, Glénat avait fait poser en mai dernier une fresque de 135m de long dans les couloirs de la gare Montparnasse.

À propos de One Piece, depuis plusieurs années et maintenant mois, l’auteur et l’éditeur au Japon parlent de plus en plus de la fin de la saga et on sait qu’on arrive dans le dernier arc de la série. Y-aura-t-il un avant et un après One Piece pour Glénat ? Et pour l’industrie du manga en général ? Est-ce que la fin de One Piece vous fait peur ?

Je pense qu’on aura une rupture, principalement parce qu’aujourd’hui je ne vois pas quelle autre série pourrait reprendre le relais de One Piece dans le paysage manga. Mais c’est comme pour Dragon Ball : la série touche à sa fin mais on a quand même plus de cent tomes, et un tome 1 qui se vend toujours beaucoup, Les gens qui ont commencé récemment la série ne vont pas s’arrêter d’un coup sous prétexte qu’elle est finie, donc on aura quand même une certaine inertie.

Il va falloir évidemment prévoir un après, mais ce serait ridicule et dommage de se focaliser seulement sur une seule licence et de se dire que la pérennité de la maison ne repose que sur un seul titre. Ce n’est pas le cas, et c’est pour ça qu’on essaie d’orienter le catalogue dans toutes les directions possibles, pour qu’on puisse éventuellement trouver un ou des successeurs à One Piece.

Aujourd’hui, on voit un changement de mentalité chez les éditeurs japonais. Il y a quelques années, les éditeurs poussaient leurs auteurs vers des séries très longues, 60 tomes, 70, 100 tomes. Aujourd’hui les séries sont plus courtes. Déjà parce que les éditeurs ont compris le danger de faire des séries avec une intrigue à rallonge, et aussi parce qu’ils permettent aux auteurs de s’arrêter quand ils ont une vraie fin, plutôt que des les faire poursuivre artificiellement. Donc c’est un changement qui fait qu’à l’avenir, on aura peut-être moins de séries longues, et pas forcément UNE série qui domine tout le paysage pendant longtemps, mais plutôt des cycles et des séries qui vont plus vite se remplacer, des phénomènes plus temporaires qui s’enchaîneront plus vite.

Idée de cadeau pour les fêtes : les coffrets.

Ces dernières années, le manga a vécu en France une véritable explosion, certains parlent d’un âge d’or. Doit-on espérer que la croissance se poursuive comme depuis deux ans ?

Satoko Inaba, directrice éditoriale de Glénat Mangas

C’est difficile à dire. On a eu une montée en flèche extraordinaire, c’est vrai, qui continue de manière beaucoup plus stable cette année parce qu’à la manière du marché Japonais qui est très vaste, une fois que tous les lecteurs ont été trouvés, on ne peut pas continuer à rajouter de nouveaux lecteurs. En France on en est pas encore là, il reste encore des gens notamment dans les générations un peu plus âgées, les parents des jeunes d’aujourd’hui, qui considèrent le manga comme quelque chose à éviter, donc on peut encore chercher des lecteurs à convaincre de ce côté.

Mais en termes d’image, le simple fait que depuis quelques années on ait de moins en moins d’hommes et femmes politiques qui disent du mal du manga, ça a joué et c’est un marqueur d’évolution. On a arrêté de diaboliser le manga, et les gens qui ont commencés telle ou telle série continuent à la lire aujourd’hui, et en découvrent d’autres. Donc pour l’instant je ne m’avancerai pas sur une chute brusque du marché.

Par contre, le fait qu’il y ait eu d’un coup beaucoup de nouveaux acteurs qui se sont lancés sur le marché en se disant que c’était un peu la nouvelle poule aux œufs d’or, c’est peut-être un peu plus risqué pour eux car le manga exige une publication très particulière, en matière de sélection des titres, la façon de les éditer, les proposer etc. Dans cette nouvelle vague d’éditeurs, on va donc en avoir sans doute un certain nombre pour qui ça ne va pas marcher aussi bien qu’ils l’espéraient et qui vont devoir se repositionner. C’est l’avenir qui nous le dira !

À suivre...

(par Jaime Bonkowski de Passos)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782344050125

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