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Une discussion avec Satoko Inaba, directrice éditoriale de Glénat Manga 2/2 [INTERVIEW]

Par Jaime Bonkowski de Passos le 23 décembre 2022                      Lien  
CECI EST LA SUITE (ET LA FIN) D'UNE INTERVIEW EN DEUX PARTIES. SI VOUS N'AVEZ PAS LU LA PREMIÈRE, RENDEZ-VOUS EN FIN D'ARTICLE POUR RETROUVER LE LIEN DU PREMIER ENTRETIEN. Dans la première partie de cette interview, nous avons discuté avec Satoko Inaba, directrice éditoriale de Glénat Manga, du poids de "One Piece" dans l'industrie, et des progrès que le manga en général a réalisés depuis plusieurs décennies. Mais l'avenir semble bien s'annoncer différent et le marché évolue très vite. On le voit même devenir... tricolore ? La vague du manga français arrive...

On dit toujours que la France est la deuxième terre du manga, de par notre nombre de lecteurs et le poids de notre marché. Est-ce que ce statut vous permet d’avoir un rapport différent avec le Japon au niveau des retours que vous pouvez leur formuler sur le succès de tel ou tel titre ?

On échange tout le temps avec le Japon, après leur écoute va dépendre des éditeurs et de leur volonté de recueillir nos ressentis. Un succès en France peut aussi parfois motiver le Japon à changer un peu sa position sur une œuvre. Par contre, le phénomène inverse est très visible : la France est très scrutée par les autres pays notamment européens, et ce qui marche en France est ensuite repris en Allemagne, en Espagne, en Grande-Bretagne, etc. On est un peu le portail vers l’Europe, et beaucoup de séries passent d’abord par la France avant de s’exporter ailleurs en Europe. Et là on peut parler d’un vrai soft-power à la française, enfin franco-japonais !

Dans une optique de renouvellement et de diversification, depuis quelques années maintenant on voit beaucoup plus d’auteurs français publiés dans le registre manga, chez Glénat comme d’autres éditeurs. Comment comprendre cette nouvelle vague ?

Une discussion avec Satoko Inaba, directrice éditoriale de Glénat Manga 2/2 [INTERVIEW]
Couverture du premier tome de "Wind Fighter", de Christophe Cointault. Une production jeunesse 100% française.

Tout simplement : aujourd’hui les auteurs viennent à nous avec des projets mangas, ce qui n’était pas ou peu le cas avant. Les auteurs d’aujourd’hui sont des jeunes issus de la "génération manga", qui ont grandi en lisant des mangas toute leur enfance et qui ont développé leurs ambitions d’auteurs autour de ce type de livre. Ils se tournent naturellement vers ce registre parce que c’est celui qu’ils connaissent, et qui leur plaît le plus. Donc au niveau esthétique, stylistique, artistique, les dessins, les histoires, on a beaucoup plus de propositions super qui sont du vrai manga, même si elles ne viennent pas techniquement du Japon.

Nous, quand on lit quelque chose d’intéressant, on ne va pas se demander si la personne vient du Japon ou pas. Plus encore : ce que j’aime dans une œuvre ce sont ses particularités, les choses uniques. Si c’est pour copier ce qui se fait dans le Shonen Jump, ça ne sert pas à grand chose parce que rien qu’au niveau du rythme ce n’est pas possible de tenir la cadence d’un auteur du Jump pour un auteur français. Mais on a aujourd’hui des auteurs qui nous apportent quelque chose, un regard, une technique, un style unique parce qu’ils viennent d’Italie, de France, et qu’ils ont grandi avec des références différentes, des modèles différents, des parcours atypiques. Ça permet de proposer une nouvelle bande dessinée et un nouveau manga, une forme un peu hybride qui ouvre la porte à d’autres types de créativités.

Ce qu’on a fait avec Monsieur Tan, le scénariste de Mortelle Adèle, sur Jizo et Ningyo par exemple, c’est formidable parce qu’on a un scénariste et une vision d’auteur très français, et une dessinatrice japonaise. Et même s’ils ne parlent pas la même langue, on a trouvé des synergies et des connexions intuitives qui se forment pour un résultat vraiment intéressant. C’est l’association de deux pays, de deux cultures, qui produit quelque chose d’unique.

Du point de vue des lecteurs, ils sont aussi plus tolérants vis-à-vis des productions locales ?

Je pense qu’il y a beaucoup plus de curiosité aujourd’hui. On n’a plus tellement de lecteurs qui ne jurent que par le Shonen Jump et qui estiment que "si ce n’est pas publié dans le Jump, ça ne vaut pas le coût". Et la plupart des lecteurs ne se posent même pas réellement la question, la nationalité de l’auteur n’est pas affichée sur la couverture donc ils ne s’en doutent parfois même pas et c’est très bien, parce que la qualité d’une œuvre ne dépend pas de son origine.

On a de plus en plus de personnes curieuses. Encore une fois, c’est au niveau de la commercialisation que ça peut devenir plus délicat. Quand il faut convaincre les partenaires sur une licence inconnue au Japon, certains relais ne s’y intéressent juste pas, alors c’est à nous de trouver d’autres manières d’aller à la rencontre de notre public.

La façon dont ces livres sont vendus est différente, aussi parce qu’on n’est pas du tout sur les mêmes échelles de temps de production. Pour nous il est hors de question de soumettre nos auteurs au rythme imposé par certains éditeurs japonais, et de toute façon le système de création français ne rendrait pas ce modèle possible. Au Japon, le principe des assistants est omniprésent, pour aider l’auteur sur diverses parties de son œuvre comme les lettrages, les arrière-plans, etc. Mais en France ce modèle est très loin d’être généralisé, donc les échelles de temps entre deux tomes sont plus longues. Ça veut aussi dire qu’on va travailler avec l’auteur sur des séries plus courtes et pas forcément des histoires de 70 tomes, ou des registres différents comme l’humour.

Au-delà de la dimension artistique et esthétique, il y a aussi évidemment un intérêt à avoir une filière de production locale, plus maîtrisée.

C’est vrai que quand on achète des droits sur une série, on n’a pas du tout la main sur quoi que ce soit, on n’a pas accès à l’auteur quand il y a des événements comme une convention ou autre, et on n’est pas du tout sur le même type de travail éditorial. Quand on fait un manga en France, on est vraiment sur un travail de suivi éditorial avec l’auteur, de développement d’une œuvre, et pas sur une adaptation pure et simple. C’est aussi très intéressant d’avoir des auteurs à portée de main ne serait-ce que pour des événements comme la Japan Expo : cette année c’était impossible d’avoir le moindre auteur japonais à cause de la pandémie, mais on a tout de même pu proposer à nos auteurs français de rencontrer leur public et on a pu organiser des séances de dédicaces. Il y a plus de communication avec les fans puisque la barrière de la langue n’existe pas, on a une nouvelle forme d’échange et une plus grande proximité qui plaît au public et aux auteurs.

Pour l’instant, votre catalogue de manga français est limité à la France, mais est-ce que vous envisagez de l’exporter au Japon, d’inverser peut-être même le flux avec le Japon ?

Alors idéalement oui ; après le système éditorial au Japon est très différent qu’en France. Les éditeurs passent par la prépublication en magazine et ils n’ont pas d’intérêt à promouvoir dans leurs magazines d’autres auteurs que les leurs, donc c’est plus difficile de leur vendre nos titres. En tout cas ce qui est sûr, c’est qu’aujourd’hui on est beaucoup plus écouté qu’il y a quelques années.

Il y a dix ans, la France n’était qu’un pays consommateur de manga parmi d’autres aux yeux du Japon, aujourd’hui les éditeurs savent qu’on est une force sur laquelle compter. Donc les choses évoluent vite, et on a aujourd’hui beaucoup plus d’échanges concrets sur la promotion de titres qu’avant. Ils accordent de l’intérêt aux lecteurs français, et si le manga français se met à cartonner, ça aura forcément un impact. Mais c’est aussi un problème assez structurel du Japon : le pays est très peu ouvert sur le reste du monde, ça se voit aussi en musique, au cinéma… Ce n’est pas propre qu’au manga. Notre catalogue de manga français, aujourd’hui on le voit comme un complément de notre catalogue japonais, mais on ne dévalorise pas l’un ou l’autre, et on ne va pas faire privilégier l’un sur l’autre. Si demain une série française explose, on ne va pas moins la mettre en avant qu’une série japonaise au succès équivalent sous prétexte que la série est française.

Est-ce que le fait que ce genre de productions puissent trouver leur public, c’est la preuve que le marché a mûri ?

Tout à fait. C’est quelque chose qu’on voit très bien chez Glénat parce qu’on est présent dans le manga depuis le tout début. Aujourd’hui le public est très demandeur de beaucoup de choses différentes. Que ce soit en termes de formats, de styles, de genre, de thèmes, les lecteurs cherchent énormément de choses différentes et c’est à nous de trouver comment tous les satisfaire. Ça veut à la fois dire qu’on a beaucoup plus de liberté qu’avant dans les choix de nos séries, mais aussi qu’on a beaucoup plus de responsabilités parce ce qu’on se doit d’être à l’écoute du public, et réactifs. Mais c’est aussi très enthousiasmant parce que plus le temps passe, plus le public évolue, et moins on s’interdit de choses. Et ça veut dire que tout est encore à inventer ! On n’en est toujours qu’au début...

(par Jaime Bonkowski de Passos)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Crédits photos : © Jaime Bonkowski De Passos / © Didier Pasamonik.

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