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Disparition d’Henriette Valium, artiste québécois, référence de la bande dessinée underground internationale

Par Frédéric HOJLO le 5 septembre 2021                      Lien  
Auteur de bande dessinée, plasticien, musicien, vidéaste : Henriette Valium a réalisé depuis le début des années 1980 une œuvre protéiforme et foisonnante, provocatrice et marginale. Son influence sur le bande dessinée alternative québécoise a été énorme. Au-delà, il est reconnu comme un artiste majeur de la scène "underground" internationale. Son décès soudain, à l'âge de 62 ans, a provoqué la sidération des deux côtés de l'Atlantique.

L’information a d’abord été donnée par des proches sur les réseaux sociaux, puis confirmée par la presse canadienne : Henriette Valium - Patrick Henley pour l’état civil - est décédé le 3 septembre. La soudaineté de sa disparition et l’importance de son œuvre, qui a eu et aura encore une influence majeure, expliquent le nombre de réactions émues et d’hommages qui ont suivi.

Disparition d'Henriette Valium, artiste québécois, référence de la bande dessinée underground internationale
Ab Bédex Compilato © Henriette Valium / L’Association 2007

Mais pour apprendre ce triste événement et lire les quelques mots en l’honneur de l’un des artistes canadiens les plus marquants de ces dernières années, il ne fallait pas se limiter aux médias de grande écoute ni même à la presse spécialisée dans la bande dessinée. Car même si Henriette Valium avait fini par gagner en notoriété et par avoir une certaine reconnaissance institutionnelle, ses œuvres - bandes dessinées, collages, peintures, vidéos... - restaient essentiellement marginales, au sens littéral du terme : situées à l’écart des modes et des feux de la rampe. Elles étaient et demeureront symboliques - et inspiratrices - d’une création underground que même les plus grosses machines capitalistes ne parviennent pas à recycler.

Planche exposée au Festival Québec BD 2019 (Photo. : rédaction ActuaBD).

Henriette Valium est né en 1959 à Montréal. Le Québec a donné au monde des auteurs qui ont su renouveler profondément la bande dessinée : Julie Doucet, qui est peut-être la seule à pouvoir revendiquer - elle ne le fera pas ! - une influence aussi importante que celle d’Henriette Valium, Richard Suicide, Siris ou Jimmy Beaulieu par exemple, pour se cantonner à une période récente. La Province a d’ailleurs reconnu le talent et le travail de l’artiste, en particulier en lui décernant le Prix Albert-Chartier des Prix Bédéis causa en 2018.

Les premiers travaux connus d’Henriette Valium datent du début des années 1980 : des publications auto-éditées - il ne cesse ensuite d’en réaliser - et des participations à des fanzines. Une partie peut être lue dans l’anthologie 1 000 Rectums, c’t’un album Valium autopubliée en 1987. L’auteur pose les bases de son « style » : des dessins chargés à outrance, débordant, fourmillant de détails, exubérants, baroques. Et un humour qui ne se donne aucune limite, piochant dans la scatologie, la politique, le détournement, au risque de choquer - c’est un minimum - quand il inonde certaines planches de svastikas.

"ИITИIT et la fin de la dope !", Henriette Valium, "Tchiize-bis" n° 4, 1987.

Des thématiques récurrentes se mettent en place également. Les déviances, la maladie et la mort, les dépendances, la satire sociale sont des sujets communs à la bande dessinée underground nord-américaine et européenne. Bien moins connu que Robert Crumb ou Gilbert Shelton, Henriette Valium n’a pourtant rien à leur envier et a même un côté punk plus marqué. Comme eux, il est parvenu à créer des ponts entre culture populaire, bande dessinée et art contemporain, sans pour autant chercher la célébrité ou l’argent facile.

ИITИIT et le mystère du LAMBDA ROSE © Henriette Valium 2019

C’est également dès les années 1980 qu’Henriette Valium diversifie son travail. En plus du dessin, il peint et fait de la musique. Il chante avec Valium et les Dépressifs de 1988 à 1994. Des activités créatrices qu’il n’a jamais abandonnées. Les années 1990 lui permettent d’enchaîner les collaborations des deux côtés de l’Atlantique, avec Fantagraphics aux États-Unis et Le Dernier Cri ou Chacal puant en France. Primitive Crétin !, autoédité en 1996, en constitue l’un des points culminants. C’est aussi à cette époque qu’il ajoute le collage aux diverses techniques déjà utilisées.

ИITИIT et le mystère du LAMBDA ROSE © Henriette Valium 2019

Ses planches se font alors de plus en plus touffues. Il faut de la patience pour s’y repérer, mais cela vaut la peine de prendre son temps. Chacune regorge de détails organiques agencés en des compositions d’une complexité hors du commun. L’absurde côtoie le trivial, l’onirique se mêle au quotidien urbain. L’apparent chaos déstabilise voire repousse. Le mouvement de recul qui saisit la plupart des nouveaux lecteurs d’Henriette Valium est sans doute un réflexe d’autodéfense : s’immerger dans ses dessins n’est pas sans conséquence. On en ressort marqué à jamais.

Cette densité, à côté de laquelle même les dessins de Stéphane Blanquet semblent minimalistes, demande un travail énorme. Chaque planche peut nécessiter des mois de travail. Dans ces conditions, un ouvrage de quelques dizaines de pages ne peut être réalisé qu’en plusieurs années, ce qui explique leur relative rareté. Attentif à la matérialité de ses créations, notamment en recourant à la sérigraphie, Henriette Valium a d’ailleurs édité lui-même, au moins dans un premier temps, la plupart de ses œuvres.

War, shit & drugs © Henriette Valium 2013
Les Lutteurs © Henriette Valium 1986-1987

Les années 2000 apportent le début d’une reconnaissance plus large que celle de la seule scène underground. Quelques-unes de ses œuvres peuvent être vues dans des galeries au Canada, aux États-Unis et en France. Mais l’imagerie qu’elles convoquent, qu’elles soient sous forme de dessins, de peintures ou de collages, empêchent leur large diffusion. La violence et la pornographie, le langage cru et les formes mi-comiques, mi-horrifiques ne peuvent plaire à tous les publics. Ce n’est de toute façon pas fait pour ça, et cela a au moins l’avantage pour l’artiste de lui garantir une liberté d’expression totale.

Les fidèles du Dernier Cri et de L’Association sont récompensés par de nouvelles publications, pour certaines devenues difficilement trouvables aujourd’hui. Les compositions se font toujours plus denses, presque impénétrables. La déformation des corps et l’omniprésence des fluides rendent la chair palpable. L’intégration des outils numériques ouvrent de nouvelles perspectives, permettant d’aller encore plus loin dans les collages et les structures « en mille-feuilles ». La dématérialisation ne l’emporte pas pour autant puisqu’Henriette Valium expérimente la technique du champlevé - une façon de travailler l’émail - qu’il approfondit dans les années 2010.

Last Moments Alive © Henriette Valium 2016
Valium Greatest Hits © Henriette Valium 2013

Le Palais dé champions (Conundrumpress, 2016 / Moelle Graphique 2019) et ИITИIT et le mystère du LAMBDA ROSE (auto-édition, 2019 / Crna hronika, 2019) resteront donc ses deux dernières grandes incursions dans la bande dessinée. Tableaux en champlevé, cartons découpés et vidéos viennent compléter une œuvre stoppée prématurément.

Son influence est indéniable, même s’il est encore un peu tôt pour en cerner les contours. J.-C. Menu, Pakito Bolino et d’autres lui doivent beaucoup, pour son art et pour son amitié. Lui qui a puisé autant chez Crumb que Hans Bellmer, chez Hergé que George Grosz, fait partie de ceux qui ont repoussé et même explosé les frontières de la bande dessinée. Son œuvre mérite que l’on y revienne, qu’on la relise et qu’on l’étudie de près. « Il faudra un jour que son histoire soit racontée » écrit son éditeur Moelle Graphique. Mais nos pensées vont, d’abord, à ses proches, sa famille, ses amis, ses lecteurs.

La Palais dé champions © Henriette Valium 2008-2015

(par Frédéric HOJLO)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN :

En médaillon : ИITИIT et le mystère du LAMBDA ROSE - Par Henriette Valium - 21 x 30 cm - 30 pages couleurs - couverture souple - première édition publiée à compte d’auteur - imprimée à Montréal (Québec, Canada) - mars 2019.

Consulter le site d’Henriette Valium & découvrir son travail audio et vidéo sous le pseudonyme Laure Phelin.

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✍ Henriette Valium ✏️ Henriette Valium à partir de 13 ans
 
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