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Emmanuel Lepage : « Ça a été une vie en groupe, mais aussi un espace de liberté et de créativité. » [INTERVIEW]

Par François RISSEL le 20 décembre 2022                      Lien  
« De 5 ans à 9 ans, j’ai vécu en communauté. J’ai toujours su que je le raconterais un jour. » Telle est l’introduction de ce projet d’envergure qu’est « Cache cache bâton », le nouvel album d’Emmanuel Lepage. Le baroudeur du bout du monde signe ici un album fleuve et introspectif qui est sans aucun doute le projet le plus personnel de sa bibliographie. Une immersion complète dans la France des années 1960, à la rencontre de faiseurs et de penseurs habités par l’idée que d’autres vies sont possibles. À l’occasion de la parution de ce livre, nous avons pu échanger avec l’auteur, il nous parle ici de sa démarche, de ses intentions et se livre avec honnêteté dans un entretien inspirant.

Quelle a été la genèse de ce projet ?

C’est un projet qui remonte à très longtemps. J’ai eu l’idée de cette bande dessinée il y a trente ans. J’ai vécu en communauté entre mes cinq et mes neuf ans et c’est quelque chose qui m’a énormément marqué. J’ai donc eu l’idée d’en faire une histoire car je pense que c’est quelque chose qui a déterminé ma vie et ce que je suis aujourd’hui et particulièrement, mon désir de dessiner.

Je crois que je n’avais pas vraiment, il y a trente ans, l’idée de la forme que pouvait avoir ce livre, sinon que je voulais raconter du point de vue des enfants, car souvent ces communautés sont racontées par ceux qui les ont créées. Mon dessin d’il y a 20/30 ans était plus difficile à mettre en oeuvre, les pages prenaient du temps. Or, depuis que j’ai commencé à faire de la bande dessinée de reportage, j’ai modifié mon graphisme ce qui me permet de faire des pages beaucoup plus rapidement, mais aussi de tâtonner, je peux me permettre de rater une page et de la recommencer. Je pense que j’ai gagné en souplesse concernant ma façon de raconter et de dessiner. C’est quand j’ai changé de méthode de travail que je me suis dit que j’avais un moyen de raconter cette période de façon plus souple et progressive.

Emmanuel Lepage : « Ça a été une vie en groupe, mais aussi un espace de liberté et de créativité. » [INTERVIEW]
Emmanuel Lepag
Photo : Régis Lemersier
Emmanuel Lepage © Futuropolis

C’est votre album le plus personnel et introspectif, est ce que vous avez changé votre méthode d’ « enquête » par rapport à d’autres BD de reportage comme « Voyage aux îles de la désolation » ou « La Lune est blanche » ?

Comme vous pouvez déjà le constater, je ne parle à la première personne qu’à partir de la deuxième moitié du livre. Il fallait que je raconte d’abord l’origine de ce projet du point de vue de mes parents et de tous ceux qui ont participé à cette action. C’est une enquête sur ce projet collectif, mais également sur ma propre histoire, ce qui est très troublant. Je me suis construit sur une certaine idée de ce qu’il s’était passé, qui était le témoignage de mes parents. Et en rencontrant les autres membres de cette communauté, j’ai eu un autre éclairage sur de nombreuses choses. C’est là que mon histoire personnelle a commencé à vaciller. Cette mythologie familiale à laquelle l’on croyait se fragilise. Cela a été extrêmement troublant mais aussi fascinant dans le même temps. C’est une enquête mais c’est aussi une quête quelque part.

Les seuls à avoir pu lire cet ouvrage au fil de sa création, ce sont mes parents et c’est parfois leurs réactions, leurs remarques, leurs appréhensions qui m’ont permis d’avancer, comme on peut le voir dans le livre. Tout n’a pas été écrit d’un coup, bien au contraire, ce livre a changé et évolué de façon permanente. Je fais aussi régulièrement lire mon travail en amont à certaines lectrices, s’instaure alors un système d’allers-retours qui me permettent également d’avancer. Je pense construire un livre comme un modelage dans un sens, j’enlève des morceaux, j’en rajoute, en me disant qu’il y a un livre quelque part, mais qu’il faut que je le trouve.

L’enfance est un thème récurrent de votre travail, pourquoi est-ce important pour vous d’en parler ? Et est-ce qu’à l’époque, vous aviez conscience de ce mode de vie alternatif ?

Le thème de l’enfance est récurrent c’est vrai, au même titre que le fait communautaire, je commence à m’en rendre compte. Quand je suis parti dans les terres australes françaises en 2010, je n’imaginais pas que j’allais raconter l’histoire des communautés australes, c’est cependant cela qui va me toucher, et qui va me donner envie de raconter des histoires.

Dans « Muchacho » je raconte aussi l’histoire d’un groupe, un genre de communauté révolutionnaire. Pour ce qui est de la conscience que j’avais de cette différence à l’époque, c’était évidement mon entourage extérieur qui la mettait en exergue. Je me souviens notamment d’un instit’ qui m’avait dit « Ah oui…tu es de là bas ». Mais je m’en suis réellement rendu compte quand je suis parti, notamment concernant le rapport aux adultes, que l’on pouvait interpeller sans problème. Chaque famille avait ses règles, mais certaines notions, relatives notamment à la propriété individuelle, étaient quand même assez floues je pense.

Emmanuel Lepage © Futuropolis

Je pense que j’en ai vraiment pris conscience à l’adolescence. C’est à ce moment que je me suis dis que j’avais eu une enfance atypique. La réduction à la famille mononucléaire n’était pour moi par la norme, dans la mesure ou nous avions d’autres référents adultes. Et on avait plein de copains aussi. Ça a été une vie en groupe, mais aussi un espace de liberté et de créativité. Et comme ces gens se cherchaient et essayaient de trouver d’autres manières d’habiter ensemble, c’était des gens qui créaient eux-même d’autres façons d’imaginer la vie en commun et donc nous nous sentions, nous aussi, autorisés à créer et à inventer des choses, ce qui était absolument passionnant. L’expression de ce que l’on était, a été possible dans cet espace là.

C’est aussi un livre sur l’engagement, des gens qui ont fait cette communauté, de façon politique et sociale. Quel est le vôtre aujourd’hui ? Et vous-êtes vous intéressé aux nouvelles formes de communautés alternatives ? (ZAD etc…)

Il m’a semblé intéressant, dès le départ, de créer des passerelles avec des choses qui existent aujourd’hui. J’avais participé en tant qu’observateur, à « Nuit debout », mais plus généralement, dès que je parle de mon expérience, les gens vont me raconter les leurs dans des habitats partagés et participatifs…Ce sont des choses qui continuent de m’intéresser énormément.

J’ai l’impression que ces gens proposent des alternatives à un monde qui semble se déliter. C’est une espérance incroyable que de voir des gens qui se disent que ça ne va pas et qui essayent, à leur niveau, de faire des choses. C’est un phénomène de réseau d’entraide et de réflexion, des façons d’être ensemble qui passent en dessous des radars mais qui existent. Ce n’est pas démonstratif. Ce sont des endroits ou l’on interroge par exemple les façons de se parler, les rapports de genre, de domination, ce sont des gens qui pensent et qui essayent de trouver des proposition. Mais avant tout, je pense que ce sont des gens qui s’écoutent, ce qui n’est pas la moindre des choses (rires).

Emmanuel Lepage © Futuropolis

Ce ne sont pas des débats ou les gens s’invectivent et ne s’écoutent pas, tout ça m’intéresse de moins en moins, je pense que j’ai besoin de rencontrer des gens qui essaient de penser le monde et non d’avoir un rapport de domination sur les autres. Cela m’a touché dans les terres australes et antarctiques dans la mesure ou c’étaient des gens, des scientifiques qui apprenaient à vivre ensemble dans l’échange et faisait preuve d’une intelligence collective. Quand je vais là bas et que je me confronte à ce type d’habitat participatif, j’en reviens heureux. Je trouve ça beau des gens qui cherchent.

La communauté dans laquelle vous avez passé votre enfance était cependant indissociable du fait religieux ?

La dimension religieuse de l’endroit ou j’étais m’est apparue au moment ou j’ai commencé les entretiens il y a 20 ans. Je n’ai aucun souvenir d’une quelconque présence de la foi ou de la religion quand j’étais là-bas. Il est vrai que ces gens se sont rencontrés dans un mouvement chrétien, ce que l’on a appelé les « Chrétiens de gauche », des gens qui ont cru que l’on pouvait faire changer l’Église de l’intérieur à un moment où il y avait une volonté de sécularisation de l’Église à la fin des années 1950. Si Jean XXIII propose Vatican II, c’est qu’il y a déjà à l’intérieur de l’Église des forces qui poussent vers cette sécularisation, des choses très présentes et ce, depuis les années 1930, en particulier autour de l’Action catholique.

Cette dimension catholique, je n’en avais donc pas conscience. Mais lorsque j’ai commencé à interroger les membres, j’ai eu besoin de contextualiser tout ça. L’Église telle quelle existe aujourd’hui, est une église contre, comme elle l’a souvent été depuis la Révolution française. Contre la République, la démocratie, contre le mariage pour tous, etc.

Et là pour le coup, il y avait une Église force de proposition, tout en sachant que Vatican II est un compromis et des gens, dont mes parents, pensaient que l’Église n’était pas allée assez loin en négligeant des points essentiels dont on entend toujours parler aujourd’hui, comme la place des femmes dans l’Église ou le mariage des prêtres par exemple. Toutes ces choses qui ont été évacuées de peur que l’Église éclate à l’époque.

Mais les forces conservatrices de l’Église ont été les plus fortes et ce, dès 1968, en promouvant l’interdiction de la contraception par exemple... Quel sens du timing, quand même ! L’Église est à nouveau à contre-temps à cette époque et donc beaucoup de Chrétiens se positionnent et quittent l’institution. Celle-ci n’étant pas démocratique, eh bien, ils ont disparu, et n’ont aujourd’hui plus d’expression politique et sociale. Je voulais aussi raconter un Christianisme qui a disparu des radars.

Emmanuel Lepage © Futuropolis

« Cache cache bâton » est un projet au très long cours qui est le fruit d’une longue gestation, êtes vous satisfait de ce résultat ?

Pour corroborer ce que je disais tout à l’heure, je peux dire que quand je commence un bouquin, je ne sais pas quelle forme il va avoir, et je crois que cette forme finale est celle qu’il devait avoir. Ça va paraître absurde dit comme ça, mais je n’ai pas l’impression de créer un livre. Tout ce qui va arriver au cours de la création m’emmène ailleurs. Les erreurs, les rencontres tout ce qui se passe pendant la création, ce n’est pas grave et, au contraire, ça m’indique un chemin.

Et je pense que j’essaie d’aborder la vie comme cela aussi : ce qui arrive, j’essaie de l’accueillir et de voir où ça m’emmène. J’essaie avant tout de rester souple. Je n’ai pas envie de m’ennuyer quand je fais un livre. La bande dessinée, c’est ma vie, donc quitte à la passer à dessiner, autant ne pas s’ennuyer.

Au moment ou nous parlons, vous êtes confiné à la Réunion car vous vous apprêtez à repartir aux Kerguelen plus de dix ans après « Voyage aux îles de la désolation » quel est le projet cette fois-ci ?

À l’origine, j’avais été contacté par un chef de mission qui s’occupe des éléphants de mer. Il m’avait proposé de suivre ses équipes pendant plusieurs mois aux Kerguelen.

Repartir là bas pour faire une rotation ne m’intéressait pas vraiment dans la mesure ou j’avais déjà fait un livre dessus. Mais là, de rester à Kerguelen pendant plusieurs mois était quelque chose qui m’intéressait car là, j’allais vivre le quotidien d’une base, ce que j’avais entr’aperçu lors de mon précédent voyage. Là, j’ai la possibilité d’y rester.

Un réalisateur, François Picard, a eu vent de ce projet et il m’a proposé de m’accompagner pour faire un film, lequel est soutenu par Arte. Évidement, à partir du moment ou il y a une équipe de télévision, les relations seront très différentes que si j’avais été seul, mais je pense que c’est peut-être dans ces interstices que quelque chose va se passer. Pour l’instant, je vais là-bas pour faire le film, et il y aura peut-être une bande dessinée mais là, je ne sais pas laquelle. J’espère cependant en ramener quelque chose…

Emmanuel Lepage © Futuropolis
Documents

(par François RISSEL)

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Code EAN : 978-27548279

Cache-cache bâton - par Emmanuel Lepage - Éditions Futuropolis - 304 pages - 29,90€

Photo Médaillon : Régis Lemersier

Futuropolis ✏️ Emmanuel Lepage tout public Autobiographie Bande dessinée du réel France
 
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2 Messages :
  • E. Lepage est né en 1966. Donc, de ses 5 à 9 ans, il nous plonge ici dans la France des années 70 et non des années 60...

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    • Répondu par Aubert Brigitte le 19 janvier 2023 à  17:25 :

      Je me risque à un commentaire bien que je ne vois pas d’autres avis sur ce beau roman graphique. Je viens juste de le finir après avoir pris le temps de le lire pendant une semaine car le sujet est dense, entre les mouvements réformateurs dans l’église, mai 68, la mise en place de lieux de vie communautaires. Ces gens étaient courageux et équilibrés, les enfants épanouis et ils ont mit fin à l’aventure sans y perdre trop de plumes. C’est mieux que dans "Les éblouis" de Sarah Suco. Magnifique BD.Brigitte

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