Au mitan des années 1970, la bande dessinée franco-belge traditionnelle perd de sa superbe. Le magazine Super As ressemble à une résistance, du bon gros classique pur et dur qui lutterait contre la nouvelle bande dessinée. Ho, voilà bien un raccourci qu’il faut envisager avec prudence. Justement grâce à des personnalités comme Hermann...
Sous les apparences d’une bande dessinée classique, ils sont plusieurs à s’emparer de sujets nouveaux ; l’humeur de l’époque ne peut que déteindre sur tous les artistes (ou les artisans comme Hermann se plaît à le rappeler souvent), ils ne sont pas isolés du monde. Hermann, peut-être parce qu’il sera désormais très productif va passer d’un monde à l’autre. Quels mondes ?, me direz-vous. Eh bien, de celui des personnages-rois à celui des auteurs-rois.
Suivant l’exemple de Giraud, Hermann va lui aussi changer de statut, ce ne sera pas le cas de Graton par exemple. On attend désormais le prochain Hermann, alors que jusque-là, on attendait le nouveau Bernard Prince ou le nouveau Comanche. Hermann est un chaînon, un transfuge et il poursuivra son parcours artistique en étant éminemment réactif, sensible à l’air du temps mais sans compromission aucune, c’est pas son genre. Il n’est pas considéré comme un auteur à la pointe, comme le sont Tardi , Bilal ou Bourgeon, pourtant Hermann est bien présent à plusieurs de ces moments-clés , ces étapes essentielles dans l’évolution du média.
La BD historique 2G
Jacques Martin a inventé une certaine forme de bande dessinée historique. Grâce aux éditions Glénat, Hermann sera avec Bourgeon et Juillard un de ces auteurs qui, dans les années 1980, vont perpétuer et transformer le genre. Bois-Maury est un roman graphique mais personne ne le sait. Les dix premiers tomes, ce sont dix chapitres d’une quête de 500 pages . Hermann va montrer encore une fois l’humain dans sa geste la moins glorieuse, la plus triviale. On sera à nouveau dans la boue, la terre, la caillasse. Le peuple, les nobles, les chevaliers, les guerriers, les paysans,... tous se méfient de tous. Une quête, une épopée.
La cinquantaine est arrivée, bien entamée, Hermann est une machine à faire de la bande dessinée. Chaque année verra au moins deux livres paraître, quelquefois trois. On lui reprochera parfois ce rythme. Ses plus virulents détracteurs en profiteront pour railler cette création métronomique douteuse. En oubliant que la plupart des auteurs n’ont jamais fait autre chose : ils doivent très souvent suivre un rythme d’enfer. Hermann s’en accommode fort bien ; plus encore, il en fait un mode de vie.
« Road-bédé »
Peut-être que les hasards éditoriaux l’ont placé là ; peut-être qu’en fait , Hermann était aussi taillé pour animer une série à l’italienne, ou à l’américaine. C’est-à-dire à un rythme effréné, mensuel. C’est vrai que Jeremiah a ce petit goût pulp ; un côté Tex Willer, ces séries reprises depuis des décennies par différents auteurs, presque les mêmes histoires mais pas tout à fait les mêmes histoires. Jeremiah correspond assez bien à cette humeur ; Hermann n’a pas de panne d’inspiration, les albums se suivent. Il plonge son personnage dans de nouvelles aventures, c’est encore une quête, un road-movie, une road-bédé empruntant là encore aux codes du cinéma de genre, le précédant ou leur étant contemporain. Il y a du Mad Max, du cinoche avec des morts-vivants, des villes-fantômes ou autres freaks perdus dans une Amérique dévastée...
Récits auto-conclusifs
À noter que ses séries, Bernard Prince ou Comanche ont fait l’objet de tentatives de reprise. Sans grand succès, d’ailleurs. On n’était pas loin de l’erreur de casting : même si rien n’a été déshonorant, rien n’a scintillé non plus. Des coups dans l’eau en définitive. Il n’a pas un dessin interchangeable, on vous le dit !
Depuis les années 1980, encore une fois, Hermann, contrairement à pas mal de ses collègues de la même génération va essayer des choses. Sans lâcher sa série annuelle, il va, chaque année, travailler sur des one-shots. Des « un-coup » plutôt, qui ne sont pas considérés comme des romans graphiques pour des raisons que peu de gens pourraient définir avec précision (format ? cartonné couleurs ? pagination ? ), mais pourtant on est bien là dans des récits auto-conclusifs (je tenais à placer ce terme-là, j’adore sa fatuité). Des récits où Hermann s’empare d’un sujet et en tire un récit juteux, dense. Tout ne sera pas du même niveau, tant pis, ce qui compte c’est raconter. Et là, luxe suprême, Hermann va faire alterner ses éditeurs : il ira (seul ou avec Yves H.) dans les deux collections “de prestige” de ses éditeurs historiques, Signé chez Lombard et Aire Libre chez Dupuis, qui ouvrira le ban.
L’album Monsieur Vandisandi parle du Congo belge. Cet album est important dans sa carrière. Il me semble qu’un auteur se définit par l’approche qu’il a de son métier, sa manière de redéfinir perpétuellement son propre statut. Il mènera de front des séries pures et dures, et puis, en plus de ça, se permettra des récits divers... Mine de rien, c’est une démarche risquée : on ne sort pas si facilement d’une série, c’est rassurant une série, c’est douillet. Sans ces one-shots, on ne serait pas au tome 34 de Jeremiah mais au moins au tome 54 !
Or donc, à plus de 60 ans, quand pas mal d’auteurs s’apaisent, on dirait qu’il se passe l’inverse chez lui : il se lâche, il devient de plus en plus lui-même, se diversifie sans cesse, voyage dans ses albums. C’est assez remarquable. La curiosité est un état d’esprit, une ouverture au monde. Il l’observe ce monde, se nourrit de l’actualité ou de l’histoire, et a des choses à en dire.
Il accompagne ces récits de changements techniques majeurs ; car on n’a pas encore insisté sur cet aspect mais Hermann est un graphiste. Rappelons au passage l’importance de sa collaboration avec Fraymond sur la série Jeremiah, son apport fut considérable. Il faut aller revoir le travail pour le Jeremiah tome 9 : Un Hiver de clown pour comprendre. Hermann est un ogre de travail, et j’ai tendance à croire qu’il a pris à Fraymond comme il était allé prendre chez Greg une part de technique pour pouvoir ensuite se l’approprier et imprimer sa marque.
Mister Hermann et Docteur Huppen
Il fut très vite un grand du noir et blanc, un maître du pinceau dès les premières années ? Ça n’avait pas échappé à Jean Giraud, ils s’admiraient mutuellement. Il est passé au rotring, à la plume, à la couleur directe... Un seul mot d’ordre : ne jamais s’emmerder. Chacun de ces one-shots aura sa couleur, son ton, son intention. Il ne sera plus seul dans ces “pas de côté”. Son fils, désormais, a embarqué dans le périple hermanien . On imagine sans peine que le découpage reste l’affaire en grande partie de Hermann lui-même , Yves H. apportant une moisson d’idées et probablement une culture plus fraîche, un regard neuf qui rejoignent les obsessions du paternel.
Le western sera revisité plusieurs fois ; Hermann est un cow-boy dans l’âme. Il y aura aussi un livre avec Jean Van Hamme lui-même, histoire encore d’essayer autre chose. Tous ces albums portent sa marque. Car si les sujets sont divers, les lieux différents, les points communs apparaissent, évidents. One-shots ou séries, c’est toujours du Hermann . Les cent et quelques albums forment en quelque sorte une fresque.
Derrière Hermann
Mon pote André Geerts avait eu une formule assez rude mais que j’ai trouvée pertinente : il disait de Hermann qu’il était « un dessinateur de culs ». Il dessine en effet souvent des culs, des personnes à hauteur de cul. Des culs d’hommes, de femmes, de chevaux ou de bovins. Il place régulièrement sa caméra (pardon pour ce poncif), à hauteur de cul en effet, les gens de dos.
Le cul, la saleté, le corps... , ce n’est pas anodin. Outre le fait que cela permet un plan intéressant, il est dans le médian, la moitié du corps, mais aussi appareil génital, la trivialité. Les jambes souvent écartées, arquées, les bottes dans les cailloux du Wyoming, les pieds dans la boue médiévale, les godasses dans la poussière du désert de l’après-bombe ou enfoncées dans toutes les neiges ou les sables du monde...
Hermann aussi est un “dessinateur-météorologique” : dans ses histoires on a chaud, froid, on se les gèle, y a du vent , bise ou sirocco, on n’est jamais à l’abri. La vie, c’est être en danger de mort.
Hermann , qualifié à tort de misanthrope (on y revient plus loin) est au contraire un amoureux des humains, même s’il les considère comme des sales bêtes. Il aime les corps. Il aime le corps.
Chorégraphe
Baru a souvent évoqué qu’il trouvait son principal intérêt dans la chorégraphie de ses pages . Elles sont des mises en scènes où les personnages s’élancent, s’étirent, se penchent, courent, se frappent, dansent littéralement. Comment n’avoir pas décelé cela également chez Hermann ?
On ressent le plaisir à trouver l’attitude juste, parfois théâtrale, parfois hyper-naturelle, qui sont comme la résultante d’éprouvantes séances de croquis. Non, c’est pourtant la seule mémoire qui le lui permet. On est bien dans un ballet , Hermann virevolte et fait virevolter, il anime l’espace. Il utilise le langage de la bande dessinée avec cette option spectaculaire. Comme Jijé dans Jerry Spring, comme Giraud dans Blueberry, l’intention de Hermann est bien dans cette volonté de retranscrire le mouvement, le bruit, le son, la lumière : ces réminiscences cinématographiques qu’il faut réinventer pour qu’elles soient réussies. Ils sont nombreux les dessinateurs réalistes à vouloir transposer cette sensation de véracité, de vérité. Ces dessinateurs reconnaissent tous l’importance de Hermann.
Ils l’ont bien regardé , ces auteurs qui l’ont parfois dépassé en notoriété ou en succès public. il a fait quelques émules. Hermann est, avec Giraud, un modèle pour pas mal de dessinateurs.
Polémique
Hermann, Grand Prix d’Angoulême 2016, a énervé pas mal. Sans revenir sur les couacs de l’organisation, soyons charitables, l’erreur est humaine, l’apparition de son nom a suscité rejet et dégoût chez beaucoup. Cela ne m’a étonné qu’à moitié : ce n’est pas que je la sentais venir, cette animosité, mais certains signes ne trompent pas. Tentons de formuler, de verbaliser ce sentiment pour peut-être mieux comprendre cette mauvaise humeur de certains. Après tout, elle n’est pas feinte, mais aussi parfaitement injuste sur certains points.
Il me semble avoir décelé un élément important : la belgitude d’Hermann. Opposée à l’humeur (on ne peut pas dire générale ce serait abuser) qui émane de la majorité des auteurs français, Hermann est moins « politiquement correct. » Il n’est pas dans ce courant humaniste, il serait un brin plus sévère, plus rustre voire fruste.
En fait, il semblerait qu’on ne lui pardonne pas un mot concernant la peine de mort. C’est assez effrayant de se voir mis au ban d’une certaine société à cause d’un malentendu : il s’en est expliqué, mais trop tard, le mal était fait. Passons, je ne veux pas me faire d’ennemis, j’essaie juste de comprendre.
Hermann misanthrope ?
Alors, sans doute que ceux qui ne sont pas d’accord avec ses opinions (au fait, lesquelles ?) doivent associer sa rugosité d’esprit à son graphisme à l’ancienne, on va probablement schématiser en disant qu’un gars qui dessine des culs et des sales gueules est un sauvage qui n’aime pas les gens. Donc c’est un facho, pardi !
Je suis pas avocat mais que reproche-t-on à mon client ? D’être franc du collier et de ne pas mâcher ses mots ? Il me semble qu’on lui ait petit à petit fabriqué un avatar loin de la réalité. Clint Eastwood, lui, est arrivé à inverser l’image que les gens avaient de lui .
Allons plus loin : c’est ce regard impitoyable et pourquoi pas, oui, une forme de misanthropie qui vont être le moteur, le carburant de l’artiste . Mon raisonnement ne tient qu’à moitié puisque je ne pense pas qu’Hermann soit ce monstre d’inhumanité. Il a des coups de gueule, des coups de cœur, il s’émeut du sort de certains de ses contemporains, il n’est pas ce salaud. Il l’a prouvé avec son Sarajevo-tango où il mélangea (selon moi) le pamphlet et la pochade. Exprimer son sentiment ces années-là sur ce sujet-là (la guerre en Bosnie) sous la forme d’une bande dessinée, était en soi un acte notable.
Grand Prix
Un conclusion ? (ouf !) Il y a donc eu 43 grand prix. On a vu cette année encore se déchaîner les passions dans l’épisode de la présélection, dans les reculades, les ruades et autres propositions du FIBD. On a pu rire et s’énerver. Hermann voyait son nom cité pour le Grand Prix depuis des années. Et lui, bourru de chez bourru, en a eu marre de jouer à Poulidor et avait fini par dire que ça ne l’intéressait pas, qu’il le refuserait ce Grand Prix le cas échéant. Ça n’a pas adouci son image de type renfrogné. L’an dernier, encore une fois dans les finalistes, il avait quand même modéré, tempéré, annonçant que OK d’accord, s’il gagnait le trophée, il se plierait aux conventions, mais c’est bien pour vous faire plaisir et aussi pour ses éditeurs. Son fils aussi, semble-t-il, lui a fait prendre conscience de l’importance de ce couronnement.
Traîner Hermann dans la boue, c’est un comble, lui qui la dessine si bien ( vous avez lu Comanche Le Désert sans lumière ?). Injuste de ne voir en lui qu’un dessinateur réaliste banal, conventionnel et sans ambition. C’est au contraire, un artiste au regard fin qui a mis en scène des vrais gens, des tronches, des gueules, des physiques de toutes sortes, des moches surtout, c’est vrai .
Misogyne ? Là encore : Comanche. Une femme patronne de ranch, loin des stéréotypes, des potiches sexy, c’est pas mal pour un misogyne. Greg avait dès le début des années 1970 réfléchi à tout ça. Hermann a mis en scène un monde viril mais il faut lire certains épisodes de la série Les Tours de Bois-Maury pour voir qu’on est loin des clichés machistes.
Il y a eu 43 raisons pour élire les 43 grands prix. Art Spiegelman n’a pas été élu pour les mêmes raisons que Jean-Claude Denis. Quand celui-ci a été sacré, on n’a pas vu des tombereaux d’insultes venir sanctionner ce qui est, rappelons-le, le résultat d’un vote . Hermann énerve, il agace, il clive, à quoi est-ce dû ? Mystère.
Le quatrième Belge, après Franquin, Jijé et Schuiten à coiffer la couronne ne le fait pas dans la sérénité complète, car il se met à dos une foule de personnes qui, tout simplement, ne l’ont jamais lu ! Mais comme il l’a dit fièrement, il sait aussi que de nombreux votes prouvent que beaucoup l’aiment passionnément et ce, depuis de longues années. Hermann est dans les grands admirés, les plus copiés, mais il est en même temps dans les grands rejetés. C’est comme ça.
À propos de grandeur, les Grands Prix d’Angoulême n’ont pas seulement cette vocation idéale de récompenser une personnalité qui aurait marqué de son empreinte le 9e art (peut-on décemment dire ça des 43 noms ?) , ils ont aussi une autre ambition, bien plus réaliste : fêter, le temps d’une année, un talent, qui est l’une des nombreuses facettes de cet art, de ce métier. Il y en a a priori autant que d’artistes, il faut s’en réjouir.
(par Sergio SALMA)
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