La rencontre entre Blain et Jancovici semblait une évidence, tant Blain cherchait à en savoir plus sur le changement climatique et tant Jancovici s’emploie, depuis plus de vingt ans, à partager ses connaissances et ses inquiétudes par tous les canaux possibles. Après avoir tenté sa chance (en vain), auprès du monde du cinéma, Jancovici ne pouvait laisser passer cette aubaine que de s’associer avec un des plus talentueux auteurs de BD actuels, et il ne devrait pas le regretter.
Autant le dire tout de suite, on tient là du lourd : presque 200 pages, des informations nombreuses, rigoureuses et techniques, une vue générale sur la révolution apportée par l’emploi des énergies dans la vie des humains. On comprend aisément que tout cela ne pouvait se dire en 48 pages.
Sans entrer dans tous les détails et débats scientifiques (encore faudrait-il en avoir les compétences et ce n’est pas le propos d’une chronique d’album), on pourra tout de même retenir que l’exploitation des énergies fossiles [1] a été un des faits majeurs de ces deux à trois derniers siècles de révolution industrielle (même si le terme n’est plus trop employé par les historiens actuels). Cette révolution énergétique a été porteuse de nombreux progrès difficilement contestables, comme la montée de l’espérance de vie et celle des revenus, pendant que le temps de travail baissait.
Le problème, c’est que les conséquences négatives sont tout aussi nombreuses et incontestables : l’augmentation des températures, les épisodes climatiques excessifs (canicules, sécheresses dans certains endroits, pluies violentes et ouragans dans d’autres).
L’intérêt principal de cet ouvrage réside dans l’étude des effets paradoxaux de cette révolution. Toutes les énergies offrent leur lot d’avantages et d’inconvénients. Rien n’est simple et Jancovici sait nous prendre à revers, allant contre certaines idées toutes faites (non, les villes ne sont pas forcément la solution, elles qui génèrent une consommation énergétique plus forte que les campagnes étalées, et critiquées pour cela ces derniers temps) ou nous offrant des idées inattendues : "L’énergie abondante a aussi permis d’augmenter le nombre de logements plus vite que l’accroissement de population... et a largement facilité le divorce." Fallait y penser !
Dès lors, quelles solutions s’offrent à nous ? Aucune ! Enfin, aucune de parfaitement satisfaisante. Réduire notre consommation énergétique, c’est-à-dire, changer de mode de vie ? C’est un impératif, mais y sommes-nous prêts ? Et nos politiques dans l’affaire, dont ceux qui nous dirigent n’ont que le mot de croissance à la bouche, qu’en attendre ? Ne sont-ils d’ailleurs pas le reflet de nos propres contradictions ? À ce propos, on pourrait ajouter que nos gouvernements sont eux aussi accrocs aux énergies, tout particulièrement en France, où les taxes pesant sur elles sont très élevées, d’où le fait de ne pas y toucher, au profit d’un chèque énergie moins impactant pour les finances nationales. Tout miser sur les énergies renouvelables ?
Jancovici n’y croit guère à court terme tant leur place demeure encore minime et leur production aléatoire.
Continuer nos petits gestes du quotidien, comme prendre le vélo plus que la voiture, c’est bien, mais ça ne saurait suffire, tant le problème est beaucoup plus global. Compter sur le nucléaire, dont l’impact climatique est plus faible, mais les dangers sont patents, même si Jancovici les relativise quelque peu, notamment en ce qui concerne les déchets nucléaires que l’on va léguer à de nombreuses générations futures ? À voir. [2].
De ces débats sans fin sur ce monde sans fin, vous en apprendrez encore bien plus dans l’ouvrage, et ce de manière ludique, grâce au talent de Christophe Blain. On retrouve avec joie ses personnages au grand nez (Blain himself). Le rythme de l’album est soutenu, ce qui ne surprendra pas les amateurs du dessin nerveux de Blain (Ah, ces planches de Quai d’Orsay largement aussi dynamiques que l’adaptation cinématographique qu’en a faite le regretté Tavernier !), au diapason du débit de parole de Jancovici, comme en témoigne n’importe quelle interview de ce dernier.
La bonne idée de mise en scène réside dans l’introduction du superhéros Iron Man, qui personnifie ce que nous sommes devenus : des humains aux super-pouvoirs difficiles à contrôler, dopés aux énergies.
Iron Man se retrouve confronté à Mère Nature, autre bonne idée de mise en scène. Gironde et à la longue chevelure rousse, Mère Nature est là pour rappeler à Iron Man toutes les conséquences de ses actes.
L’inventivité et l’humour sont omniprésents dans l’album, ce qui permet d’alléger un propos particulièrement copieux. Blain arrive même à nous rendre intéressants des graphiques.
Face à tous ces atouts, les quelques remarques suivantes pèseront peu : une couverture vraiment très proche de celle du tome 2 de Quai d’Orsay ; une densité d’informations dans laquelle il est possible de se perdre ; des affirmations qui peuvent surprendre ou heurter certains d’entre nous, comme sur le nucléaire par exemple. Plus globalement, si l’on partage l’idée d’un monde accroc à l’énergie, elle-même à l’origine du changement climatique, on ne peut pas non plus faire de l’énergie la seule grille explicative de notre monde.
Pour le reste, cet album est une très belle réussite dans le domaine de la BD documentaire. Sans nul doute, le bilan carbone (méthode inventée par Jancovici !) de cet album risque de ne pas être bon, à la hauteur du nombre d’exemplaires que l’on devrait trouver sous le sapin de Noël.
(par Philippe LEBAS)
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Le Monde sans fin - Par Christophe Blain et Jean-Marc Jancovici - Dargaud
Sur ActuaBD.com, lire les chroniques de quelques uns des ouvrages de Blain, de Gus (tomes 1, 2, 3 et 4), au dernier Blueberry, en passant par l’incontournable Quai d’Orsay, tomes 1 et 2
[1] Pour ceux qui s’intéresseraient plus spécifiquement au pétrole, à son histoire et à ses conséquences géopolitiques, lire La Malédiction du pétrole, belle BD de Jean-Pierre Pécau et Fred Blanchard (2020), éditions Delcourt (112 pages - 17,50 €)..
[2] Pas sûr que cela puisse convaincre Étienne Davodeau qui, dans son tout récent Le Droit du sol s’interroge sur ce "legs", faisant de Bure dans la Meuse, futur lieu d’enfouissement de déchets nucléaires, le point d’arrivée de sa balade... nationale.
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