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"Le Caravage", chef-d’oeuvre de Manara

Par Charles-Louis Detournay le 27 avril 2015                      Lien  
Dessinateur italien émérite, Milo Manara revisite la vie du tourmenté Caravage dans un diptyque flamboyant. Il y synthétise des thématiques qu'il travaille depuis longtemps : la Renaissance italienne, la femme comme modèle, et la recherche de l'artiste.

Si Milo Manara est internationalement réputé pour son habilité à dessiner les femmes et pour ses récits érotiques, le lecteur a parfois tendance à oublier que le maître italien développe bien d’autres passions, comme celle de l’Histoire (Par ex L’Histoire de France en bande dessinée dont il a signé de nombreux chapitres), et plus particulièrement la Renaissance italienne. L’auteur italien apprécie l’ambiance de cette époque, avec le renouveau artistique qui la caractérise.

Il avait déjà exploré le sujet dans divers récits courts, tel que Mors tua vita mea, publié en français dans Journal Intime (Himalaya), et récemment (enfin) réédité chez Glénat sous le titre d’Envoûtantes Chimères. Dans ce récit, Manara mettait Véronèse en scène, dans une noria de créations, de désirs, de passions, de trahison, de passage dans les prisons et de morts atroces. Déjà, un peintre comparaissait devant le tribunal du Saint Office, pour qu’il soit jugé pour des représentations "hérétiques".

"Le Caravage", chef-d'oeuvre de Manara
Préfigurant Le Caravage, une planche de Mors tua vita mea où Manara met en scène Véronèse, divisé entre la beauté de ses modèles et la pression du Saint Office.

Borgia, préparation romaine à l’art du Caravage

Alors que Mors tua vita mea se déroulait à Venise, une des villes italiennes les plus représentées par Manara, c’est à Rome que prend place la sanglante saga des Borgia écrite par Jodorowsky. Pour mieux représenter la ville éternelle et les complots ourdis dans l’ombre du Vatican, Manara abandonna un moment la pureté de son noir et blanc pour travailler en couleurs directes, ce qui renforçait l’aspect théâtral et grandiloquent, violent et baroque, du récit.

Outre une rapide entrée en scène de Boticelli et le passage furtif de Léonard de Vinci, c’est surtout à Rome que Manara voue sa force d’évocation, et aux nombreuses peintures qui ornent ses palais princiers. L’auteur nous expliquait précédemment ce qui lui avait plu dans Borgia : "J’apprécie profondément la période de la renaissance, et en particulier, certains aspects picturaux des peintres de l’époque, dont Botticelli entre autres, qui a eu l’occasion de réaliser de nombreux portraits des Borgia. Et puis le décorum avec ses fresques, ses peintures et ses sculptures sont d’une grande richesse, avec un repérage plutôt aisé. Enfin, l’Italie est fortement liée à la peinture, plutôt qu’au dessin lui-même, et c’est ce qui m’a donné l’envie de me lancer dans la couleur directe pour ce récit : je reviens à mes racines."

Certaines cases de Borgia se veulent de véritables petits tableaux.

Lors de la même rencontre, Manara nous dévoilait qu’il avait beaucoup de mal à illustrer la violence et la cruauté que Jodo insufflait dans Borgia, mais qu’il continuait à vouer une réelle passion à l’érotisme qui revêt pour lui une dimension sacrale.

Le Caravage, synthèse des plaisirs

Avec le diptyque du Caravage, Manara a donc réuni tout ce qu’il apprécie : les belles femmes, bien entendu, mais sans forcer l’aspect érotique ; l’art, la recherche du beau dans une société en pleine mutation ; La Renaissance, véritable bouleversement historique et artistique ; ainsi que Rome, une des plus vieilles villes au monde, où cette concentration de pouvoir, d’ambition et de contradictions permit de développer des atmosphères comme nulle part ailleurs.

Le récit débute en 1592, alors que Michelangelo da Caravaggio dit « Le Caravage » débarque à Rome, toiles et pinceaux sous le bras. Il puise son inspiration dans l’âme de la cité éternelle, entre grandeur et décadence, et auprès des personnages hauts en couleur qu’il y rencontre. Rapidement admiré pour son talent, il sera toutefois souvent critiqué pour ses parti-pris artistiques, notamment sur ses sujets religieux – il prend ainsi pour sa Mort de la Vierge une prostituée comme modèle... Une réputation aggravée par le penchant du peintre pour la violence et sa participation à de fréquentes et vives échauffourées...

Avant Rome, Le Caravage a un avant-goût de son atmosphère : grandiloquence, corruption, et filles de petites vertus

Manara explique les raisons qui l’ont poussé évoquer la vie du Caravage  : "Tout d’abord la vie du Caravage, aventureuse, picaresque, se prête beaucoup à une histoire en bande dessinée. Son caractère impétueux, rebelle qui l’a souvent conduit à la prison ; son aversion à l’autorité, au pouvoir en général ; le fait qu’il ait été beaucoup censuré aussi : un de ses chefs-d’oeuvre ayant même été condamné au bûcher ; son audace éhontée et transgressive dans la représentation de certains nus ; le fait qu’il soit constamment du côté du peuple, des humbles, des scélérats, des spadassins, même s’il était courtisé par les plus éminents cardinaux… Tous ces éléments font de lui un personnage véritablement passionnant et romanesque. En outre, il y a l’œuvre gigantesque de l’artiste, son énorme influence sur l’histoire de la peinture, son incroyable modernité, quasi cinématographique. Les gestes des ses personnages sont puissants, vrais, réalistes, sans les exagérations artificielles qui caractérisent la majeure partie de la peinture baroque. Après lui, la peinture a changé ! Et puis il y a la beauté de ses femmes : je pense surtout à celles dont on ne voit pas directement le visage, mais dont on devine toute la beauté et la féminité."

En débutant presque comme un western spaghetti, Manara met effectivement en scène un Caravage ambitieux et tourmenté, bourreau de travail, avide de réalisme, mais toujours aussi prompt à s’emporter à la moindre contrariété.

Les passages en prison, les entrevues avec les peintres installés, l’appui du cardinal, son attrait pour les prostituées, tous ces éléments présentent un tableau authentique, bien éloigné du trait forcé des précédents Borgia.

"J’ai essayé de m’en tenir aux faits le plus possible, explique l’auteur. "je veux dire qu’il n’y a rien d’historiquement faux dans mon récit. Évidemment, j’ai ajouté quelques détails, quelques interprétations, des personnages inventés, mais je suis toujours resté dans le domaine de la probabilité et de la plausibilité historique. Il ne faut pas oublier, de plus, que contrairement à ce qui se passait à Florence et surtout à Venise, il était pratiquement interdit dans la Rome des Papes – en tout cas fortement découragé –, de faire appel à des modèles féminins pour peindre des nus. Seuls les peintres qui bénéficiaient de la protection d’éminents personnages pouvaient se le permettre. [Dans Le Caravage, je ne parle pas de sexualité, [car] je pense que la charge érotique du Caravage, certainement intense et puissante, s’exprimait davantage dans sa peinture que dans ses rapports personnels."

L’arrivée à Rome, et les recontres fortuites guidées par le caractère impétueux du jeune peintre

Dépouillé de charge sexuelle, le style de Manara gagne en sensualité. Les portraits de certaines de ses femmes peuvent être classés parmi ses plus réussis, comme si le fait de traiter d’un maître en peinture, le pousse à exceller dans son propre domaine.

Outre le peintre et ses modèles, l’autre grand personnage du récit est bien Rome elle-même. Davantage mise en valeur que dans Borgia, la "Ville" joue son propre rôle, entraînant le jeune peintre dans sa violence intrinsèque, son creuset artistique, ses règles infranchissables et ses abîmes de débauche. Rares sont les planches où Manara ne la met pas en scène, dans une grande case pour les palais, les portes ou la prison, ou encore dans un arrière-plan très soigné, ce qui n’était pas toujours le cas dans Borgia.

Enfin, le travail des couleurs, bénéficiant de l’appui de Simona Manara est somptueux. Si les teintes étaient parfois chargées dans Borgia, celles du Caravage ont profité de cette expérience pour demeurer dans le ton du récit : plus authentiques, travaillant les lumières et mettant les personnages et leurs sentiments du moment.

"Par rapport à Borgia, un siècle s’est écoulé, commente Manara. Rome a quelque peu changé, elle s’est agrandie. Mais j’ai surtout donné à la cité une image un peu plus sombre, plus dramatique, plus baroque : en un mot : « caravagesque ». J’ai notamment plus utilisé de clairs-obscurs plus violents, plus tragiques. Dans la gamme des couleurs, je suis resté le plus proche possible de la palette du Caravage, laquelle était délibérément assez limitée.Dans sa période « mature » surtout, le Caravage utilisait très peu de couleurs : les fonds sont très sombres, les plis des tissus très clairs, ou quelques draps rouges qui donnent un côté théâtral. J’étais constamment à la recherche de l’atmosphère des œuvres du peintre, surtout dans les dernières planches, lorsque je conduisais l’évolution de mon histoire vers une fin dramatique."

En dénuant son récit d’un réel érotisme, Milo Manara se focalise sur l’évocation du Caravage et l’interprétation de sa vie. Passée une première scène introductrice, on se passionne rapidement pour ce personnage tourmenté, ses prises de position tranchées et ses aventures rocambolesques. Sur fond d’évocation sans faille du XVIe siècle italien, cette immersion dans la peinture est certainement un des meilleurs albums que Manara ait réalisé.

Alors qu’on pensait que son magnifique noir et blanc ne pourrait jamais être dépassé par une mise en couleur, il réalise ici une superbe prouesse, prouvant que cet auteur de 69 ans n’a pas fini de nous séduire.

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Lire les premières pages de cet album

Lire nos interviews de Manara :
- "L’aventure est quelque chose de plus important que la politique." (Mars 2011)
- "La femme possède un caractère sacré qu’il ne faut pas galvauder" (Mars 2009)
Ainsi que quelques unes des chroniques de ses albums :
- Borgia dans Théâtral et infatigable Jodorowsky
- Envoûtantes chimères
- X-men : "Jeunes filles en fuite"
- Le Parfum de l’invisible T1
- Quarante-Six

 
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4 Messages :
  • "Le Caravage", chef-d’oeuvre de Manara
    3 mai 2015 19:13, par Lorenzaccio

    Je n’ai jamais été un fan de Manara. Ses BD érotiques sont ennuyeuses, le scénario d’une pauvreté affligeante, et ses femmes sont jolies mais ça ne sauve pas l’ensemble. Pour dire que celle-ci n’a rien à voir !
    La beauté du dessin et des couleurs est effectivement très grande. On savoure chaque image. L’histoire est de plus captivante. J’attend le deuxième tome avec impatience ! C’est effectivement son chef d’oeuvre !

    A noter une petite erreur : Giordano Bruno n’est pas à l’origine de la théorie de l’héliocentrisme comme écrit dans les notes mais il a repris les travaux de Copernic et leur a donné de l’ampleur, il avait même une vision bien plus globale car il ne mettait pas non plus le soleil au centre de l’univers. Il considérait le soleil comme une étoile comme les autres et le nombre de mondes probablement infini.

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    • Répondu par Capello le 3 mai 2015 à  23:12 :

      Le chien aboie mais Le Caravage passe.

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    • Répondu par Zébra le 10 mai 2015 à  17:17 :

      Par définition le genre érotique est un peu répétitif et ennuyeux.
      L’héliocentrisme est une théorie beaucoup plus ancienne que Copernic, qui remonte à l’Antiquité. Pour certains, comme le mathématicien Poincaré, elle est seulement une méthode de calcul de distance entre les astres alternatives.
      Giordano Bruno n’est pas plus avancé que Copernic, il est au contraire assez typique de l’idéologie scientifique médiévale, dont certains savants contemporains sont beaucoup plus proches qu’ils ne croient. La théorie de la multiplicité des univers ou des mondes est purement rhétorique, l’infini un postulat théorique qui peut avoir des usages pratiques, mais qui reste un postulat théorique. L’expérience naturelle est celle de la finitude des choses.

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  • "Le Caravage", chef-d’oeuvre de Manara
    4 mai 2015 21:23, par J-Jacques

    Cet album sur un grand peintre chez Glénat fait-il partie de la collection Les Grands Peintres (en bénéficiant d’une belle maquette contrairement aux 3 autres) ou est-il en dehors de cette collection, et pourquoi si c’est le cas, je ne comprends pas le manque de cohérence de Glénat.

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