Nous commençons le récit lorsque la jeune Eugénie célèbre ses vingt ans. Mais l’heure n’est pas aux grandes festivités, puisque ses parents lui apprennent qu’elle a été adoptée, et que sa grand-mère paternelle, Jeanne, lui a légué une lettre des années auparavant en attendant ce jour. Offusquée, Eugénie commence la lecture du long témoignage de sa grand-mère, qui sera l’épicentre de l’histoire.
Née à la fin du 18e siècle, Jeanne fut un témoin privilégiée de l’arrivée des soldats révolutionnaires français, de l’implantation des premiers arbres de la liberté, puis de la singulière révolution des bourla-papey, ces paysans qui, au lieu de décapiter les seigneurs féodaux, ont préféré brûler les documents qui officialisaient leur servage. Malgré l’euphorie, l’étincelle de liberté et d’espoir sera peu à peu effacée, face au retour en force des conservateurs et de monarchistes réactionnaires sur l’ensemble du continent.
Sans jamais oublier les principes de la révolution et de Rousseau, Jeanne fera preuve de bravoure et de stoïcisme face aux nombreux défis que le 19e siècle suisse a traversé : deux grandes famines, une guerre civile, un climat hostile aux idées progressistes, l’industrialisation, les exodes massifs, etc.
Divisé en 4 chapitres, nous suivons la jeune femme terminer ses études, se marier, puis fonder une famille. Les intrigues politiques et sociales de l’époque traversent son foyer, puis le divisent. Notamment, lors de la guerre civile de 1848, alors qu’elle tente de les maintenir à flot. Saupoudrée de rencontres avec des personnalités éminentes du siècle telles Germaine de Staël et Claude Mandrot, ainsi que d’informations sur les us et coutumes de l’époques, ou encore des cartes détaillant les grands événements nationaux, la valeur didactique de l’album est l’un de ses points fort, parvenant à lier la petite histoire privée de la famille de Jeanne avec les grands épisodes de la Suisse, avant de continuer la saga à travers sa petite fille Eugénie qui conclut le siècle en réalisant ses études universitaires, puis en partant aux États-Unis, pour accomplir les idéaux d’émancipation que lui ont légués sa famille.
Porté par le graphisme coloré et soigné de Fanny Vaucher, le récit nous séduit très vite, d’autant plus que les dialogues et les personnages nous font vivre, à hauteur individuelle, la grande histoire de sa nation. Nous retenons qu’en donnant à chaque épisode une nuance distincte, il parvient à communiquer l’état d’esprit de la narratrice ainsi que ses émotions. Cette dextérité chromatique se décuple par des compositions dynamiques, étalant les dialogues et les exégèses afin de faire avancer la narration avec un rythme soutenu, mais tempéré.
Le siècle… propose une lecture de l’histoire helvétique depuis une perspective féminine, nous illustrant le chemin long, et souvent tortueux, que les femmes suisses ont dû traverser, pour leur émancipation, sans pour autant marteler ses lecteurs avec des slogans, ni des réductions caricaturales. Sans délaisser le ton didactique, propre à la littérature de jeunesse, il nous offre une perspective mesurée, présentant les acteurs de leur temps comme des humains, construits d’idéaux, mais aussi de contradictions et d’erreurs.
Sans tomber dans le triomphalisme (puisque, rappelons-le, la cause des femmes devra attendre le 20e pour vraiment décoller en Suisse), l’album conclut son histoire par une transmission symbolique du flambeau de la liberté de la grand-mère à sa petite-fille, nous soulignant l’importance de l’éducation, mais aussi du courage, dans la quête de liberté, qui est, in fine, un processus aussi social qu’intime.
Voir en ligne : Éditions Antipodes
(par Jorge SANCHEZ)
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Le siècle de Jeanne - Par Éric Burnand et Fanny Vaucher. Éditions Antipodes. 248 pages - 29€.
La chronique "Face à Face - Par Maeva Rubli & Anisa Alrefaei Roomieh" par Marlene Agius
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