Missak Manouchian [1] est un résistant et poète arménien né en 1906 à Hisn-I Mansur. Enfant, il est témoin du génocide des Arméniens, où il perd son père [2]. Il est ensuite recueilli dans un orphelinat, puis se rend, un an après son frère, à Paris. Là, il travaille en tant qu’ouvrier chez Citroën et suit des cours du soir à la Sorbonne. Parallèlement, il écrit des poèmes pour plusieurs revues.
Le début des années 1930 marque une rupture importante : la Grande Dépression. Manouchian, comme bien des étrangers, n’a plus d’emploi. C’est là qu’il rencontre Mélinée, avec laquelle il restera jusqu’à sa mort. En 1939, le pacte germano-soviétique mène à l’interdiction de la plupart des organisations du PC : la position officielle du parti est de dénoncer tout type d’impérialisme et de ne pas prendre position. C’est un choc au sein de la Main d’Œuvre Immigrée (MOI), une organisation syndicale regroupant des travailleurs issus de l’immigration, dont Manouchian fait partie.
En 1942, et alors que l’Allemagne nazie occupe la France, Missak rejoint les FTP MOI (Francs-tireurs et partisans – main d’œuvre immigrée) – un groupe de résistants étrangers – pour aider la Résistance. Il participe à plusieurs attentats, et gravit peu à peu les échelons. Le 28 septembre 1943, le groupe des 23 – appelé ensuite « groupe Manouchian » – devient célèbre en assassinant en pleine rue un ami personnel d’Hitler, le colonel SS Julius Ritter, chargé d’enrôler de force les jeunes Français pour le Service du Travail Obligatoire (S.T.O.), une humiliation majeure pour le régime nazi.
Capturé après une longue traque le 16 novembre 1943, il finit fusillé au Mont Valérien avec 21 membres des 23 du groupe Manouchian.
Un « héros de l’image » (Jean-Pierre Sakoun)
Ce que l’on retient aujourd’hui de Manouchian, c’est le résistant étranger, mais pas seulement. La plupart ont en mémoire ce visage présent sur l’une des affiches de propagande nazie les plus connues : l’Affiche rouge. Si cette affiche est célèbre, c’est parce qu’elle est devenue l’un des emblèmes de la Résistance. Là où l’Allemagne nazie cherchait à montrer que les dix hommes pris en photo étaient des criminels, l’opinion publique y a vu tout autre chose : déjà, elle y a découvert des hommes jeunes, mais bien plus : des héros qui se sont sacrifiés pour la France. D’affiche « horrible », pour reprendre le qualificatif de Thomas Fontaine, elle est devenue l’un des symboles les plus importants de l’imaginaire résistant.
Impossible d’évoquer Manouchian sans parler de son image : tout le mythe bâti autour de lui vient de son portrait, et à travers lui, de ses actions pour lutter contre l’ennemi nazi.
Si la bande dessinée de Didier Daeninckx, Mako et Dominique Osuch insiste un peu moins sur cet aspect, le projet derrière Missak, Mélinée & le groupe Manouchian est bien de placer l’Affiche au centre de la narration : en intégrant plusieurs dizaines de portraits et de biographies des membres de la Résistance, les auteurs voulaient créer une « contre-Affiche rouge ». Durant la présentation de l’exposition consacrée à Missak Manouchian au Mont Valérien, Jean David Morvan a même évoqué leur souhait de dessiner les résistants comme des « stars de cinéma ». Si le rendu n’est pas forcément au rendez-vous (les portraits en noir blanc tranchent un peu trop avec l’esthétique globale de la BD), l’idée est à saluer.
Ce choix, politique et artistique, souligne aussi l’une des différences entre ces deux albums : tandis que le premier, celui de Mako, Didier Daeninckx et D. Osuch, insiste sur le personnage de Manouchian, celui de Morvan prend le parti de raconter l’histoire des 23 membres du groupe des FTP MOI, aussi appelés dans la construction mémorielle de la seconde moitié du XXe siècle « groupe Manouchian ».
Deux bandes dessinées, deux personnages
Cela donne deux albums de tailles très différentes (l’un fait 70 pages, l’autre plus de 140 sans compter les dossiers), mais ce n’est pas là qu’est leur principale divergence. Car si un auteur de bande dessinée qui cherche à raconter l’Histoire se doit de lui être fidèle en collaborant avec des historiens, il doit aussi créer une intrigue et des personnages.
Or, comment ces deux albums présentent-ils Manouchian ? Dans Missak, Mélinée & le groupe Manouchian, Morvan a fait le choix d’insister sur les doutes du résistant arménien. Par exemple, par cette discussion avec le responsable aux cadres des FTP MOI, Lissner, dans un restaurant : au départ, Manouchian ne voulait pas vraiment rejoindre la résistance armée – comme toute personne non-violente, il est tiraillé par un certain nombre de questions : peut-on, même si la cause est juste, tuer quelqu’un ? Serai-je capable de commettre des attentats ?
Ces hésitations sont bien moins présentes dans l’ouvrage de Daeninckx, Mako et Osuch, où les enchaînements sont toutefois plus fluides. On y retrouve un Manouchian moins profond et complexe que dans l’album de Morvan, mais en même temps, d’autres aspects y sont mieux explorés. Nous pensons ici à l’autre chose pour laquelle Missak Manouchian est célèbre : ses poèmes. L’album revient en détail sur ses premières publications, son travail de rédacteur dans différents journaux…
Pages 28 et 29, Missak récite même trois vers d’un de ses poèmes à son ami Séma :
« Comme un forçat supplicié, comme un esclave qu’on brime
J’ai grandi nu sous le fouet de la gêne et de l’insulte,
Me battant contre la mort, vivre étant le seul problème… »
La représentation de la violence
Les deux albums racontent dans l’ensemble les mêmes événements, mais pas de la même manière. C’est particulièrement marquant pour les scènes de violence.
Dans Missak, Mélinée & le groupe Manouchian, les auteurs font le choix de ne masquer aucun détail. Lors du génocide des Arméniens, une case représente une femme aux jambes écartées dont la tête coupée cache l’entrejambe. Selon Jean-David Morvan, cette case a fait l’objet d’un débat : comment faire pour parler des viols commis au cours du génocide sans risquer la censure en montrant les parties intimes d’un cadavre ?
L’idée était de ne pas cacher la violence et d’être au plus près de ce qu’il s’est réellement produit. De son côté, l’album de Daeninckx, Mako et Osuch repose davantage sur l’implicite : le génocide des Arméniens est représenté à travers un cadavre, des échanges de tir, des troupes militaires ou le père de Missak qui prend les armes. L’exécution finale est elle-aussi cachée. À la place, les auteurs ont opté pour une double page riche en symboles : à gauche, l’affiche d’un film intitulé Peloton d’exécution, et à droite, une suite de cases où l’on aperçoit une flamme qui s’éteint progressivement dans la pénombre. Une belle manière de représenter la mort sans risquer la curiosité morbide, et surtout, un message empreint d’espoir : si la flamme s’éteint, qui pour la rallumer ? Ceux qui se souviennent, sans doute.
Dans l’un comme dans l’autre, le récit se clôt avec la lettre que Manouchian a écrite à Mélinée « quelques heures » avant son exécution. Ce choix rend hommage au résistant, mais aussi, à l’écrivain, en intégrant au récit l’un de ses plus beaux textes.
Deux albums à visée pédagogique
En dépit des différences, les deux bandes dessinées ont un même but : une visée à la fois mémorielle et pédagogique. Mais là encore, la lecture n’est pas la même.
L’album de J. D Morvan et Thomas Tcherkézian est peut-être plus ardu, notamment à cause des biographies intégrées au récit. D’un autre côté, chaque lecteur pourra choisir de toutes les lire ou non – un choix qui n’est jamais facile, puisque l’on éprouve toujours une forme de culpabilité à passer certains extraits.
Bien que moins riche en informations, l’album de Daeninckx, Mako et Osuch est - en raison de son classicisme – plus facile à la lecture. L’histoire suit la chronologie de la vie de Manouchian et s’étale un peu moins sur les différents membres du groupe. Un point original est toutefois à relever : l’idée d’intégrer des affiches publicitaires remarquablement reproduites par Mako pour donner un aperçu de l’époque.
Et Mélinée ?
Avant de conclure, il nous semblait important de revenir sur une personne centrale : Mélinée Manouchian. Comme pour Missak, le personnage n’est dans les deux albums pas le même.
Autant le dire tout de suite : si Daeninckx et Mako font d’elle la narratrice du récit, le lecteur pourra être surpris de n’apprendre pas grand-chose sur sa vie. C’est dommage, d’autant que l’on sait qu’elle entrera avec Missak au Panthéon. Plus l’histoire avance, plus on oublie que c’est elle qui parle. Résultat, et bien que l’on saisisse l’intérêt de ne pas faire parler directement Manouchian, on reste un peu sur sa faim. Missak, Mélinée & le groupe Manouchian évoque au contraire les discussions avec Missak à propos de son avortement, son rôle pendant la guerre…
On retrouve un peu le même écart qu’avec Manouchian : la force de Jean David Morvan et Thomas Tcherkézian est d’avoir réussi à incarner ces figures historiques. Plutôt que d’être une simple voix que l’on finit par ne plus identifier, Mélinée a des émotions, un visage. Elle revient fréquemment dans des pages en noir et blanc où elle discute de la guerre avec M. Aznavourian – une bonne façon de représenter la transmission de la mémoire et de mettre au-devant de la scène d’une figure historique dont on parle - en dépit de sa panthéonisation prochaine - encore trop peu.
Si on devait faire le bilan de cette critique comparative, on pourrait présenter les choses de la façon suivante : là où l’ouvrage de Mako et de Daeninckx séduit plus par son dessin, l’ouvrage de J. D Morvan et de Thomas Tchernézian touche davantage par le regard original qu’il porte sur Mélinée et Missak Manouchian. On saluera au passage le trait du jeune dessinateur arménien, particulièrement prometteur pour une première publication.
(par Hippolyte ARZILLIER)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Missak Manouchian. Une vie héroïque - Par Didier Daeninckx, Mako, Dominique Osuch et Denis Peschanski - Ed. Les Arènes.
Missak, Mélinée & le groupe Manouchian - Par Jean-David Morvan, Thomas Tcherkézian et Thomas Fontaine. Ed. Dupuis.
En médaillon, photo prise par Hippolyte Arzillier lors de la conférence de presse organisée par les éditions Dupuis au Mont Valérien (à gauche, J. D Morvan, à droite, T. Tcherkézian).
Pour ceux que cela intéresse, en 2014, les éditions Lombard ont publié "Vivre à en mourir", une bande dessinée signée Jeanne Puchol et Laurent Galandon consacrée à la vie d’un autre visage de l’Affiche rouge : Marcel Rayman, un juif polonais pacifiste qui finit par devenir résistant.
[1] Pour ceux qui voudraient en savoir plus sur Manouchian et les FTP MOI, deux excellents dossiers réalisés par Denis Peschanski, historien et directeur de recherche au CNRS, et Thomas Fontaine, historien et directeur du Musée de la Résistance Nationale, sont proposés à la fin des deux albums chroniqués. Nous vous invitons aussi à aller écouter le podcast publié sur ActuaBD où nous interrogeons Denis Peschanski et Didier Daeninckx à propos de Manouchian et de leur bande dessinée Missak Manouchian. Une vie héroïque.
[2] Sa mère meurt quant à elle quelques années plus tard, de maladie ou de famine.
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