Thomas Gilbert n’a certes pas une longue carrière derrière lui, mais il s’est déjà fait remarquer, notamment avec Bjorn le Morphir et Oklahoma Boy. Ces publications n’étaient pas exemptes de défauts, mais auguraient d’un potentiel fort intéressant, tant en terme graphique que narratif. Le dessinateur le confirme cette année avec Sauvage ou la sagesse des pierres, paru chez Vide Cocagne, son ouvrage le plus volumineux mais surtout le plus personnel jusqu’à maintenant.
Thomas Gilbert parvient au fil de ses trois cents pages à transcender une trame pourtant simple : une jeune femme se retrouve seule dans une forêt éloignée de la civilisation et se débrouille pour survivre. Ce point de départ cache en réalité un vaste questionnement, qui tient tout à la fois de l’écologie, de la mystique et de la philosophie. Cet ensemble presque foutraque reste pourtant cohérent, sur le fil du rasoir, grâce à la direction suivie par l’auteur : quelle doit être – et même quelle peut être – la place de l’homme dans la nature ?
Thomas Gilbert ouvre de nombreuses pistes, sans toujours les suivre bien longtemps. Mais ce qui l’intéresse davantage, semble-t-il, c’est de poser les questions et expérimenter des réponses. Quitte parfois à se retrouver, comme son personnage, dans une impasse. Il alterne ainsi des passages lumineux et d’autres particulièrement sombres et pessimistes. Il n’épargne aucune misère physique à son personnage dans sa quête existentielle, lui donnant une dimension quasiment christique.
Une des premières pistes ouvertes, portant sur le couple et la dépendance au sein d’une relation amoureuse, paraît par exemple tout à fait banale. Puis Thomas Gilbert l’abandonne, se consacrant à tracer une œuvre qui s’apparente aussi bien au récit de survie qu’à la fable écologique – voire écologiste – et au délire mystique. Il revient cependant, par moments, à sa première question, faisant intervenir le fantastique, élargissant son questionnement, et allant jusqu’à l’interrogation ultime du couple amoureux : l’accomplissement réside-t-il forcément dans la procréation ?
D’autres exemples pourraient être développés. Thomas Gilbert n’hésite pas à mélanger les thèmes et à offrir matière à réflexion. Il hésite d’autant moins qu’il met la sensation sur un plan équivalent voire supérieur à la réflexion. Il ne cherche pas à défendre une thèse ou à démontrer un raisonnement. Il s’adresse en premier lieu aux émotions et aux sensations du lecteur, tant par sa narration que par son graphisme.
Le dessinateur ose beaucoup dans ce livre, explore maintes formes, laisse libre cours à son crayon. Et il réussit souvent. Alors que certains dessins semblent jetés sur le papier, d’autres sont d’une grande précision. Privilégiant un noir et blanc charbonneux, il ne s’interdit pas un peu de couleur, utilisant un rouge un peu roux, comme le renard qu’il sert à représenter. Thomas Gilbert compose ses pages avec une grande liberté, maîtrisant une mise en case très formelle comme des compositions totalement éclatées.
Or ces expérimentations graphiques, tantôt éblouissantes, tantôt effrayantes, ne sont pas là simplement pour soutenir le propos ou servir la narration. La forme, dans ce livre, fait sens, à part entière. Les sensations provoquées par la lecture de ce livre suivent le trait du dessinateur. Mouvements violents, pauses contemplatives et apparitions maléfiques sont bien sûr rendus par ce qui est dessiné, mais aussi et surtout par la façon de les dessiner.
Thomas Gilbert livre donc avec Sauvage ou la sagesse des pierres un ouvrage important, par les questions qu’il nous pose et pour la manière qu’il a de les poser. Si ce volume paraîtra un peu long à certains, il mérite pourtant une lecture tout d’une traite. Il faut se laisser happer par son récit chaotique et fantastique, son questionnement déstabilisant mais indispensable et son dessin libre, sans complexe ni artifice.
Voir en ligne : Le site de Thomas Gilbert
(par Frédéric HOJLO)
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