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Serge Lehman & Frederik Peeters : « Saint-Elme, c’est plus que des molécules ! » [INTERVIEW]

Par François RISSEL le 9 février 2024                      Lien  
Achevée en un final harmonique, la série Saint-Elme nous a tenu en haleine tout au long des cinq albums. Elle fait partie des ces œuvres-fleuves résolument captivantes, mais dont on a l’impression d’avoir seulement appréhendé les contours. Saint-Elme est magnétique, elle entretient une aura insaisissable qui nourrit la fascination du lecteur. Pour ces raisons, il était nécessaire pour nous de rencontrer les auteurs de cette œuvre immense à l’occasion de son terme. Une rencontre précieuse avec deux artistes prolifiques dont la synergie étonne toujours.

On observe une résurgence feuilletonesque dans les différentes littératures. Est ce une dynamique que vous avez souhaité insuffler à cette série ?

Frederik Peeters : Cela présuppose que la forme sérielle ait été décidée avant l’histoire, ce qui n’est pas le cas. On avait une envie, une vision vague de ce que l’on voulait faire, mais notre discussion avec notre éditeur a introduit la question de la forme. L’aspect sériel est ici circonstanciel.

Serge Lehman : C’est aussi une question économique : c’est en couleur, ça fait 400 pages, donc un seul gros volume de 400 pages en couleur, ça implique plein de trucs, et pour nous, et pour la maison d’édition.

FP : On aurait aussi touché moins d’avances au fil de la parution. Ce sont des choix, mais assez vite, on s’est dit que nous aurions peut-être dû finalement faire un gros livre…Mais ça, on ne saura jamais comment ça aurait fonctionné dans ce sens-là.

Serge Lehman & Frederik Peeters : « Saint-Elme, c'est plus que des molécules ! » [INTERVIEW]
Frederik Peeters et Serge Lehman © Delcourt

Rétrospectivement et quelques semaines après avoir achevé ce projet, êtes vous satisfaits de cet ensemble et êtes vous parvenus là ou vous aviez envie d’aller ?

FP : Moi complètement ! Après, pour rentrer dans les détails, je pense qu’un système s’est mis en place. Celui-ci avait de nombreux avantages, mais je pense qu’il peut aussi scléroser une dynamique. Mais en termes de lecture, de résultat, d’achèvement des différents arcs, est ce qu’on a laissé des choses inachevées ? Je pense très honnêtement que non.

SL : Je suis d’accord. Il y a une espèce de pari absolu sur la force de la fiction et sur le fait que l’on va s’en tirer. On empile des mystères, on empile des personnages, on ajoute des énigmes partout, en se disant que l’on va réussir à tout résoudre, et je pense qu’on a réussi.

Pourriez vous revenir sur le caractère absolument déterminant de l’unité de lieu ?

FP : C’est pas tellement que c’est une unité de lieu, c’est le lieu lui-même ! C’est pas le fait que ce soit clos, mais plutôt que ce soit une sorte de précipité de paysage d’Europe Occidentale périalpine et de s’en servir comme un décor qu’on iconise.

SL : Le truc sur lequel on a bâti à la fois L’Homme gribouillé et Saint-Elme, c’est un désir de réinvestir les décors européens et en particulier les décors dans lesquels on vit : Paris, le Valais, le Jura…

FP : C’est ce que je dis toujours : c’est l’est de la France, le nord de l’Italie, le sud de l’Allemagne et l’ouest de l’Autriche, mais ce n’est pas la Suisse. L’Europe comme elle est en somme. Une Europe avec des graffitis, délabrée, multiculturelle avec des kebabs à la montagne. La réalité en fait.

Frederik Peeters et Serge Lehman © Delcourt

SL : Comment faire, de là, pour que ce soit intuitivement évident avec une force mythique incontestable et immédiate ? Les diners américains et les forêts magiques japonaises, pourquoi est ce que ça n’existe pas chez nous ? Cette profondeur mythique semble s’être arrêtée en 1914. C’est le sol que nous avons choisi pour bâtir cette histoire. Après, les éléments constitutifs de cette mythologie ont été assez passionnants à trouver. Il y a d’abord le nom de Saint-Elme. L’histoire est aussi organisée autour de la ressource eau. À un moment, le nom Saint-Elme me passe par la tête, je fais quelques recherches et je m’aperçois qu’il est le saint patron des marins et qu’en même temps le feu de Saint-Elme introduit une forme d’incandescence. On a senti que l’on avait trouvé un registre symbolique et esthétique qui fait que, même si les gens n’ont pas tous ces éléments, et bien il y a tout de même un truc qui fonctionne.

Frederik, lors d’une rencontre à la librairie « Les Parages », vous avez expliqué que le personnage de Dombre s’inscrivait typiquement dans un registre Lehmanien : comment le définir ?

FP : Le truc est tellement évident que je ne peux pas le formuler. Je pense que d’abord, il faut toujours partir du principe qu’il y a un monde mystérieux sous le monde normal. Cette femme, Dombre, que j’ai basée physiquement sur Yoko Ono, si elle s’appelait, Chantal Louis, ou madame Chang, cela n’évoquerait rien d’autre que ce qu’est le personnage. Alors que tout d’un coup quand elle s’appelle Dombre, cela signifie que c’est déjà l’héritière d’un genre, d’une longue tradition mystérieuse.

Frederik Peeters et Serge Lehman © Delcourt

SL : De la même manière que Max Corbeau dans L’Homme gribouillé. C’est un réel plaisir d’écrivain que de trouver le nom de certains personnages. En particulier quand on commence, on constate que les noms américains sont souvent porteurs et signifiants là ou les noms français sont dotés d’une certaine lourdeur. Mes personnages ont donc souvent un nom qui signifie quelque chose, qui est déjà porteur d’une image ou d’un héritage.

FP : Dombre, le personnage, dans l’histoire même, dans la diégèse , elle est porteuse d’un truc qui est derrière l’histoire.

Comment êtes vous parvenus à mobiliser l’ensemble de ces références, de ces imaginaires, pour en faire la synthèse et, d’une certaine façon, vous en affranchir ?

SL : Je sais qu’avec Fred, il n’y aura rien de cliché. Il est allergique au cliché, aussi bien narratif que graphique. Parfois j’y cède et il m’explique pourquoi il ne va pas le faire. En voyant arriver les premières planches, sur certains plans, on était presque dans une ville cyberpunk, puis dans la série Le Prisonnier, il arrive un ensemble composite qui finalement ne peut pas explicitement être associé à quoi que ce soit.

FP : Moi je ne peux pas répondre à ça. Je ne suis même pas sûr d’avoir cherché à faire quoi que ce soit.

SL : Un exemple assez marquant, ce sont les voitures. Est ce qu’on peut faire rêver les gens avec des Renault Mégane ? Les voitures ont en fait beaucoup d’importance dans ce récit.

FP : Au début du récit, la première voiture que l’on voit, c’est une camionnette. C’est la camionnette avec laquelle Morba arrive dans la ferme avec son collègue, ferme dans laquelle il va y avoir une fusillade. On peut tout articuler autour de cette camionnette. Je me dis : « Qu’est ce qu’il est cohérent de dessiner comme camionnette ? » Mes réponses sont toujours matérialistes et prosaïques. Aujourd’hui, on fait des SUV, des vans, des fourgonnettes, mais on ne fait plus de camionnettes. Il faut donc éliminer tout ce qui est marque type Mercedes car ils montent une route boueuse et cahotante. Je me dis que je pourrais faire une camionnette américaine comme on en voit dans les thrillers avec une porte coulissante. Mais je ne veux pas d’un truc américain, car on est en Europe. Je vais donc de l’autre côté et je vais chercher des camionnettes russes, et là je trouve plein de modèles de camionnettes indestructibles avec lesquelles des mecs parcourent la Sibérie. Elles sont très hautes avec des roues robustes. C’est cette camionnette que je vois le mieux cahoter sur cette route de montagne. Le fait de choisir cette camionnette russe teinte complètement ce début d’histoire. Tout est fait comme ça.

Frederik Peeters et Serge Lehman © Delcourt

Au moment où on commençait Saint-Elme, je suis allé signer des bouquins à Delemont, dans le nord de la Suisse romande. Un moment, le train est passé dans une petite vallée encaissée du Jura, un endroit sordide, et là il y avait une usine abandonnée. Je n’en ai chopé qu’un bout, et en cherchant sur le net, impossible de retrouver une trace de cet endroit. Ce sont des choses que tu vois beaucoup en prenant le train. En franchissant la frontière suisse, il y a beaucoup de traces d’industries révolues, on sent que les gens sont dans le service désormais. C’est exactement ces paysages-là que je veux dessiner.

Le fonctionnement de Saint-Elme est une espèce de bric-à-brac, de choses qui sont juxtaposées mais qui sont toujours liées à une espèce de vision très précise que j’ai mais que je peine à définir. Il y a peu d’espace en Suisse, et ça tu le sens quand tu vas là-bas. Saint-Elme, c’est restreint. Rien de vraiment mystérieux au bout du compte.

Il y a tout de même une espèce d’aura qui lie le tout ?

SL : Celle ci est formulée en amont bien sûr. Quel ton on veut donner, quel goût ça doit laisser. Comme on sait que l’on a cette longueur d’onde commune, les choix sont presque d’ordre musical. Trouver ce qui est dans la note. Du petit ferry finlandais à l’arrivée de Gregor Mazur dans un vieil hélicoptère soviétique, il y a une sorte d’assentiment intérieur commun où l’on sent ce qui va convenir.

FP : Je pense que l’on a le sentiment assez fort que l’Europe se déglingue. Et elle se déglingue parce qu’elle est vieille. Tu n’as pas ce sentiment aux États-Unis, on a l’impression que malgré l’usure, les choses sont provisoires. En Asie, c’est encore différent car tout est rutilant : il y a là-bas une espèce d’énergie parfois chaotique. Quand tu vas en Inde à deux ans d’intervalle, tout a pu radicalement changer. L’Europe en revanche se désagrège.

Frederik Peeters et Serge Lehman © Delcourt

Est ce que vous avez sciemment voulu entretenir ce caractère insondable tout au long de la série ?

SL : Mon copain Léo Henry avait trouvé cette formule : « On atteint jamais complètement le point de clarté. » On est sur les bords d’un halo de clarté, mais c’est jamais complètement donné. Cela tient aussi à l’équilibre que nous entretenons. J’aurais pu aller plus loin dans ce point de clarté, mais Fred a fait un peu le ménage.

FP : Dans la fiction, Serge a une tendance à la transcendance et à la magie, au fantastique, et moi je suis plutôt sur le matérialisme et le solide. Le monde dans lequel j’inscris mes histoires est régi par la matière. C’est le corps qui produit l’esprit. Chez Serge, il n’est pas exclu que ton esprit soit par exemple celui d’un Dieu ancien réincarné dans ton corps. (Rires) On disait qu’on était des romantiques du 19e siècle en citant le tableau de Caspar David Friedrich Le Voyageur contemplant une mer de nuages . Il y a un vertige dans la matière. Quand tu plonges à l’intérieur d’une table, tu tombes à un niveau atomique et à ce moment-là, tout peut devenir magique et vertigineux même si tu demeures dans de la pure matière. Le point de convergence entre nous deux, c’est celui là. Il y a une fascination pour ce moment où tu perds pied dans un espace logique. Tu peux le ressentir face à un paysage de montagne ou face à l’océan par exemple.

SL : Quand tu es face à l’océan, tu ne te dis pas que tu es face à des molécules. C’est d’ailleurs le sujet d’une lettre de Romain Roland à Freud dans laquelle il parle de ce qu’il appelle le « sentiment océanique ». Il l’y accuse de réduire tout à des forces primitives comme la libido etc. et lui explique que son système ne peut pas rendre compte du sentiment océanique.

Frederik Peeters et Serge Lehman © Delcourt

FP : De la même manière que quand tu vois un tableau de Rothko, ce n’est pas à cause d’un assemblage de photons sur une toile que tu es touché, il y a autre chose. Je ne pense pas pour autant que ce soit magique. En revanche, c’est irréductible et inexplicable. Là-dessus on est d’accord et donc Saint-Elme, c’est une histoire de montagnes, de matière, de radioactivité, de vie, mais c’est plus que des molécules, et c’est ça le cœur du récit.

Quels horizons narratifs et créatifs souhaiteriez vous explorer par la suite ?

FP : De mon côté il va y avoir des petits travaux de commande, des illustrations. Je suis reparti sur un récit perso que l’on pourrait considérer comme de la Fantasy mais sans elfe, ni nain, ni dragon. Plein de hachures, plein boue et de trucs qui collent aux pieds. Comment tu définirais ça toi ?

SL : Hmm, je pourrais presque dire que c’est un genre de post-fantasy.

FP : Ça me va bien !

SL : De mon côté, j’achève un roman graphique qui raconte, comme évoqué par Fred plus tôt, l’histoire d’une mer souterraine qui n’est pas vraiment sous Paris, mais qui se manifeste ici et là dans Paris. Je suis parti de la première carte d’hydrologie réalisée par Eugène Belgrand pour aboutir aux égouts de Paris sous Napoléon III. On se rend compte que tout le bassin parisien était occupé par une espèce de mer avec des îles comme Montmartre, Montreuil etc. J’ai vu cette carte et je l’ai mise en relation avec des peintures d’Odilon Redon de la même époque, dont l’une d’une tête effrayante qui surgit de l’eau. Cette histoire s’appelle Les Navigateurs et elle explore l’origine maritime de Paris. Ce sera dessiné par Stéphane De Caneva avec qui j’avais déjà réalisé la série Métropolis.

© Frederik Peeters

(par François RISSEL)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782413080350

Saint-Elme tome 5 - ed. Delcourt - 80 pages

Un grand merci à Caroline Longuet et à Claire Ughes pour leur entremise.

Delcourt ✍ Serge Lehman ✏️ Frederik Peeters à partir de 17 ans
 
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