Par son style dépouillé -que l’on qualifierait en l’occurrence brut de béton-, l’auteur livre ici son œuvre la plus radicale, comme un acte de résistance désespéré. Ne reste qu’une aube, crépusculaire.
Pourquoi un récit vampirique ?
Le déclic est arrivé par le film de Jim Jarmusch, Only Lovers Left Alive, qui met en scène les retrouvailles de deux vampires amants et dépressifs. Je me suis dit : « Je veux faire ça », un anti-vampire dans une direction opposée à des séries comme Buffy ou Twilight. J’ai voulu mettre en scène un vampire de 500 ans, fatigué d’une vie trop longue qui regarde du haut de sa tour l’humanité se dégrader, malgré les meilleures utopies du monde.
Certains thèmes sont très proches de l’actualité, depuis quand y réfléchissez-vous ?
Dans l’absolu depuis que j’ai vu le film vers 2015. En revanche, le contexte urbain et futuriste est arrivé avec la volonté de me démarquer. J’ai eu l’envie de me projeter à la fin du 21e siècle, d’imaginer ce que peut être ce futur proche avec une gouvernance mondiale, ce « Workin’ glass » anonyme sans véritable chef comme un Big Brother interactif et participatif. Je laisse le lecteur imaginer ce qu’est ce machin totalitaire qui se manifeste par des slogans invasifs, faussement empathiques : « Everyone is Workin’ glass », « You are Workin’ glass » …
Vous évoquez la cancel culture, le cyber-harcèlement …
Parfaitement. Ces déchaînements de foules m’angoissent et me révoltent. Ces effets de meute, sur des personnalités que les lyncheurs virtuels et anonymes connaissent à peine, me terrifient. Il ne s’agit pas de diaboliser les mouvements de prise de conscience pour plus d’égalité. J’espère avoir bien mis en en scène cette thématique avec ce vampire-peintre qui certes a eu du sang autour des lèvres mais s’en est repenti et a œuvré pour devenir quelque chose d’acceptable -au moins à ses yeux- avant de se faire piéger, non pas pour ce qu’il a fait, mais pour ce qu’il est.
D’où viennent les toiles produites par votre personnage et qu’on aperçoit dans vos planches ?
Mis à part une peinture renaissance -un portrait de la famille Médicis- et un golem au début du récit, je suis l’auteur de ces toiles. Après Animabilis, mon livre précédent, j’hésitais avant d’enchaîner sur le suivant. J’étais très impressionné par des François Avril ou Jean-Claude Götting qui passent facilement de la bande dessinée à la peinture et j’ai essayé de m’y mettre le temps d’une bouffée d’air. J’ai essayé des grands formats -pas aussi grand que les toiles qui apparaissent dans l’album-, cela a donné un crâne, un nu, des paysages, des grands monotypes… que j’ai essayé de reproduire dans Ne Reste que l’Aube à l’encre de chine. L’idée d’une histoire de vampire commençait à germer. Chez Jarmusch c’est un musicien, avoir un peintre pour mon récit est venu naturellement. Je l’ai imaginé la nuit, en atelier, avec de grandes toiles, des pots, des pinceaux, comme un décor de théâtre en huis clos. J’ai placé une baie vitrée qui donne à voir un grand panorama dans des petites cases.
Pourquoi le choix de l’album en très grand format ?
Mon éditeur Sébastien Gnaedig l’a proposé pour mieux accompagner le principe des planches panoramiques qui s’installent souvent en doubles pages. Nous avions même songé à des planches purement en noir et blanc comme Pratt, Comès ou Muñoz. Mais je ne le maîtrise pas encore assez, j’avais besoin d’une demi-teinte et nous sommes partis sur une bichromie en noir et gris, en ton direct, comme de la sérigraphie.
Pourquoi avoir choisi pour modèle un confrère, Christian Durieux ?
Avant d’être un confrère, Christian est un ami cultivé et un « voisin », il n’habite qu’à 35 kilomètres de mon village landais. Se grimer en dandy l’a beaucoup amusé. Il a bien pris la pose, j’avais besoin de sa stature. Voir Christian en petit gilet en satin et pantalon à pince, m’a permis de mieux visualiser mon personnage. Tout comme celui de l’adolescent qui vient le voir. Mon fils Firmin qui a 17 ans l’a interprété. Christian et lui n’ont jamais fait de séance de poses ensemble et se connaissent très peu, mais les discussions entre les deux personnages du livre, qui ressemblent à celles d’un vieux con avec un jeune mec candide et lucide, sont celles que je peux parfois avoir avec mon fils.
Dessiner d’après photo est une technique que j’ai trouvée très efficace pour les bandes dessinées de Frédéric Boilet. Je l’utilise depuis mes débuts, depuis les Larmes de l’assassin. Bien sûr il ne s’agit pas de décalquer une photo mais de l’utiliser comme un révélateur d’émotion. En dessinant, je me focalise uniquement sur la trace du pinceau.
Quelle est cette lampe Lyre, un des rares accessoires du décor ?
J’aime la présence de cette lampe, elle amène de la souplesse et de la lumière dans un récit très noir. C’est un objet crée par le designer Philippe Cuny que j’ai rencontré par un heureux hasard, une anecdote que je raconte sur mon blog : je me suis retrouvé aux Rencontres Chaland de Nérac en 2018 alors que j’allais commencer tout juste à dessiner Ne Reste que l’aube. Je savais que mon décor comprendrait des colonnes antiques, une bibliothèque, des chandeliers... Je croise Philippe Cuny, il me montre des photos de sa lampe et des clins d’œil à sa création chez Loustal, Avril, Serge Clerc… Philippe adore la littérature gothique et je me dis, tiens ce serait marrant d’utiliser sa lampe dans mon récit… Au final, elle apparaît dix fois. Elle est un personnage silencieux et immobile du décor. Mais le plus beau dans cette histoire de rencontre, c’est que Philippe est devenu un ami.
La pandémie et le confinement vous ont-ils influencé pour Ne Reste que l’aube ?
J’ai bouclé l’écriture fin 2019 et je me suis mis au dessin en février 2020, quelques semaines avant le premier confinement. Je ne crois pas que ça m’ait influencé, il en résulte peut-être quelques bribes dans le texte. Pour moi, nous vivons confinés depuis un beau moment avec nos écrans et nos réseaux sociaux. J’ai pu voir que les plus jeunes étaient prêts pour cette communication à distance, ils se plaisent dans cette autre manière d’être ensemble, dans ce techno-cocon…
Votre personnage, Jørgen Nyberg, dit : « Je déteste Stockholm depuis qu’elle ressemble à New York. » Pourquoi ce décor urbain qui ressemble plus à l’Amérique qu’à la Scandinavie où se situe le récit ?
J’avais besoin de tours, que l’on sente que tout se passe depuis les hauteurs. Pour Stockholm, c’est un peu désinvolte de ma part, j’ai voulu dire que même ce qu’on imagine comme un idéal de paradis sociétal peut devenir un enfer avec la déviation vers une technologie omniprésente.
Et vous, où en êtes-vous avec les réseaux sociaux ?
Autant être cohérent, depuis que j’ai écrit ce scénario, je n’y suis plus présent. J’ai supprimé définitivement tous mes comptes, tous mes profils connectés. Je ressens une certaine fierté d’être passé à l’acte.
Voir en ligne : Le dernier canal de communication de Thierry Murat sur le web
(par Laurent Melikian)
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Photo © Manon Jaillet
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