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Valérie Mangin (Alix Senator, Jhen) : « Je respecte énormément les sagas écrites par Jacques Martin, tout en essayant de les renouveler »

Par Charles-Louis Detournay le 8 juin 2020                      Lien  
La scénariste revient avec trois nouveaux albums : les deux versions du "Alix Senator" T. 10 et, ô surprise, le nouveau tome de "Jhen" qui renoue admirablement avec les premiers écrits par Jacques Martin. Elle en profite pour expliquer comment les albums du maître lui ont insufflé la passion de l'Histoire.

Quelle lectrice des séries de Jacques Martin étiez-vous ?

Valérie Mangin (Alix Senator, Jhen) : « Je respecte énormément les sagas écrites par Jacques Martin, tout en essayant de les renouveler »J’ai découvert Jacques Martin avec Alix et Le Dieu sauvage en 1985. Je commençais le latin et mes parents voulaient m’encourager. Ça a réussi au-delà de leurs espérances. J’ai adoré la bande dessinée et j’ai lu ensuite tout le reste de la série. Avant, je ne connaissais que des albums humoristiques (Astérix, Lucky Luke, Gaston…).

Alix a donc été un réel choc pour moi : l’univers était non seulement historique mais réaliste et « sérieux », voire cruel et horrifique. La scène avec les soldats morts accrochés à des poteaux par leur général devenu fou (page 54 - voir ci-dessous) m’a beaucoup choquée à l’époque. J’ai compris que la bande dessinée pouvait tout dire, faire partager toutes les émotions et évoquer n’importe quel monde, disparu ou non.

Alix, tome 9 : Le Dieu Sauvage - Par Jacques Martin - Casterman

Pensez-vous qu’indirectement la lecture d’Alix a stimulé votre passion pour l’Histoire ?

Indéniablement ! Le monde romain devenait très concret tout à coup, très vivant. De même plus tard, quand j’ai découvert la série Jhen avec Les Écorcheurs : le Moyen-Âge s’animait devant moi. Les paysans, les seigneurs n’étaient plus des êtres abstraits disparus des siècles avant ma naissance. C’était des humains qui vivaient, aimaient et souffraient devant moi. Maintenant que je connais mieux ces périodes historiques, j’éprouve les mêmes sensations avec les livres des historiens mais ce n’était pas évident à douze ans.

Avec votre formation d’historienne, j’imagine que vous relisez après coup ces aventures avec parfois un regard plus critique ?

Aujourd’hui, je vois ce qu’il peut y avoir d’approximatif, voire d’erroné dans les albums de Jacques Martin. Mais cela ne gâche pas mon plaisir. Je dirais presque : « au contraire » ! À travers lui, je retrouve l’évolution des mentalités historiques : on ne perçoit plus du tout les Gaulois de la même manière en 1985 quand il réalise Vercingétorix qu’à la fin des années 1940 quand il écrit Le Sphinx d’or par exemple. Ça se sent très bien dans ses albums. De même, ses connaissances personnelles ont largement augmenté. Il ne voit lui-même plus du tout les choses de la même façon. C’est très intéressant de suivre cette évolution personnelle d’un grand auteur.

Bien sûr, on peut trouver gênant que des erreurs (ou des éléments qu’on sait faux de nos jours alors qu’on les croyait vrais à une autre époque) se trouvent dans des albums historiques. Ça l’est évidemment. Mais je pense que se concentrer là-dessus c’est passer à côté de l’essentiel. Il ne faut pas oublier que les albums de bande dessinée sont avant tout des œuvres d’art et, dans le cas d’Alix ou de Jhen, des récits d’aventures destinés à divertir. Ce ne sont pas des livres d’Histoire à vocation scientifique. Plus que des connaissances au sens strict, ils sont capables de transmettre le goût de l’Histoire et de donner envie à leurs lecteurs d’aller plus loin, d’aller lire justement les ouvrages des historiens. C’est ça le plus important.

Alix Senator, T10 : La Forêt Carnivore - par Mangin & Démarez - Casterman

Dans Alix Senator, vous confrontez non seulement Alix âgé à divers complots et ennemis, mais vous en profitez également pour revisiter les lieux ou les thématiques abordées dans la série-mère. Est-ce un jeu que vous tissez avec le lecteur ? Ou faites-vous aussi plaisir à l’historienne que vous êtes, en creusant sur les thématiques qui vous ont plu en tant que lectrice d’Alix ?

Tout cela à la fois ! Par exemple, le tome 10 d’Alix Senator intitulé La Forêt carnivore peut se lire indépendamment de tout autre album. Mais, pour les lecteurs de la série Alix classique, c’est aussi la suite du Sphinx d’or et de Vercingétorix, les deux albums dans lesquels Jacques Martin évoque Alésia. Ça aurait été dommage de ne pas en profiter pour jouer un peu avec les lecteurs de ces livres, sur le fond comme sur la forme.

Le premier jeu est bien sûr celui du « Que sont-ils devenus ? ». Je donne un destin à Vanik, le cousin d’Alix, mais aussi à Ollovia, la veuve de Vercingétorix, et à Édorix, leur fils. Là, le plaisir de l’historienne rejoint celui de l’autrice : c’est l’occasion pour moi d’évoquer le sort des vaincus de la guerre des Gaules, des gens qu’on oublie en général pour se centrer sur César ou le chef arverne. J’élargis ainsi le propos de Jacques Martin sur la guerre tout en faisant écho à la propre vie de son héros : Alix est un vaincu du conflit contre les Parthes. Il y a perdu son père, disparu dans des circonstances troubles, et y a été réduit en esclavage. Il connaît les conséquences terribles d’une défaite.

À ce jeu des destins s’en ajoute un autre : celui des souvenirs. Alix raconte Alésia à ses neveux. Il hésite, se trompe, ne se souvient plus très bien… J’ai essayé de mettre le lecteur connaissant déjà la jeunesse d’Alix dans un état psychologique semblable en demandant à Thierry Démarez de redessiner dans son style des cases des albums de Jacques Martin sur Alésia. Cela doit créer un sentiment de « déjà vu ». Mais qu’est-ce qui existe déjà bien dans Alix classique ? Et qu’est-ce qui est nouveau ? Le lecteur va sans doute hésiter et, j’espère, aller voir les deux anciens albums.

Les destins d’Édorix et Ollovia, fils et femme de Vercingétorix, imaginés par Jacques Martin dans l’album éponyme...
...Repris dans "Alix Senator".
Alix Senator, T10 : La Forêt Carnivore - par Mangin & Démarez - Casterman

Le tome 9 d’Alix Senator voit une nouvelle fois la disparition d’une personne chère à Alix. Est-ce l’un des avantages du spin off : pouvoir jouer avec tous les personnages quitte à les faire disparaître, sans pour autant influencer la série historique ? J’imagine que vous devez néanmoins avoir l’autorisation du Comité Matin avant d’y recourir pour éviter tout décès gratuit ?

J’ai toute latitude pour créer ou tuer des personnages. Le Comité ne m’a jamais rien refusé jusqu’ici (et je les en remercie grandement). Effectivement, c’est parce qu’Alix Senator est totalement indépendant de la série-mère et ne peut pas avoir de conséquences sur elle. Cette liberté est très agréable, même si je vous avoue que, plus j’écris sur un personnage, plus j’ai de mal à m’en séparer. La disparition des proches d’Alix a été un crève-cœur pour moi et j’espère avoir déclenché les mêmes émotions chez mes lecteurs. Je ne tue jamais gratuitement. Une mort doit forcément servir le récit, être l’aboutissement d’un destin. D’ailleurs, j’aurais bien épargné la « personne » qui meurt dans le tome 9 mais c’est un personnage historique dont on connaît l’année de décès. Je n’avais donc pas le choix, je devais le faire disparaître…

Après donc ce tome 9 où il est donc question de complots, des assassins et du décès d’un personnage, vouliez-vous un album en dehors de Rome pour marquer une respiration et varier les thématiques ?

Tout à fait. Après ce qui est arrivé au sénateur les tomes précédents, il méritait bien de se ressourcer, de retourner voir tranquillement sa famille en Gaule. Mais évidemment rien ne va se passer comme prévu. Reste que faire voyager Alix est aussi une respiration pour nous, ses auteurs. Cela évite à Thierry de toujours dessiner les mêmes décors et les mêmes costumes et à moi de tourner en rond sur mes récits. Le monde antique est vaste et varié : il faut en profiter… et en faire profiter les lecteurs.

Case de Jacques Martin dans "Vercingétorix" (ici en été)...
... et l’hommage de Thierry Démarez et Valérie Mangin (situé volontairement erronément en hiver)
Alix Senator, T10 : La Forêt Carnivore - par Mangin & Démarez - Casterman

Pourquoi avoir porté votre choix sur Alésia, en référence à l’album Vercingétorix où Jacques Martin avait déjà fait revenir héros et personnages illustres sur les lieux de cette défaite gauloise ?

J’ai choisi Alésia sans penser aux albums de Jacques Martin au départ. En 2017-2018, j’ai participé avec Denis (Bajram) et les autres membres de l’Atelier virtuel à un collectif publié par Pascal Mériaux aux Éditions de la Gouttière : Traces de la Grande Guerre. Il rassemblait des visions d’auteurs sur la Première Guerre mondiale et les conflits en général. Mon histoire courte, Guerre éternelle, montrait un garçon de la préhistoire découvrant que sa forêt allait être le lieu de batailles récurrentes pendant des siècles, des millénaires même. Bien sûr, parmi tous ces combattants, il y avait des Romains. Ça a déclenché un déclic chez moi : le prochain Alix Senator devait parler de cette « guerre éternelle » et de ses traces indélébiles. C’est alors que j’ai commencé à me documenter sur la Guerre des Gaules et à relire les albums d’Alix classiques qui en parlaient.

Lorsque qu’Alix évoque cette célèbre bataille dans votre album, vous la situez avec Thierry Demarez en plein hiver, alors qu’elle s’est déroulée en été : ce fameux doute que vous instaurez dans l’esprit du lecteur !

Oui, c’est un clin d’œil au Sphinx d’Or. Dans cet album, Jacques Martin se trompe et situe le siège d’Alésia en hiver. Plus tard, il revient dessus dans Vercingétorix et rectifie sa première version. Alix Senator est l’héritier de ces deux albums, de ces deux versions. En montrant Alix essayer de se souvenir et se tromper, je m’amuse à faire comme si ces récits de jeunesse étaient ceux d’un Alix plus âgé à la mémoire pas toujours sûre.

Au début du "Sphinx d’or", Jacques Martin place le siège d’Alésia en hiver, alors qu’il se déroula en été.
Alix T2 : Le Sphinx d’Or - Par Jacques Martin - Casterman.

En filigrane, votre récit donne le sentiment d’opposer les Gaulois qui se sont romanisés à ceux qui tentent de préserver leur culture intacte. Vouliez-vous montrer cette rupture encore présente quelques années après la conquête romaine ?

Oui, on est seulement quelques dizaines d’années après la conquête. C’est normal que certains Gaulois regrettent la période d’avant, surtout ceux qui ont souffert dans leur chair de la guerre contre les Romains. Les vétérans que je montre dans La Forêt carnivore sont les rescapés du siège d’Uxellodunum, un oppidum situé dans le Quercy. César leur a fait couper les mains pour les punir de s’être révoltés après Alésia. Il les a, de fait, retranché de la communauté des hommes.

Qu’ils ne veuillent pas ensuite adhérer aux valeurs romaines et préfèrent préserver la culture gauloise à tout prix est tout à fait normal. Mais, même leurs compatriotes plus « romanophiles » gardent une part de Gaulois en eux, quoi qu’ils en disent. Rien n’est jamais absolu. C’est pourquoi, tous peuvent se rapprocher, même si ça va être compliqué. La Gaule de l’enfance d’Alix n’existe plus mais la civilisation gallo-romaine, totalement originale, est déjà en train de naître.

Alix Senator, T10 : La Forêt Carnivore - par Mangin & Démarez d’après Jacques Martin - Casterman

Entre une ville que Rome voulait bâtir sur les ruines d’Alésia pour effacer les traces de cette bataille, et les rebellions des Gaulois, quelle est la part de création et de documentation ?

Je n’ai pas connaissance de rébellion gauloise postérieure à la conquête dans cette région. En revanche, Alésia bien été reconstruite et est devenue une petite ville gallo-romaine de 4000 habitants avec son théâtre, son forum… Elle a prospéré jusqu’au Ve siècle avec ses forgerons et surtout ses bronziers. Cela ne doit pas nous sembler curieux : après une guerre, il est rare que les villes atteintes ne se reconstruisent pas, même si elles sont le lieu de défaites cuisantes.

Les auteurs imaginent la future ville gallo-romaine sur les ruines d’Alésia.
Alix Senator, T10 : La Forêt Carnivore - par Mangin & Démarez - Casterman
L’édition toilée complétée par un dossier historique

Comme vous l’expliquez avec talent dans le dossier historique qui parachève cette aventure dans la version toilée de l’album, puisez-vous donc votre inspiration dans les faits véridiques pour à la fois donner une vision authentique de l’Histoire, tout en la maintenant dans le cadre du divertissement ?

J’essaie de le faire au maximum. Alix Senator est avant tout une bande dessinée d’aventure, mais ce n’est pas une raison pour raconter n’importe quoi… Enfin si, mais volontairement ! Je m’explique : j’essaie toujours de montrer un arrière-plan le plus fidèle possible à ce qu’on connaît de l’époque et de l’endroit traité. Mais je ne me limite pas à des détails véridiques aussi romanesques soient-ils comme le fait que les Gaulois aimaient conserver les têtes de leurs ennemis en trophées dans leurs maisons. En effet, on ignore beaucoup de choses sur les périodes anciennes. Ça fait beaucoup de trous dans l’Histoire dans lesquels une fiction peut se loger sans faire de contresens avec la réalité. Il faut aussi en profiter.

Alix Senator, T10 : La Forêt Carnivore - par Mangin & Démarez - Casterman

Jouez-vous finalement avec le lecteur à un vrai ou faux où les réponses peuvent se retrouver sur le site AlixSenator.com et dans le dossier des versions toilées, afin de lui permettre de s’instruire et d’à la fois prendre du recul sur le récit ?

Oui, c’est ça. Comme je vous disais Alix Senator – comme Jhen d’ailleurs – marie Histoire et fiction. Mais le lecteur n’est pas toujours à même de détacher les deux. Les vrais/faux comme les dossiers historiques ou les statuts complémentaires que je fais sur Facebook et mon propre site Internet me permettent de montrer ce que j’ai inventé et ce qui est vrai.

Alix Senator, T10 : La Forêt Carnivore (édition toilée) - par Mangin & Démarez - Casterman
Alix Senator, T10 : La Forêt Carnivore (édition toilée) - par Mangin & Démarez - Casterman

Dans le dossier de ce tome 10, toujours dans la version toilée, vous reprenez les événements marquants de la Guerre des Gaules. Est-ce d’ailleurs le dossier qui vous motive à trouver un cadre pour un récit ? Ou l’aventure vous mène-t-elle malgré tout, et vous trouvez de quoi étayer le dossier grâce à vos sources documentaires ?

L’aventure vient en premier. Je suis devenue scénariste et non historienne comme m’y conduisait ma formation de Chartiste quand je me suis aperçue que je voulais écrire des histoires plutôt que l’Histoire. C’est toujours vrai aujourd’hui, même si j’ai un grand plaisir à rédiger mes dossiers, articles Internet ou vrais/faux.

Pour le futur tome 11 d’Alix Senator, vous évoquez la cité de Khorsabad. Voulez-vous revenir à l’enfance d’Alix comme votre héros l’évoque en fin d’album ?

Après les drames qu’il a vécus, Alix éprouve le besoin de revenir vers son passé, d’essayer de comprendre qui il est et comment il en est arrivé là… Khorsabad fait partie de l’équation, c’est sûr… Mais ce retour aux sources n’est pas une fin. C’est juste un moyen de repartir plus fort vers de nouvelles aventures !

Alix Senator, T10 : La Forêt Carnivore (édition toilée) - par Mangin & Démarez - Casterman

On vous retrouve avec plaisir au scénario du dix-huitième tome de Jhen qui vient également de paraître. Pourquoi, selon vous, la fille et le fils de Jacques Martin vous ont-ils proposé de reprendre cette série ?

Il faut leur poser la question. J’aime à penser que c’est parce qu’ils apprécient mon travail, le fait que je respecte énormément les sagas écrites par leur père tout en essayant de les renouveler.

On a le sentiment que le travail à réaliser sur Jhen est assez différent de celui dans Alix Senator : plus respectueux du cadre et de la forme. Appréciez-vous autant ce type d’exercice que celui réalisé dans votre autre série de Jacques Martin ?

Tout à fait : avec Alix Senator, il s’agissait de faire une suite à la série classique, dans l’esprit de Jacques Martin mais sous une forme différente, plus réaliste, plus adulte aussi. Avec, Jhen, il s’agit au contraire de prolonger la série d’origine et de rester dans les pas de ses créateurs. C’est très différent de ce que je fais d’habitude, ça m’a beaucoup amusée.

Jhen, T18 : Le Conquérant - Par Mangin & Teng - Casterman

Vous situez le cadre de cette aventure en 1435, soit cinq ans avant le précédent tome Le Procès de Gilles de Rais. Cela n’était pas vraiment spécifié auparavant, mais la série donnait l’impression d’être chronologique !

En fait, après l’album sur Le Procès de Gilles de Rais, il a été convenu avec Casterman et le Comité de laisser le maréchal de côté. Cela ne m’a pas gêné du tout : la période est très riche en personnages hauts en couleurs et on peut très bien s’en passer. À partir de là, j’ai choisi la date de 1435 non pas en fonction de la série – même si je veux garder une certaine cohérence évidemment – mais de l’Histoire. Je voulais situer l’aventure de Jhen entre le moment où les Anglais ont compris qu’ils allaient perdre la guerre contre la France, et la mort du duc de Bedford, le « méchant » de l’album. Les deux événements se situant en 1435, la fenêtre était très étroite.

Évoquer la ville de Bayeux où vous vivez avec Denis Bajram, ainsi que sa célèbre tapisserie tombait sous le sens pour vous ? Était-ce d’ailleurs un plaisir d’imaginer de tendre une nouvelle fois la tapisserie dans la nef ?

Faire un album situé à Bayeux est la seule condition sine qua non que j’ai posée à Casterman pour la reprise de Jhen. Ça tombait effectivement sous le sens pour moi. Et, oui, j’avoue qu’imaginer la tapisserie tendue dans la cathédrale a été très jouissif.

Jhen, T18 : Le Conquérant - Par Mangin & Teng - Casterman

Vous vous glissez une nouvelle fois entre les lignes de l’Histoire, en expliquant comment aurait disparu la dernière partie de la tapisserie. Est-ce tout l’intérêt de ce type d’album : prendre des éléments connus du grand public pour mieux en dévoiler les secrets ?

Il y a un grand plaisir à raconter des anecdotes peu connues du grand public sur des événements célèbres, c’est vrai. Mais, celle concernant la dernière partie de la tapisserie est une pure spéculation de ma part. La fin actuelle est en très mauvais état. Peut-être est-elle bien complète malgré tout et se termine-t-elle sur la mort d’Harold, le roi anglais vaincu par Guillaume le Conquérant à la bataille d’Hastings, et la fuite de son armée. Mais beaucoup d’historiens pensent qu’il en manque un morceau. On ignore totalement ce qui a pu lui arriver : usure du temps, déchirure volontaire… Et dans ce dernier cas, par qui et pourquoi ? Le mystère reste entier.

Ce récit semble revenir aux sources, avec un mélange d’Histoire, de suspense, et ...de rebondissements sentant le souffre ! Avez-vous relu les Jhen pour identifier les thématiques qui sous-tendent la série afin de les reproduire ?

J’ai relu tous les Jhen avant de me lancer pour essayer de bien rester dans la continuité de la série. Elle aborde des thèmes très variés, de manières très variées également, ce qui est normal vu sa durée et les nombreux auteurs qui ont travaillé sur elle. Comme vous le soulignez, cela m’a surtout donné l’envie de revenir aux sources des premiers albums : montrer un civil, mieux un artiste, aux prises avec les dures réalités de la Guerre de Cent ans ainsi qu’avec des événements parfois nimbés d’étrangeté voire de fantastique. C’est ça qui m’a séduite quand j’ai découvert les albums de Jacques Martin autrefois, alors c’est ça que j’aimerais à mon tour faire partager aux lecteurs.

Jhen, T18 : Le Conquérant - Par Mangin & Teng - Casterman

Concerant la Guerre de Cent ans, est-ce aussi l’occasion de montrer ce qui séparait les populations, entre Français et Normands ? Entre ceux qui faisaient du commerce avec les Anglais, et ceux qui subissaient des abus ?

Oui, au-delà des héros, j’aime parler des « gens » dans mes albums, montrer les mentalités, les pratiques d’une époque. Dans ce Jhen, on voit des bourgeois bayeusains qui profitent de la présence anglaise, ainsi que des paysans qui ne font que subir la dure politique fiscale du régent. C’est un moyen de montrer que les réactions n’étaient pas univoques dans la population, surtout qu’elle ne se sentait pas encore particulièrement « française ». La guerre de Charles VII contre Henri VI n’est pas la leur. Les Normands réagissent beaucoup plus par rapport à leur situation locale. D’ailleurs quand leur province sera retournée dans le royaume de France, on verra que les révoltes fiscales ainsi que les profiteurs existeront de la même manière.

Vous gratifiez l’album de superbes espaces pour que Paul Teng mette la ville et les monuments historiques en scène. J’imagine que c’était l’un de vos objectifs ? Comment s’est réalisée votre collaboration avec Paul ?

Notre collaboration s’est très bien passée, même s’il n’est pas venu à Bayeux. Merci Internet ! Paul a été très à l’écoute de mon récit et de mes demandes de mise en scène. J’ai essayé effectivement de lui laisser de la place pour qu’il puisse s’exprimer graphiquement et mettre en valeur les décors bayeusains. Ça aurait dommage de s’en priver : ces décors ancrent le récit dans la réalité historique autant qu’ils participent de la qualité graphique de l’album.

Jhen, T18 : Le Conquérant - Par Mangin & Teng - Casterman

Quels documents avez-vous dû fournir à Paul Teng pour restituer le Bayeux du XVe siècle ?

Très peu. Il ne reste quasiment rien d’existant à cette époque hormis la cathédrale. Le château a été entièrement démantelé au XVIIIe siècle par exemple. Il n’en reste que des plans ou des gravures assez imprécises. Paul a dû reconstituer les bâtiments de manière réaliste uniquement grâce à ses connaissances personnelles de l’architecture médiévale.

Il semble que vous ayez mis l’accent sur la vie sociale de cette fin du Moyen-âge : marché, célébrations de mystères, exécutions publiques, vie des hameaux, etc. Vouliez-vous mettre en avant une vision historique de l’époque ?

Je m’efforce surtout d’en décrire les grandes lignes, les événements marquants, pour donner envie au lecteur d’aller plus loin. J’aimerais qu’après avoir refermé Jhen, il ait envie de parcourir les livres d’histoire médiévale, de venir visiter la cathédrale ou d’admirer la tapisserie « en vrai ».

Le château de Bayeux, reconstitué par Paul Teng.
Jhen, T18 : Le Conquérant - Par Mangin & Teng - Casterman

Vous êtes-vous inspirée d’une réalité historique : les Anglais sont-ils effectivement partis avec les trésors de Bayeux ?

Non, en fait, mon inspiration est un mixte de deux réalités séparées de quelques siècles. J’ai écrit ce scénario au moment où il était question de la fermeture pour rénovation du musée qui abrite la Tapisserie à Bayeux et du départ temporaire de celle-ci en Angleterre. Cela agitait beaucoup les esprits. En même temps, en me documentant, j’ai découvert que le duc de Bedford était un grand amateur d’art et qu’il avait ramené en Angleterre d’autres trésors français, comme des reliques précieuses volées dans des églises ou bien des livres de la Bibliothèque royale rachetés à vil prix. Dès lors, c’était clair pour moi : le régent allait essayer de voler aussi la tapisserie.

Suite à cette réussite, allez-vous continuer à scénariser Jhen ? Sur quelles thématiques ?

Excellente question, mais je préfère vous laisser le plaisir de la découverte.

Propos recueillis par Charles-Louis Detournay.

Valérie Mangin
Photo : DR.

(par Charles-Louis Detournay)

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Code EAN :

Alix Senator, T. 10 : La Forêt carnivore (version standard et toilée) - par Mangin & Démarez d’après Jacques Martin - Casterman
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Lire notre chronique du tome 18 de Jhen : Le Conquérant

À propos d’Alix Senator, lire :
- Alix Senator, un "reboot" réussi
- une précédente interview de Valérie Mangin : "J’aimerais que l’on retrouve dans "Alix Senator" le plaisir que j’ai eu à découvrir Alix quand j’avais 12 ans"
- Quel avenir pour Alix ?
- Alix Senator T. 3 – La Conjuration des rapaces – Par V. Mangin & Th. Démarez - Casterman

Lire également de précédentes interviews de Valérie Mangin :
- avec Steven Duprépour Le Club des prédateurs : « Les autorités de l’époque n’avaient pas de pitié pour les enfants. » (mars 2016)
- concernant Jeanne d’Arc : « Il ne faut pas laisser l’extrême-droite nous imposer une vision univoque de Jeanne d’Arc »

Tous les visuels sont © Jacques Martin - Casterman.

Photo de Valérie Mangin en médaillon : DR.

 
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