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Jacobs et les pilleurs de tombe, l’étrange numéro de dBD

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 6 février 2024                      Lien  
Sous couvert d’une grande enquête sur les "Pilleurs de tombe", autrement dit les protagonistes de l'Affaire Jacobs, dans laquelle 247 planches de l'auteur de Blake & Mortimer se seraient retrouvées sur le marché, Frédéric Bosser interroge d'une étrange façon les journalistes qui ont mené l’enquête, tandis que s’ajoute un plaidoyer pro domo du principal plaignant, Claude de Saint-Vincent, PDG de Dargaud-Lombard. Il en résulte un réquisitoire orienté plutôt qu’une véritable investigation.

Qui est Frédéric Bosser ? C’est le patron du magazine d’actualité de la bande dessinée dBD. Ancien galeriste (il était il y a encore quelques semaines associé à Huberty & Breyne), il aligne dans ce numéro les noms d’une série de gens avec lesquels il a été en affaire, voire ami, dans un numéro qui, selon nos sources, ne devrait pas tarder à voir pleuvoir quelques plaintes en diffamation.

Il est une chose qui doit toujours prévaloir en matière de justice : la présomption d’innocence. Or, à ce stade, aucun acteur du dossier, que ce soit le principal mis en cause, Philippe Biermé, l’ex-président de la Fondation Jacobs accusé d’avoir dispersé à son profit 247 planches originales de Blake et Mortimer au détriment de la Fondation Jacobs, les galeristes qui les auraient revendues ou encore les collectionneurs qui les ont achetées ne sont condamnés.

C’est pourquoi nous sommes étonnés de lire dans dBD des qualifications de « vol » et de « recel » pour des faits qui n’ont pas été jugés. Une prise de risque étonnante de la part du magazine spécialisé en bande dessinée.

Jacobs et les pilleurs de tombe, l'étrange numéro de dBD

De quoi s’agit-il ? Nous l’avons déjà largement documenté sur ce site (voir la liste de nos articles ci-dessous) : l’auteur de Blake et Mortimer, le vieil Edgar Pierre Jacobs, perdu, sans héritier, avait mis en place un dispositif de succession attribuant à un entourage plus ou moins intéressé des fonctions de direction au niveau de trois entités : la Fondation Jacobs, détentrice du patrimoine, destinée à faire la promotion de son œuvre ; le Studio Jacobs chargé de réaliser une suite attendue depuis plus d’une décennie aux 3 Formules du Professeur Sato ; et une maison d’édition, les Editions Blake et Mortimer, qui rééditait les albums des éditions du Lombard dont les droits, au fil des ans, étaient échus.

La maison d’édition se chargeait de vendre les albums dont les droits d’auteurs étaient payés à Studio Jacobs afin de financer la création de ces nouvelles créations, dont une proportion conséquente des droits était reversée à la Fondation pour financer le travail de conservation et de promotion de l’œuvre.

Au crépuscule de sa vie, Jacobs n’allait pas devenir un « capitaine d’industrie ». Il fit confiance à ses proches qui, pour certains d’entre eux, profitèrent grassement de l’aubaine.

Nous ne reviendrons pas sur le détail de l’affaire qui a fait l’objet, in tempore non suspecto, de plusieurs articles sur ce site dans lesquels nous prêtons la parole, contrairement à dBD, à certaines des personnes mises en cause. Vous vous ferez votre propre opinion.

Des journalistes piégés

Ce qui interpelle dans ce numéro, c’est la méthode. On nous promet des révélations sur le mode « on ne peut plus se taire » (on s’était tu auparavant ? Mais pourquoi donc ?) et nous lisons plutôt un réquisitoire qui mouille un grand nombre de personnes : que ce soient les maisons de vente, les experts et les collectionneurs, certains étant nommément qualifiés de « voleurs ».

Or ces « révélations », c’est quoi ? Du travail de seconde main : l’interview de deux journalistes du Soir de Bruxelles et du Monde, assortie d’une thèse de culpabilité pour un certain nombre de personnes citées. L’interview s’est faite à Bruxelles, avec le chef culture du Soir, Daniel Couvreur, en présence du journaliste Jérôme Dupuis, ancien journaliste d’investigation à L’Express, journaliste pour Le Monde, par ailleurs expert auprès de la maison de ventes aux enchères Catawiki.

Les questions de Frédéric Bosser sont truffées de considérations et d’affirmations personnelles, voire de souvenirs, auxquels les journalistes répondent en confiance, sans trop faire attention aux termes choisis. Exemple : « Vous auriez pu accepter d’être corrompu pour étouffer l’affaire. Claude de Saint-Vincent [directeur général de Média Participations, propriétaire de Dargaud- Dupuis-Lombard, Lucky Productions, Blake et Mortimer…] me disait qu’un des avocats de Biermé, après avoir dit que ce n’était pas bien, lui avait demandé d’être payé en planches… » Non seulement, Bosser laisse entendre que des journalistes peuvent être corrompus, mais un avocat est nommément mis en cause sur la base d’un "on-dit" que le PDG de Dargaud-Lombard n’est sans doute pas prêt à assumer. Du grand journalisme.

Par conséquent, nos journalistes interviewés exigent de relire l’interview, obtiennent de la corriger, mais malheureusement pour eux, c’est la version non corrigée qui est publiée par Bosser. Pour les avoir rencontrés à Angoulême, nous pouvons vous dire qu’ils sont quelque peu furieux... Sur le site de dBD, il y a paraît-il la version corrigée qui est publiée. Trop tard, la version papier est en kiosques. Un collector ! À vous, lecteurs, de faire le jeu des 7 erreurs…

Par ailleurs, dans le même numéro, suit une interview de Claude de Saint-Vincent, le PDG de Dargaud-Lombard, propriétaire des éditions Blake et Mortimer (rachetées à Claude Lefrancq) et de Studio Jacobs (racheté à Philippe Biermé), à l’origine de la plainte contre l’ancien président de la Fondation Jacobs. C’est au titre d’ « ayant droits » du Studio Jacobs qu’il a introduit son action en justice. Dans cet interview, les flingues sont sortis. À la question : " - Que faites-vous avec « vos » auteurs, et ils sont nombreux, qui travaillent avec les galeries Barbier ou Maghen ? » Réponse : « - Rien, si ce n’est leur dire qu’ils traitent avec des voleurs ! Ils sont libres. »

Résumons. Ce que l‘on reproche à Philippe Biermé, c’est deux choses : la première, un abus de confiance, celui d’avoir dilapidé à son profit les biens de la Fondation Jacobs ; la deuxième, est d’avoir dissimulé ces transactions au fisc, d’où la notion de blanchiment. Les deux actions étant potentiellement liées, les galeristes, marchands et collectionneurs, seraient complices et/ou receleurs si ces charges étaient prouvées et s’ils en avaient connaissance au moment de la transaction.

Conflits d’intérêts et brouillard juridique

Observons bien maintenant le schéma : les éditions Blake et Mortimer (propriété de Dargaud-Lombard) éditent les œuvres créées par le Studio Jacobs (propriété de Dargaud-Lombard) qui doit reverser un pourcentage de ses recettes à la Fondation (aujourd’hui gérée par la Fondation Roi Beaudoin, l’équivalent de la Fondation de France pour la Belgique) à qui Biermé a donné le reliquat de la Fondation Jacobs.

Le cœur de l’affaire est bien le Studio Jacobs racheté à Biermé. Une affaire qui marche à plein régime puisque, depuis que cette structure existe, l’univers de Jacobs s’est largement étendu et a rapporté largement plus d’argent que du vivant de l’artiste. Pourquoi Claude de Saint-Vincent, dès lors, attaque-t-il Philippe Biermé ? Nous ne sommes pas dans les petits papiers de l’instruction.

Reste cette question : à qui appartiennaient concrètement les planches de Jacobs ? Aucun inventaire officiel n’a été fait du vivant de Jacobs, pour des raisons fiscales apparemment. Certains protagonistes avancent un « inventaire par défaut » (Jacobs aurait fait l’inventaire des planches qui lui auraient été volées, ce qui laisse supposer que le reste du stock serait intact). Cet argument a-t-il une valeur juridique ? L’enquête le dira. À défaut d’inventaire, à qui appartiennent ces planches ? À la Fondation, on suppose.

Biermé en tant que président de la Fondation, avait-il le droit de vendre ces planches ? Il semble que dès le début de son activité, pour pouvoir acquérir des bureaux, une vente de planches avait été envisagée. Dans quelles conditions ? Fallait-il l’assentiment du Conseil d’administration de la Fondation ? Biermé a-t-il profité d’un changement de majorité dans ce Conseil pour se donner l’autorisation de les vendre ? Tout cela n’est pas établi, l’enquête le précisera.

Quant aux conditions de vente de ces planches par des galeristes et de possession par les collectionneurs, le texte de loi (en France) nous semble très clair : « L’élément moral de l’infraction de recel consiste en la connaissance de la provenance frauduleuse de la chose recélée, même si l’auteur ignore précisément de quel crime ou délit il s’agit. Il doit connaître l’origine frauduleuse au moment de l’acquisition de la chose. L’élément moral est manquant lorsque cette connaissance se fait a posteriori de la détention/acquisition de la chose. »

À partir du moment où, depuis plus de 10 ans, ces planches passèrent en vente publique avec la caution écrite de Philippe Biermé, président de la Fondation Jacobs, produisant un certificat d’authenticité (nous avons pu en voir de nos propres yeux), sans qu’aucune plainte notoire pour vol, détournement ou abus de confiance n’ait été déclarée, comment ces collectionneurs ne pourraient-ils pas les avoir achetées de bonne foi ? Toute la question est de savoir si Biermé, ou, plus généralement, la Fondation, s’était donné les conditions légales pour faire ces cessions. Jean-François Hauzeur, le nouveau procureur du roi en charge du dossier, statuera. ActuaBD existe depuis 27 ans, nous sommes en général bien renseignés, nous n’avons jamais entendu parler d’une plainte avant que Claude de Saint-Vincent ne le fasse pour le Studio Jacobs.

Bref, le fond de cette affaire est suspendu à la décision des tribunaux. Le pauvre Jacobs doit faire des sauts de carpe dans sa tombe. Qui sont « les pilleurs de tombe » ? Pour le moment, ce n’est pas établi. Laissons la justice faire son travail. Comme on dit au bord de la Tamise : « un fait est plus respectable qu’un lord-maire… »

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

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Blake et Mortimer Blake et Mortimer ✏️ Edgar P. Jacobs France Marché de la BD : Faits & chiffres
 
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3 Messages :
  • Le problème, c’est la lenteur de la justice pour instruire et juger les affaires.
    Ce que je trouve le plus afflligeant, c’est que les trois plus grandes maisons de vente aux enchères (Artcurial, Christies et Sotheby’s Paris) ont fermé leur Département BD après le début de cette sombre affaire.

    Répondre à ce message

    • Répondu par jeanphi le 9 février à  09:06 :

      Le département BD, avec à sa tête Eric Leroy, est toujours actif chez Artcurial Paris !

      Répondre à ce message

  • Bonjour Didier, ton article est bien. Mais, dans cette affaire 99% des auditionnés ne savent rien, mais parle beaucoup. Pourquoi pas de plaintes avant ? Les réponses au jugement dernier, car on est toujours sali par plus sale que soi. Beaucoup de rumeurs fausses comme d’habitude.
    Claude de Saint-Vincent voulait le droit moral de la Fondation… il fallait alors tuer biermé. Maintenant, il a le droit moral… Comme on dit : “À qui profite le crime ?”

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