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Jacques Terpant (Nez-de-Cuir) : « Avec Jean Dufaux, nous voulons chaque fois installer un monde, un univers d’écrivain. »

Par Charles-Louis Detournay le 9 octobre 2019                      Lien  
Après "Le Chien de Dieu" dans lequel Jean Dufaux et Jacques Terpant ont apporté leur vision de l'écrivain Céline, les deux auteurs prolongent leur collaboration en changeant complètement d'époque, pour une romance interdite au XVIIIe siècle.

Comme nos lecteurs le savent, vous avez longuement travaillé sur l’adaptation de romans de Jean Raspail, avant de partir vers une série plus personnelle, Capitaine Perdu, non sans y avoir incorporé un Pikkendorf, issu de l’œuvre du romancier. Pourquoi avez pris la décision de vous éloigner (pour un temps ?) de cet univers ?

Il ne faut pas tomber dans un système. J’aime beaucoup Jean Raspail, mais je ne me voyais pas passer mon temps à dessiner exclusivement ses livres.

Après votre passage de Delcourt à Glénat, vous avez donc publié vos deux derniers albums chez Futuropolis ? Considériez-vous qu’il s’agit d’un éditeur dont le genre s’accorde au vôtre ?

Oui, sans doute, la structure de Futuropolis, correspond bien à mon travail et j’apprécie particulièrement le regard et la personnalité de l’éditeur Sébastien Gnaedig, mais c’est d’abord un hasard de rencontre si je travaille maintenant pour cette maison.

Jacques Terpant (Nez-de-Cuir) : « Avec Jean Dufaux, nous voulons chaque fois installer un monde, un univers d'écrivain. »
Le Chien de Dieu - Terpant & Dufaux - Futuropolis

Ah ?! Pourtant, à la lecture de l’introduction signée par Jean Dufaux dans Le Chien de Dieu, on pouvait comprendre que c’est vous et l’éditeur Sébastien Gnaedig qui aviez approché Jean Dufaux ?

Non, c’est l’inverse, Jean Dufaux avait proposé ce scénario à Futuropolis depuis un an. Mais l’éditeur et lui n’avaient pas de dessinateur. Puis par hasard, Jean a vu un petit dessin, un portrait de Céline au lavis que j’avais réalisé pour un tirage confidentiel, il m’a dit que c’est ce style qu’il aimerait pour ce scénario (j’ai compris après coup, que personne n’avait eu envie d’associer son nom à Céline). Il m’a proposé de lire son histoire, je l’ai fait, mais par curiosité, sans penser que j’allais le réaliser, car j’avais encore un album complet à terminer (Capitaine perdu Tome 2). Puis j’ai trouvé formidable le travail qu’il avait produit, avec les textes et la vie de cet écrivain comme matière ! J’ai vu aussi pour moi l’occasion de changer de type de dessin : en noir et blanc, au lavis, etc.

Le Chien de Dieu - Terpant & Dufaux - Futuropolis

Pourquoi souhaitiez-vous travailler Céline, ce personnage emblématique de la littérature française qui ne laisse personne de marbre ?

De nous deux, c’est Jean Dufaux le célinien. Moi je l’avais lu bien sûr : Le Voyage au bout de la nuit, Nord,... Mais je n’étais pas le spécialiste dans notre duo, et j’avoue que je me suis dégagé de toutes les idées très actuelles du personnage. Je ne demande pas à un écrivain d’être un modèle de vie : Céline en est loin, mais François Villon était un petit souteneur sans doute meurtrier, Rimbaud un trafiquant d’armes un peu pédophile, etc. Je me suis attaché à montrer un personnage, et son environnement.

Vous qui travaillez seul depuis longtemps, qu’est-ce que votre collaboration avec Jean Dufaux vous a apporté ?

Une exploration nouvelle, un univers où je ne serais jamais allé seul, c’était cela le plaisir, particulièrement sur ce livre.

Le Chien de Dieu - Terpant & Dufaux - Futuropolis

Jean Dufaux propose souvent une mise en page et une mise en scène assez millimétrées. Avez-vous fonctionné également sur ce principe ?

Non, absolument pas, on me propose un scénario ; après je rentre dedans. Je peux rajouter une page si je sens que ce sera mieux, je peux suggérer de faire autrement, voire de finir autrement, ce qui a été le cas pour Nez de cuir. Avec Jean, il y a confiance mutuelle : je ne touche pas à ses textes, c’est toujours très bien écrit, mais je peux intervenir sur la façon dont on montre les choses.

Pourquoi avoir opté pour un traitement en nuance de gris pour Le Chien de Dieu, avec des songes et des flashbacks en couleur ? Votre mise en couleur directe caractérise votre style ; vouliez-vous volontairement jouer sur un autre registre le temps d’un album ?

Oui, c’est tout à fait cela : je passe pour un dessinateur « de la couleur ». Dès lors, il m’a plu de situer Céline dans son époque ; sans cela, le personnage est incompréhensible. Et comment mieux évoquer les images de l’époque, qu’avec le cinéma noir et blanc, le réalisme romantique de Carné, etc. Mais il y avait plusieurs périodes qui s’entrecroisaient. Sur ce travail au lavis, j’ai rajouté un jus de couleur par période pour faciliter au lecteur la compréhension des allers et retours dans le temps. La guerre de 1914 est en rouge, les souvenirs heureux ont une teinte ocre,…

Le Chien de Dieu - Terpant & Dufaux - Futuropolis

Votre album qui vient de sortir, Nez-de-Cuir, semble à l’opposé du précédent : une adaptation, un récit fictif, en couleurs directes, plus historique, une romance, etc. Comment s’est affirmé ce choix : cette idée venait-elle de vous, de Jean Dufaux, de l’éditeur ?

C’est là encore un bien curieux hasard, Lorsque j’ai fait Sept cavaliers, les héritiers de Jean de la Varende et l’association « Présence de La Varende » m’ont contacté, me disant avoir beaucoup aimé cette bande dessinée adaptée de Jean Raspail, et me demanda si je voulais bien m’intéresser à cet écrivain. Ils m’ont proposé Nez-de-Cuir, ainsi que d’autres romans ou nouvelles. J’ai lu, mais je ne voyais pas comment adapter cela en BD. J’ai donc botté en touche, mais pendant des années, avec beaucoup de ténacité, ils m’ont relancé…

Puis, alors que nous faisions Le Chien de Dieu, un jour au restaurant, la conversation roula sur l’adaptation littéraire, et Jean Dufaux me déclara : « J’ai un vieux rêve : adapter un roman d’un écrivain un peu oublié, "Nez-de-Cuir" de Jean de La Varende... » Quand je lui révèlai disposer de tout le catalogue à disposition, la décision fut vite prise : on ne lutte pas contre le destin.

Dessin inédit de Roger de Tainchebraye sans ses fameuses blessures

Avez-vous alors relu le roman de Jean de la Varende avant de commencer votre récit, pour mieux vous imprégner des atmosphères et des décors ?

J’ai effectivement relu le roman et il comporte des digressions très longues, ce qui m’avait donné l’impression qu’il était inadaptable. Heureusement, Jean voulait et a eu raison de se concentrer sur l’histoire d’amour...

Les personnages sont cruciaux dans ce récit : comment avez-vous travaillé avec Jean Dufaux pour finaliser leurs physiques ?

Pour Tainchebraye, le personnage principal, il a existé réellement, même si ensuite La Varende en a fait un héros de roman. Il figure dans sa généalogie, et on a la description physique de ses blessures. Pour dessiner ce personnage de séducteur, j’ai prix un physique à la « Alain Delon jeune », et je l’ai massacré en suivant les indications du chirurgien qui l’a soigné à l’époque : un coup de sabre enlève le nez, un autre taille, etc. Et j’ai mis un masque dessus pour les couvrir. Les cicatrices qui dépassent lorsque je le montre en gros plan comme sur la couverture, correspondent à la réalité de cette note du chirurgien napoléonien. Les autres personnages restent des créations classiques : on essaye de trouver un physique qui colle au caractère, principalement les deux femmes principales, la blonde et la brune décrites par La Varende : Judith de Rieusses et Hélène Josias.

Nez-de-Cuir, par Terpant & Dufaux - Futuropolis

La force du roman réside dans l’amour impossible qui lie les deux protagonistes. Comment avez-vous choisi de représenter cette passion qui les dévore ?

L’essentiel de cette passion passe d’abord par le texte de Jean. Ensuite, il y a des scènes plus intimes, comme la dernière séquence entre Judith de Rieusses et Roger de Tainchebraye, qui comporte beaucoup de tension : il faut alors jouer sur la mise en scène, les visages, mais j’aime assez bien travailler les portraits.

À l’origine, le récit se plaçait en Normandie. Avez-vous réalisé des repérages dans cette région ? Car les éléments naturels prennent une nouvelle fois une grande place dans votre album, comme dans vos précédentes réalisations...

La Varende est un écrivain très ancré dans son pays. J’ai essayé de rendre cela au mieux, grâce à un ami qui habite non loin de son domaine familial. Il a même réalisé des reportages qu’il m’a envoyés.

Nez-de-Cuir, par Terpant & Dufaux - Futuropolis

Vous avez ainsi pu revenir aux couleurs que vous appréciez tant. Ce retour vous a-t-il permis de revoir votre technique avec un autre œil ?

Non, je m’applique plutôt à autre chose. Et j’espère dans le cas des trois livres que nous ferons avec Jean Dufaux chez Futuropolis, installer à chaque fois un monde, un univers d’écrivain. Le lavis, la couleur, tout cela ne sont que des moyens pour traduire l’écrivain. Que cela soit avec Nez-de-Cuir ou Le Chien de Dieu, j’espère que le lecteur entrera dans ces mondes et ces univers différents dès la couverture. Je crains par-dessus tout ces auteurs qui adaptent un écrivain, puis un autre, et dont on ne se rend pas compte en regardant le livre chez qui on est... Mon objectif est que, dès le début de l’histoire, par le dessin déjà, on entre dans un monde particulier.

Dessin inédit pour un essai de couleurs pour l’héroïne.

A-t-il fallu que vous vous documentiez plus précisément sur différents éléments ?

On se documente sur tout : la documentation fait partie de la création, elle apporte beaucoup, elle aussi construit le projet. Dans le prochain album, il y a une marche en montagne, une poursuite qui est située dans le roman. Je vais aller réaliser cette marche d’une journée, cela fait partie du processus de création...

Vous qui caractérisez vous-même votre traitement graphique comme plutôt lié au XVIIIe siècle, quels sont les éléments que vous avez voulu mettre en avant pour symboliser les ambiances de ce début de XIXe ?

J’aime bien le XVIIIe siècle, c’est vrai, mais seul les deux albums Capitaine perdu se déroulement réellement à cette période ; les albums liés aux univers de Jean Raspail sont plus en dehors du temps. Quant à Nez-de-Cuir, le récit se déroule dans une aristocratie de province qui a gardé en grande partie la vie d’avant la Révolution. On retrouve cette ambiance de la célèbre phrase du Guépard de Lampéduza : « Il faut que tout change pour que rien ne change ». En cela, ce monde n’est pas très situé historiquement.

Encore un mot sur votre prochain album : un autre roman, mais toujours avec Jean Dufaux ?!

Le prochain album est déjà en cours. Avec Jean Dufaux, nous réalisons un projet qui me tenait à cœur personnellement : l’adaptation d’un roman que j’aime beaucoup, et que j’avais débuté seul, il y a longtemps… Puis après notre collaboration sur ces deux derniers titres, j’ai proposé à Jean de le faire, car il aimait beaucoup ce livre aussi. Ce sera le dernier d’une collaboration de trois albums consacrés à la littérature... Toujours chez Futuropolis, mais il est trop tôt pour en parler. Je reprendrai ensuite le travail en solitaire...

Propos recueillis par Charles-Louis Detournay.

Jacques Terpant, la passion des livres.
Photo : DR.

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782754825337

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