Je me souviens d’avoir paraphrasé il y a quelques années un Prix Nobel à qui l’on demandait quel était l’auteur le plus important du XIXe siècle. Il avait répondu par ce jeu de mots : « Hugo, hélas ! » Joann Sfar n’a évidemment pas le statut du « voyant », figure d’une République triomphant du césarisme. Sa portée politique est pour ainsi dire nulle. Mais dans le domaine du 9e art, il est de ceux qui incarnent le mieux l’époque. C’est en cela qu’il est peut-être le plus important.
Il est un créateur décomplexé, essayant -et réussissant souvent- tout ce qui se présente à sa portée : littérature, cinéma, bande dessinée, réseaux sociaux… C’est un communicant grand format dont l’œuvre est célébrée dans le monde entier : en BD : Prix Goscinny, Prix Jacques Lob, Prix du Festival d’Angoulême, Prix Max und Moritz en Allemagne, Eisner Award aux USA, Pris Sproing en Norvège ; plusieurs César pour son œuvre cinématographique ; officier des Arts et des Lettres, chevalier de la Légion d’honneur…
Le dessinateur de Lucky Luke, Morris, interrogé dans les années 1960 par un journaliste qui lui demandait : « - Qu’est-ce que la bande dessinée ? » avait répondu : « - C’est un art de vivre ». Un mot d’ordre que Sfar applique à la lettre. C’est un polygraphe et un obsédé de l’image et du dessin. Inspiré notamment par Quentin Blake, il adopte, à l’instar d’un Reiser ou d’une Claire Bretécher, un « tempo croquis » qui lui permet une exécution plus rapide qui éclipse parfois les valeureux ébénistes du style de l’Ecole belge.
Cet art de vivre se répand dans le cinéma et la littérature mais aussi dans le glacis impénétrable des étapes intermédiaires comme les carnets de croquis, qu’il publie sans vergogne et dont il tente de préserver l’énergie avec la même vénération attendrie que celle qu’on porte à l’enfance. D’où le « hélas » que j’évoquais tout à l’heure : il y a à côté de ses incontestables traits de génie, bien souvent un côté inachevé induit par cet art de l’esquisse. Ce qui n’empêche pas une œuvre considérable. Il faut s’y faire, même si cela irrite parfois.
Ce n’est pas la première fois que Joann Sfar entre au MAHJ. Il l’avait été pour la première fois dans l’exposition « De Superman au Chat du rabbin » (2007). Cette première initiation à la bande dessinée de l’institution parisienne avait été suivie par d’autres : « Les Mondes de Gotlib » (2014), « Ô vous, frères humains. Luz dessine Albert Cohen » (2016) ou encore « René Goscinny. Au-delà du rire » (2018).
Il était donc naturel que le dessinateur niçois y revienne en majesté.
En dix étapes (Les origines niçoises – La bande de ses copains aux Beaux-Arts – La magie et le fantastique – L’antisémitisme et la Shoah – La musique – Le « courage d’enfance » - Pascin – L’Atelier – Le Chat du rabbin – Le regard sur le quotidien), ce sont tous les aspects de l’œuvre qui sont explorés.
Il s’y exprime un esprit vif, d’une profonde intelligence, dont l’étymologie « ligare » (lier) est la même que pour le mot « religion », ce lien entre le temporel et le spirituel qu’interroge précisément la place de Joann Sfar au MAHJ. On peut être sûrs qu’avec des commissaires comme Clémentine Deroudille (« Brassens ou la liberté », « Rock ! Pop ! Wizz ! », « Romy Schneider », « Barbara »…) et son éditeur historique chez Dargaud Thomas Ragon, cette lecture ne sera pas éludée.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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« Joann Sfar, la vie dessinée » au Musée d’Art et d‘Histoire du Judaïsme (MAHJ) à Paris Du 12 octobre 2023 au 12 mai 2024.
Hôtel de Saint-Aignan
71, rue du Temple 75003 Paris
> jusqu’au mercredi 11 octobre 2023 : horaires sans nocturne
Mardi, mercredi, jeudi, vendredi : 11h-18h
Samedi et dimanche : 10h-18h
Le musée est fermé le lundi sauf pour les groupes scolaires
En médailllon : Joann Sfar . Photo : MAHJ - DR.
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