Interviews

Le Syndrome de Roxane [INTERVIEW]

Par Thomas BERNARD le 9 mars 2022                      Lien  
Si comme moi tu perds la boule façon Tryphon Tournesol dès que tes billes se posent sur les dessins de Roxane Lumeret, prends donc le premier train pour Angoulême, direction le FIBD, tu y trouveras sur le stand des éditions 3 FOIS PAR JOUR son dernier opus en date : La Veuve et l’Orphelinat.

(VAGUE) PORTRAIT

Je ne vais pas vous mentir, ça y est, je suis vieux. Ma première commotion rétinienne doit remonter aux BD amorales et chelou de Nicole Claveloux ou aux strips flashy de Mattioli.

Mais en bon nerd excentrique de 40 piges, je reste toujours à l’affût de trucs zarbis et stylés à souhait, d’une éventuelle fontaine de jouvence Picon grenadine pour se rafraîchir les paupières. C’est comme ça que je suis tombé sur les dessins de Roxane Lumeret, la nouvelle égérie de mes goûts tordus, dont l’univers se situe pile à la frontière du conte mature et du Giallo pour loupiots.

Faut dire que, papillonnant de livres-jeunesse chez Albin Michel, où elle aborde des sujets plutôt « touchy » comme le deuil (L’Enciellement de Maman, 2015), les classes sociales (Il était une fois une princesse et une petite fille, 2017) la cause animale (Le Grand Chien et moi, 2018), la paléo-confiserie (Le Caramel du Jurassique, 2020), la BD tendance carré rose pour les Requins Marteaux (Coup de Frein sur la Côte, 2016), la jeune Alsacienne règne en impératrice déviante sur un univers graphique au kitsch pétulant et glacé.

Le Syndrome de Roxane [INTERVIEW]
Midi Minuit pour une fourmi, Série de 6 peintures . 80 x 100 cm. Acrylique et gouache sur toile . 2018.

Depuis une dernière série de dessins judicieusement intitulée Le Singe et les bijoux en 2018, tout en aplats de couleurs pastel qu’une ligne claire noire enlace, ses images sont devenues aussi minutieusement détaillées que des miniatures de scène de crime. Les somptueux décors travaillés façon cartoon début de siècle dernier et le traitement quasi fétichiste des objets comme du mobilier, renforcent dangereusement une impression d’inquiétante bizarrerie. Question personnages, le casting tient plus du bestiaire pour amateurs d’extravagance tordue que du cours Florent : bébés gorilles serrés dans leur grenouillère, et quelques donzelles en tenue de super héroïne SM.

Mais là où ça se gâte, c’est que même la narration est vrillée : jeux de miroir, répétitions, variations infimes, détails troublants… Une vision du temps désarticulé digne d’un scénario de Philipp K. Dick pour un film de Jean Rollin. Tout se joue donc dans les indices que Roxane dissimule dans ses vignettes, au lecteur d’être attentif, de laisser libre cours à son intuition. Il pourra peut-être alors s’évader de cette boucle temporelle.

Dans ses récents travaux que vous pourrez découvrir sur les cimaises de la galerie Modulab à Metz en avril, Roxane affine dans de grandes gouaches son art du récit façon puzzle cérébral.

Les nouveaux héros de son conte à rebours ? Un âne, une souris, des chiens, des vaches, une jeune fille et, comme dans son clip génial pour L’Impératrice co-réalisé avec Jocelyn Charles (Hématome issu de l’album Tako Tsubo), quelques guenons hirsutes mais cette fois-ci en demoiselles d’honneur, fleurs roses dans leurs ébouriffantes tignasses.

Bon, de là à dire que les petites primates aux faux airs de punkettes növos débarquées d’une jungle en plastique, à la fois chic, choc et sauvage, sont les animaux doudous ou les doublures fantasmées de l’artiste, il n’y a qu’une fine liane à haute tension que je me refuse à saisir au vol(t). Et pourtant…

Le Roi des Rats, dessin de Roxane Lumeret (2013-2018).

Déjà, le titre de cette série, Naissance Mariage Décès, prête à confusion comme au quiproquo voire aux salmigondis. L’étourdi pourrait croire vite fait à une quelconque thématique que l’artiste, consciencieuse comme toujours, se serait imposée pour ses nouvelles réalisations. C’est vrai qu’un tableau semble synthétiser à lui seul cette sentence lapidaire en une allégorie visuelle inquiétante ; trois bovidés attelés à une charrette - un veau avec un bavoir autour du cou, une vache vêtue d’un voile de mariée, un taureau - dont l’ombre projetée forme un seul et unique squelette sur un mur de briques. Ah ! Mais la voilà la clé de l’énigme, y a plus de secret, mystère résolu et toc ! Hmmm, rien de moins sûr mes p’tits Sherlock ! Comme toujours chez Roxane, c’est le flou artistique. Tout est bien plus ambigu.

Selon elle, nos vies modernes se résumeraient ainsi aux yeux bigleux de la bureaucratie : nous naissons (OK), nous nous marions (parfois), nous mourrons (à tous les coups). Voilà les trois événements qui valident in fine nos vies aux yeux de l’administration une fois que notre vieille pipe est cassée ; trois événements et entre le néant. C’est raide, c’est glaçant et c’est pourtant là que Roxane intervient. Non pas en comblant ces trous béants d’épopées sensationnelles, d’odyssées géniales ou d’anecdotes retentissantes, non. Mais en insérant entre deux micro-événements, un épisode à la fois charnière et figé, mystérieux et anodin, toujours à la lisière d’un temps incertain, celui de la fable sans morale.

Le Repas, dessin de Roxane Lumeret (2013-2018).

Exemple : adossée à une chaise d’un salon cossu, une jeune fille aux traits fatigués contemple une souris qui se dresse face à elle tout en tenant sur son genou un piège à rat. Sur la table derrière elle ; une tomme de comté entamée dans laquelle un couteau est planté, une casquette, un trousseau de clés. Si vous êtes un temps soit peu doté d’imagination, ou un paranoïaque surinterprétatant de ma trempe, vous aurez vite saisi l’horrible drame qui se noue ici. La nana, grâce à je ne sais quel tour de passe-passe, vient de transformer un amant trop insistant en souris. Mais celui-ci, gros lourdingue, ne cesse de la poursuivre même sous la forme de rongeur. Elle se décide donc à l’assassiner avec une tapette et un gros morceau de fromegi. L’issue est forcément fatale comme le souligne l’énooooorrrmmme ombre portée de l’animal dans l’entrebâillement de la porte…

Alors ? Meurtre occulte ? Sacrifice rituel ? Je délire ou bien ? Rien de plus sûr, Arthur.
Finalement, autant ne pas savoir et se précipiter vite fait sur le reste pour découvrir par quel miracle la magie opère. Et une fois fait, se dire que le conte, comme le comté, est bon. Miam, Couic.

La Veuve et L’orphelinat, éditions 3 fois par Jour (2022).

Mais revenons à sa dernière publication chez 3 FOIS PAR JOUR - collectif et micro-éditeur composé d’Idir Davaine, Clément Vuillier et Sébastien Desplat - un leporello format portrait imprimé en offset, couverture en sérigraphie monochrome verte, sobrement intitulé « La Veuve et l’orphelinat  ».

L’ouvrage se déplie en accordéon sur 14 tableaux noyés dans une lumière de fin d’après-midi, pas vraiment entre chien et loup, mais plutôt entre bovin et amphibien. Tout débute par un coup de téléphone : « - Allô, c’est Annie Riencomprendre » et notre chère Annie de nous laisser le soin de trimballer son nom de famille en jeu de mot facile comme un sésame magique : lâcher prise et laisser tomber le sens au profit de la résonance des images façon marabout, bout de ficelle.

Laissons donc venir à nous cette drôle de meute psychopompe avec ses charmants petits veaux, sa grenouille habillée en serveur de brasserie huppée, sa chienne allaitante, sa vache en deuil et sa souris verte.

Observons cette curieuse procession de scénettes absurdes jusqu’à l’angoisse avec cette guenon à converse devant un fournil, ce minuscule barbu décoré d’ un immense nœud papillon rose, cette jeune fille des plus élégantes dressée sur un tas de plumes pendant qu’un petit mec sautille sur le plateau d’une balance (un kilo de plumes contre un kilo de plomb ? ).

Le langage bafouille comme un ivrogne, les images ont le hoquet, notre vision se dédouble et le sens titube. Rien de grave, hein. De toute façon comme le dit le crapaud en fin de course en ouvrant un tiroir à pinard : « - Après ce sôar j’arrête de bôare ! ». Retiendra qui veut, une fois l’ivresse passée, l’écho du titre (La Veuve et l’Orphelinat) avec celui de l’exposition (Naissance Mariage Décès) et se demandera où se trouve le défunt mari, si il y a eu (encore) assassinat ou mort naturelle, qui sont les rejetons abandonnées, et qui finalement hante ses pages ? Gueule de bois assurée.

Double jeu, double fond, effet miroir, coq à l’âne et chausse-trappe, chez Roxane le dessin révèle toujours une part d’énigme. Entrer dans son œuvre, c’est entrer dans un monde hermétique, empli de signes à déchiffrer. C’est aussi accepter d’être plongé dans l’incertitude, d’être malmené par une esthétique où le sublime côtoie le burlesque. Libre à vous d’interpréter les scènes qui se présentent et de jouer le jeu du suspens. Mais vous pouvez tout aussi bien vous laisser embarquer dans son train-fantôme, les pieds sur le fauteuil d’en face, les orteils en éventail.

La Gargouille, dessin de Roxane Lumeret (2013-2018).

ENTRETIEN

Ton style de dessin, peut rappeler à certains une esthétique du design des années 80, comme le mouvement Memphis Milano et surtout Nathalie Dupasquier. Pour ma part j’y retrouve un goût pour la mise en espace, la création de lieu et de scène, où tu vas jusqu’à pousser le détail des objets, des meubles. De plus, tu traites tes décors à la manière des cartoons du début du siècle dernier, les personnages semblent aussi se détacher du fond. Qu’est ce qui motive et inspire tes mises en scène ?

Roxane Lumeret : 
 « J’aime bien situer mes personnages dans un espace assez précis, parce que j’adore les décors en général, autant au cinéma que dans les livres illustrés. Ce sont les décors qui permettent de créer une ambiance, de faire jouer la lumière, d’incarner une partie de l’histoire. Mais c’est aussi un problème car en fonction des objets ou des meubles que l’on représente, on véhicule l’idée d’une époque, d’un milieu social, d’un endroit géographique immédiatement reconnaissables. J’ai un faible pour le mobilier ancien mais en général j’essaye d’atteindre une certaine neutralité, voire de brouiller les pistes, de réduire les aspects décoratifs au maximum, car la simplicité ne meurt jamais. Au moment de mes crayonnés, je consulte souvent un vieux livre qui s’appelle « le guide du meuble ancien » destiné aux antiquaires, qui répertorie des meubles photographiés en noir et blanc, selon les styles, époques, et genres. Je consulte aussi des captures d’écrans de film que je prends, pour parfois imaginer des morceaux d’espace. Par ailleurs j’aime bien cette idée de vague collage dont tu parles, et que le personnage semble un peu flotter dans l’espace. Ça vient du fait que j’essaye d’attirer l’attention sur le personnage, que je cerne en général d’une ligne claire noire assez franche, tandis que les éléments de décors forment un ensemble un peu plus flou, délimités par des masses de clair-obscur. Je suis assez sensibles aux lieux, donc je cherche surtout à créer une atmosphère. »

Et en ce qui concerne l’illustration et la bande dessinée ? Des inspirations, muses ou mentor ? Et comment es tu venue au dessin ?


RL : « J’ai toujours aimé dessiné, et c’est un peu avant l’adolescence que je me suis intéressée au travail d’illustrateur. Ensuite j’ai pris des chemins de traverse, vers mes 20 ans j’envisageais de faire de la peinture, ou du documentaire filmé et photographié. Mais finalement je suis (re)venue au dessin et à l’illustration en intégrant l’atelier illustration à la HEAR de Strasbourg qui à l’époque s’appelait encore Les Arts Décoratifs de Strasbourg. Beaucoup d’auteurs-illustrateurs m’inspirent et me plaisent, comme Claire Brétécher,Blutch, Daniel Clowes, Nathalie Parain, Claude Ponti, Benjamin Rabier, Hergé, mais il y a aussi des livres en particulier qui m’ont marquée ou que j’aime beaucoup, comme« Bonsoir Lune », de Margaret Wise Brown et Hurd, ou « Der Struwwelpeter » de Heinrich Hoffmann, « Fleur de l’ombre » de Kazuo Kamimura, « Dracurella » d’Antonio Ribera… »

Bonsoir Lune de Margaret Wise Brown et Clement Hurd, L’école des loisirs (1982).

Devant tes images, j’ai souvent l’impression d’assister à un jeu de détective ou les indices sont à retrouver dans le décor pour permettre une compréhension plus approfondie de l’image. Une séquence où l’on peut comprendre, si l’on est attentif, ce qui s’est passé avant, et ce qui va se passer par la suite. Si j’étais théoricien j’appellerai ça ton effet Twin Peaks. Je pense aussi souvent à Dario Argento quand je vois tes dessins récents ( mais ça doit être cette histoire d’indices cachés dans l’image) , et là ça commence à faire beaucoup de référence au cinéma. Je crois me rappeler que tu es fan de films et de vieux films surtout et qu’un de tes personnages portent le nom d’une actrice de John Waters. C’est une source d’inspiration le 7e art ?


RL : « Oui c’est une grande source d’inspiration, même si depuis quelques années je regarde moins de films et je ne vais plus au cinéma. Il y a environ 7 ans j’ai commencé à constituer une collection de captures de films, qui aujourd’hui compte environ 20 000 images,comme les gens qui prennent des notes en lisant des romans. Le fait de conserver des instants visuels de films sous forme d’images m’intéresse beaucoup et même si je ne les consulte pas fréquemment, elles sont indirectement dans mon esprit. Ce qui me plaît dans le cinéma c’est que c’est un médium total, et je trouve qu’il n’y a rien de plus fort qu’une image animée, qui peut conserver le visage et la voix d’une personne même quand elle n’existe plus. Mais en même temps, c’est frontal alors il peut y avoir moins de mystère que dans une photographie ou un dessin, puisque le médium du cinéma est quasiment complet. 

C’est vrai que Mink Stole, l’actrice fétiche de John Waters m’a beaucoup marquée quand je l’ai découverte. Je ne sais pas pourquoi mais j’adore son aplomb, sa folie et son côté énervé. Ce qui est très spécial dans les premiers films de John Waters où elle joue, c’est que les acteurs ont un jeu très similaire, avec la même diction, ce qui laisse penser que c’est peut être John Waters qui dirige ses acteurs en mimant les scènes au préalable. Le résultat est que tous les comédiens l’imitent et jouent pareil. Ou peut être qu’elle avait une aura tellement forte que les autres l’imitaient. Je ne sais pas. C’est comme Bertrand Blier qui écrivait ses dialogues à la virgule près, et qui les jouait avec l’intonation précise et escomptée devant l’acteur qui répétait en incarnant cela devant la caméra, tout en respectant la ponctuation. 

Bref, du coup j’avais assemblé les noms et prénoms de cette actrice que j’aime beaucoup pour mon héroïne Juju Minkstole dans deux BD que j’ai abandonné et qui n’ont jamais abouti à une publication. J’ai remis le couvert car depuis plusieurs mois je développe un projet de BD dont l’héroïne s’appelle Darlène Minkstole.

J’aime beaucoup Kieslowski, Blier, Argento, Varda, Tavernier, Pialat, Waters, Carpenter, Cayatte, Clouzot, Chabrol... Pour des raisons différentes, mais la plupart du temps pour des raisons d’affinités avec la façon de raconter les histoires et de choix de sujets. »

Mink Stole dans le rôle de Taffy Davenport pour le film Female Trouble de John Waters (1974).
Photo DR - Capture d’écran

Il y aussi pas mal de jeu de miroir, de double, comme dans « il était une fois, une princesse ... », une vision de deux mondes parallèles en simultané. Ou encore ce jeu de narration ou une case recouvre une autre et l’on saisit encore une fois par le détail ce qui se passe. Et là, donc ce jeu sur le temps, cette vision du temps désarticulé dans une même page, on entre dans la science fiction, Ubik de Dick ou Michel Jeury avec ses Chronolises où à "Je t’aime Je t’aime" de Resnais avec le teléscopage et la répétition des séquences. Quel est l’ enjeu pour toi de ce travail sur le temps ?


RL : Effectivement, j’avais fait une série de toiles inspirées de Le Temps Incertain de Michel Jeury en 2018, avec une séquence fictionnelle dans une boucle narrative, dont les scènes variaient de façon infime, et donc se répétaient de façons légèrement différentes. J’adore Resnais et son "Je t’aime je t’aime" aussi. Je sais pas d’où vient cet intérêt pour l’étude des instants et leurs détails mais ça doit être une obsession car je me souviens de dessins que j’avais fait quand j’avais 18-20 ans, qui fonctionnaient de la même manière : une grande scène, avec l’incrustation d’une case qui créait un temps supplémentaire, une narration. Ensuite j’ai développé des séries sur ce principe. Ce n’est pas forcément la notion de temps au sens scientifique qui m’intéresse, mais plutôt ses manifestations dans notre imaginaire, qui se déclinent, qui varient.Même si une image peut être suffisamment forte pour raconter une histoire, je trouve que cela enrichit le propos d’ajouter un détail qui raconte ce qu’il se passe juste avant ou juste après. Ça crée de la narration et de la profondeur, une sorte d’arrière-plan. Ce principe appliqué à la narration est d’ailleurs celui de la bande dessinée, ou l’histoire se fait entre deux cases, dans le blanc du papier, ou tout simplement d’une case à l’autre. En parcourant mes captures de film sur ordinateur, passer d’une image à l’autre d’une même scène équivaut à un gif animé, bien différent du film. C’est un instant qui se décline et qui raconte un acte, une histoire, un fait, un mouvement.

J’avais eu un choc quand j’ai découvert le visage de l’assassin à la fin de « Profondo Rosso » d’Argento, comme la plupart des spectateurs d’ailleurs, mais je n’ai pas réussi à la voir la première fois. J’ai un ami qui avait réussi dés le premier visionnage. Dans le film, la scène de la visite de l’appartement du crime se répète, car le héros se remémore la scène plusieurs fois afin de la décortiquer pour les besoins de l’enquête. À la fin, à force d’analyser mentalement ce souvenir, il découvre le visage de l’assassin dans le reflet du miroir, qui était donc déjà visible dans la scène du début du film. C’est génial, c’est un coup de maître, même si certains spectateurs attentifs avaient réussi à voir le détail dés le début. Il a fallu beaucoup de confiance et de culot de la part d’Argento pour anticiper que la plupart des gens tomberaient dans "ce piège" qui conditionne tout le film, quand on sait le travail que représente une production et réalisation de film. Finalement, je pense que cet intérêt pour la déclinaison, la répétition, la variation des images, vient aussi de notre fonctionnement mental et émotionnel. Comme le cerveau fonctionne par association d’idées, les pensées sont forcément multiples, et quand elles se répètent, elles changent toujours un peu subtilement. C’est techniquement impossible de penser à un souvenir ou une image plusieurs fois de la même façon, il y a toujours des variabilités. » 

Le Temps incertain de Michel Jeury, Pocket , coll. Science-Fiction / Fantasy n° 5042 (1979). Illustration de Wojtek Siudmak.

Depuis « Il était une fois une princesse et une petite fille », tu as mis en place un système narratif que tu revisites et rejoues à chaque ouvrages grâce aux doubles pages. Dans « Il était une fois... », la princesse et la petite fille se font face, l’une sur la page de gauche, l’autre sur la page de droite, un texte en haut unit les deux images, deux textes (chacun le sien) sis en bas de la page les séparent. Procédé assez ingénieux à mes yeux puisque, même jusqu’au dénouement final, nous ne savons pas si les deux personnages n’en font pas qu’un seul et unique ou si le personnage est double ; son moi et réel et son moi imaginaire nous étant donné en simultané. Dans « Le grand chien et moi », cette fois si l’image s’étale sur la double page et de nouveau deux textes disposés à sa base divise la lecture en deux étapes nous renvoyant sans cesse chercher le rapport entre ce que l’ont voit et ce que l’on lit. Durant cette gymnastique mental, notre œil en vient à saisir quelques incongruités dans le dessin qui lui serviront plus tard d’indices quant à la nature (double) de l’histoire que nous sommes entrain de lire. Même procédé avec « Le caramel du jurassique », mais dans un registre plus rococo, différents traitements graphiques cohabitent ; le style ligne claire des personnages se mêle à des décors réalisés sans contour, de grand aplats sont perturbés par traitements de matière plus sales, bref l’image est elle même dissonante, pleine de paradoxes ( perspective improbable, taille des personnage changeante,etc…), c’est elle qui se dédouble dans une sorte de « réalité » kaléidoscopique. Qu’est ce qui t’intéresse dans ce procédé ?


RL : Le système narratif en diptyque dans " Il était une fois... " fait correspondre le texte de gauche avec l’image de gauche, et le texte de droite avec l’image de droite, et c’est tout l’enjeu de ce livre qui est une sorte de miroir entre la vie d’une princesse, et la vie d’une petite fille. Comme un jeu des 7 erreurs. Mais dans mes deux derniers livres, c’est une grande image qui couvre la double page, avec un bandeau de texte en bas. Le traitement graphique dans Le Caramel du jurassique s’est imposé de lui-même. Et s’il peut paraître un peu composite c’est parce que la plupart des scènes sont nocturnes et représentent des endroits assez vastes (salles de musée, place de village, terrain vague, etc), c’est pour ça que j’ai utilisé différents traitements pour séparer les premiers plans des arrières plans.

Je pourrais aussi parler de leur dimension onirique, avec les situations étranges, les objets qui rêvent, les animaux en robe ou les monstres, les lumières qui rendent des fragments de couleurs à la scène…


RL : Concernant la dimension onirique, et les animaux, les monstres, etc. je pense que le fait que j’ai adopté une chienne à la S.P.A il y a deux ans et demi m’a ouvert un horizon jusqu’alors plutôt inconnu. Le fait de vivre avec un animal m’a fait découvrir à quel point un animal a une sensibilité très développée, ce qui le rend proche de nous les humains et peut instaurer une forme de dialogue sans les mots. C’est aussi pour ça que peu après je me suis intéressée aux singes qui ont fait l’objet d’une série de dessins fin 2017. Je trouve que les singes ont quelque chose de tellement proche de nous, qu’au final on ne sait pas si c’est eux qui nous ressemblent ou nous qui leur ressemblons. C’est pour ça que je les dessine habillés de vêtements humains, pour renforcer cette interrogation. Il y a deux films que j’adore avec des singes très humanisés, Phenomena de Argento et Monkey Shines  de Romero, car ils incarnent des personnages complexes au-delà de leur statut de singe, avec de vraies motivations.

Affiche de Phenomena, film d’horreur italien réalisé par Dario Argento sorti en 1985.

Dans tes livres, tu uses aussi de jeu de mots (le plus beau pour moi étant « enciellement ») ou de mots-valises bâtards (comme « cacahuètoccinnelles » ou bananaraignées »). Qu’est ce qui te plaît dans la fabrication de ce petit lexique monstrueux ?


RL : J’avais trouvé le mot "enciellement" en cherchant quelque chose de plus imagé et poétique que "enterrement". Et comme l’histoire du livre se passe dans l’espace, je m’étais dit qu’être "enciellé" sonnait mieux qu’ "enterré". Je pensais avoir inventé une sorte de jeu de mot avant de vérifier sur Google et de tomber sur quelques sites religieux qui utilisent ce mot. À priori il est connu chez les Chrétiens orthodoxes, et signifie "naissance au ciel". Mais je crois qu’il n’est pas dans le dictionnaire profane. Concernant les autres mots inventés, c’est simplement que je ne m’impose pas d’utiliser des mots qui existent vraiment. Si je pense à un mot qui n’existe pas, ça ne me dérange pas de l’écrire dans mes textes, et c’est vrai que j’ai un goût pour les jeux de mots en général. Ça rejoint l’idée de l’écrivaine Nélida Pinon qui avait dit qu’il faudrait inventer des mots pour bien évoquer et décrire les peintures de Jérôme Bosch. Si j’ai une image irréelle en tête, pourquoi ne pas inventer le mot qui lui correspond, tout est possible, je ne m’interdis rien.

C’était une belle expérience de réaliser un clip pour L’Impératrice ? C’est quelque chose qui te tenterait l’animation ?


RL : Oui, c’était génial. C’est magique pour un auteur-illustrateur de voir ses images bouger et d’accéder à une mise en scène animée avec du son. À ce jour je n’ai pas de projet personnel pour l’animation.

Tu as publié une BD dans le nouveau Métal Hurlant, Ça fait quoi de participer à une revue aussi culte que celle-ci ?


RL : J’ai publié une BD de six pages qui raconte l’histoire d’une salariée mise à l’épreuve de l’intelligence omnisciente. Elle n’arrive pas à maîtriser ses pensées ordurières à l’encontre de ses supérieurs qu’elle trouve médiocres. Évidemment, un des directeurs y prête attention. Au début, il est un peu vexé mais il va rapidement ravaler son amour-propre. Car finalement, les pensées virulentes de l’héroïne sont optimisées et rentabilisées par son supérieur qui y trouve des qualités professionnelles inédites.

C’est une vision cauchemardesque du futur que j’ai imaginée, car de nos jours la frontière est mince avec la transparence des informations sur les gens, et l’accès à leur vie privée. Dans cette courte histoire, le secret n’existe plus, et, bien que le jeu de la comédie humaine et ses paroles filtrées permettent le bon fonctionnement des relations sociales, l’intérêt de l’entreprise pour cet outil d’intelligence omnisciente est orienté à des fins monétaires et spéculatives.

En effet, chaque employé pourrait évoluer selon son moi véritable, ses véritables capacités, au mépris des conventions en usage qui impliquent le respect de la hiérarchie et l’adhésion aux codes. Les idées mises au même niveau d’horizontalité permettent le gommage de la structure verticale de la hiérarchie, car peu importe le niveau hiérarchique de l’employé, la mise en commun des informations a pour seul objectif la compétitivité de l’entreprise, au mépris des relations humaines.

J’adore Belle du Seigneur d’Albert Cohen, pour son écriture et sa dramaturgie et en particulier les monologues intérieurs des personnages du roman, qui sont hilarants et magnifiques, très proche de la conscience, avec une langue parfois sans ponctuation qui passe du coq à l’âne. Dans ce roman, les dialogues forment une langue parallèle au récit romanesque et ouvrent sur des imaginaires infinis, où tout ce qui constitue la conscience est placé au même niveau d’intérêt. Les introspections de chaque personnage se confrontent, permettant au lecteur une simultanéité fictionnelle naviguant entre parole et pensée. J’adore ce décalage entre parole et pensée car c’est la clé de voûte des relations sociales, qui exploitée dans une fiction devient inépuisable.

On trouve aussi souvent des personnages qui pensent autre chose que ce qu’ils disent dans les bandes dessinées ultra-drôles de Martin Veyron. Bref, en ce qui concerne ma participation à la revue, ça met un peu la pression effectivement, car elle est culte. Mais finalement il y a beaucoup de jeunes auteurs qui ont été appelés sur le premier numéro de cette nouvelle édition, donc l’aspect « culte » des années antérieures ne se reproduira peut être pas, car les ingrédient sont différents. Je ne sais pas, le public le dira. L’essentiel est que les bandes dessinées racontent une vision du futur, ce qui était le but. 

Couverture du Métal Hurlant N°8 (spécial été) par Jean-Michel Nicollet en 1976.

Voir en ligne : le site de Roxane Lumeret

(par Thomas BERNARD)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

🛒 Acheter


Code EAN :

Bibliographie de Roxane Lumeret :
- La Veuve et L’Orphelinat, éditions 3 fois par Jour (2022).
- Le Caramel du Jurassique, Albin Michel (2020), ce livre a reçu la Pépite 2020 du livre illustré, décernée par un jury d’enfants dans le cadre du Salon du Livre et de la Presse Jeunesse de Montreuil 2020.
- Le Grand Chien et Moi, Albin Michel (2022).
- Coup de Frein sur la Côte, Les Requins Marteaux / Collection BDcul (2016).
- Il était une fois une Princesse et une petite fille, Albin Michel (2016).
- L’Enciellement de Maman, Albin Michel (2015).
- On pense à toi, cheval !, Albin Michel (2013).

Remerciements :
Cet article a été rédigé en premier lieu pour la revue Fluide Glacial et augmenté pour la galerie Modulab. Il a été complété par entretien qui s’est étalé sur plusieurs mois, puis de quelques ajouts pour le site Actuabd. Je tiens à remercier Roxane Lumeret pour sa patience, ainsi que la Galerie Modulab.

✏️ Roxane Lumeret Fantastique
 
CONTENUS SPONSORISÉS  
PAR Thomas BERNARD  
A LIRE AUSSI  
Interviews  
Derniers commentaires  
Abonnement ne pouvait pas être enregistré. Essayez à nouveau.
Abonnement newsletter confirmé.

Newsletter ActuaBD