Interviews

Mark Eacersall (« Kleos ») : un récit initiatique au parfum de vérité. [INTERVIEW]

Par Jérôme BLACHON le 5 juin 2023                      Lien  
Alors que le second tome de {{Kleos}} ainsi qu'une intégrale, viennent de paraître (éd. Grand Angle), revenons sur cette épopée épique et antique, vision modernisée d’un récit initiatique largement inspirée de {L’Odyssée} d’{{Homère}}, avec Mark Eacersall dans une interview riche et digressive.
Mark Eacersall (« Kleos ») : un récit initiatique au parfum de vérité. [INTERVIEW]

Après des polars (GoSt 111, Cristal 417), un récit d’aventure historique et maritime (Pitcairn), un récit de vie (Tananarive), vous voici à plonger dans l’Antiquité grecque. Un rêve d’enfant, bercé par les récits de la guerre de Troie et d’Ulysse ?

Pas du tout, c’est la lumière. Enfant, j’ai fait une escale à Corfou, en Grèce, et j’ai gardé en mémoire cette lumière aveuglante, méditerranéenne. Je voulais raconter une histoire un peu contemplative, avec juste cette lumière, peut-être un marin… Une histoire de peu de choses.
Finalement, l’histoire est foisonnante mais il reste cette lumière. D’ailleurs, quand j’ai rencontré Amélie [1], c’est la première chose dont je lui ai parlé, de cette sensualité-là.
Et lorsque j’ai commencé à penser au récit, j’en ai parlé à un ami helléniste, Serge Latapy, pour qu’il m’aide avec sa connaissance de cette période. D’une histoire minimaliste et silencieuse nous sommes arrivé à ce récit initiatique plein de péripéties.

La lumière méditerranéenne... toujours
Aurélie Causse / Grand Angle

C’est donc une histoire de lumière. Et pour la période historique ?

Je suis fasciné par les récits qui accouchent d’une civilisation, comme c’est le cas pour L’Odyssée qui précède l’Antiquité grecque dite « classique » [2]. Ça fait très intello ce que je dis là mais c’est ce qui me nourrit. Ce sont les conteurs qui font ces civilisations, pas les guerriers. Etant moi-même un conteur, ça me touche. Et le récit des aventures d’Ulysse, c’est la naissance de l’individu.
Un souvenir m’a aussi beaucoup marqué. Plus jeune, je regardais Apostrophe, seule émission littéraire à la télé [3]. Un soir, un linguiste, George Steiner [4], dit que tous les grands archétypes de personnages, tel que Le roi, Le prince, Le prêtre, Le héros etc., ont été créés pendant l’Antiquité, à l’exception d’un seul : Don Quichotte. Lui, il est arrivé « après ». Il lit des livres de chevalerie mais il n’est pas chevalier, même s’il veut le devenir. Et ça m’a toujours beaucoup touché parce que nous, nous sommes toujours des gens qui viennent « après », en s’inspirant de modèles.

Donc, votre héros Philoklès est un Don Quichotte.

Exactement. Mais lui n’a pas vingt ans et son problème n’est pas d’avoir lu trop de récits de chevaleries mais d’avoir trop écouté les épopées, ou peut-être pas assez. Il veut entrer dans l’Histoire, devenir un Héros, comme Achille. Pour prendre une analogie contemporaine, ce serait un fan d’Indiana Jones qui voudrait devenir un aventurier pour s’identifier à son modèle, mais qui va se rendre compte qu’il est difficile d’être à la hauteur d’un personnage imaginaire. Et finalement, son amour pour Indiana Jones vient davantage de ce que Spielberg en a fait que de l’aventure elle-même.

Je vais aussi vous faire une révélation : après avoir lu les deux tomes de Kléos, relisez Tananarive. J’ai écrit ce scénario en 2004 et celui de Kléos quasiment au moment de la publication de Tananarive, quinze ans plus tard. Et là, je me rends compte que je réécris la même histoire, involontairement. C’est le même thème, raconté de deux manières différentes. Dans les deux cas, c’est l’histoire de quelqu’un qui est baigné par les histoires de quelqu’un d’autre.

Vous avez lu l’Iliade et l’Odyssée ?

L’Odyssée oui. L’Illiade, je le lis par bouts, c’est long ! Un éditeur aurait dû demander à Homère de réécrire son texte !
D’ailleurs, Kléos est truffée de références à ces deux textes : des allusions, des noms similaires… On peut voir l’histoire de Philoklès comme une Odyssée de bras cassés. Le moins que l’on puisse dire est que son aventure ne se passe pas exactement comme prévu et que ce n’est pas toujours très glorieux même si, finalement, notre héros va aller au bout de son destin.

A plusieurs moments dans le récit, les relations sociales entre citoyens grecs, entre eux, et entre citoyens et esclaves, sont bien montrées. C’est un aspect de cette période historique que l’on connaît mal.

Tout à fait. Avec mon co-auteur Serge Latapy, nous n’avons pas voulu faire un cours d’histoire, mais c’est très documenté. Depuis l’explosion de Pixar dans le monde de l’animation, il y a une trentaine d’années, il est impossible de ne pas avoir un récit avec différents niveaux de lecture.
Cette documentation est au service d’une fiction et d’une narration, mais si au passage on peut aussi apprendre des choses, tant mieux !
Kléos, c’est un voyage physique et mental dans la Grèce de l’époque, sans être obsédé par le réalisme pour autant. Sur certains points, on a d’ailleurs peu d’éléments (rappelons que nous sommes avant la Grèce « classique »), comme sur le bâti par exemple. Ça arrange la dessinatrice qui peut « s’inspirer de » mais faire un peu de qu’elle veut.

Mais on voulait montrer que la société qui va accoucher de la première démocratie est quand même très élitiste. Le plébéien n’a pas vraiment son mot à dire.
On voulait montrer aussi que cette société est très patriarcale et que les femmes vivent cloîtrées, qu’elles n’ont pas les mêmes droits que les hommes même si elles sont maîtresses chez elles. Différence aussi si elles sont filles de noble ou pas.
C’est bien entendu une société esclavagiste où la vie n’a pas du tout le même prix qu’aujourd’hui.
A cette époque, la piraterie et le commerce sont la même chose. Relisez L’Odyssée, Ulysse est un pirate. Lorsqu’il arrive sur une île, il pille et massacre.
Ce parfum de vérité me fait voyager, il est intéressant à partager. Et en termes de narration, il est source de conflits, de destins etc.

L’Iliade, une gloire phantasmée
Homère / Aurélie Causse / Grand Angle

Le personnage secondaire de l’esclave blonde est intéressant avec sa formule « Moi je sais ce que je ferais de ma liberté ».

Je crois que je vais faire un spin-off sur elle, tout le monde m’en parle alors qu’elle n’apparaît que dans deux scènes du premier tome. Les gens la demandent même en dédicace.
Elle reproche à Philoklès de courir après des chimères alors qu’il est libre, lui. Mais un héros est nécessairement un personnage incomplet qui fait des erreurs. C’est ce qui lui permettra de devenir complet, ou au moins d’essayer. S’il ne prend que les bonnes décisions, l’histoire dure quatre pages. Ce qui est intéressant, c’est de comprendre pourquoi il se trompe, parce qu’on va l’aimer si on le comprend, et on va aussi apprendre de lui.
L’esclave est la petite voix qui va lui dire « tu fais une grosse connerie ». Ce qui rend ce personnage fort, c’est qu’elle incarne cette « conscience », elle n’est pas juste un prétexte pour balancer des grandes phrases que l’auteur veut absolument fourguer pour nous expliquer le sens de la vie.
Et qu’on me parle souvent de ce personnage, c’est hyper touchant, ça veut dire qu’il existe. Il n’y a rien de plus flatteur. C’est comme quelqu’un qui dirait « J’ai un tonton, il est à la fois con et attachant, on dirait Joe dans Friends ». Le gars qui a écrit ce personnage, il est super fort, il a créé un personnage qui reste.
Aujourd’hui, il est impossible de créer un personnage qui n’a pas plusieurs dimensions. Dans la BD comme au cinéma, c’est quand même bien si les personnages ne sont pas seulement des « prétextes à » mais soient de vrais personnages. C’est aussi beaucoup plus intéressant à dessiner pour le dessinateur.

Dans son voyage, votre héros rencontre un devin assez crade, Thirésias, qui accepte de lui faire une prophétie moyennant une outre de vin…

Pardon, je fais une parenthèse : c’est quand même hallucinant de constater que les Grecs anciens, qui ont construit des bâtiments magnifiques qui tiennent encore debout aujourd’hui, qui ont fait avancer comme jamais la philosophie, la politique, etc., sont les mêmes mecs qui pensent que la divination est une science. Pour quoi qui suis très rationnel, j’ai du mal à comprendre.
Par exemple à Epidaure, qui est une espèce de Lourdes de l’époque, les gens y vont pour se faire soigner. Mais ça consiste, sur place, à dormir, à rêver d’Esculape, le dieu de la médecine, et au réveil les docteurs interprètent les rêves pour savoir comment soigner [Il s’agit du dieu Asclépios, Esculape étant la représentation romaine de ce dieu. Le sanctuaire d’Asclépios à Epidaure a été créé au IVe siècle avant JC]. C’est complètement débile et hyper poétique à la fois. Cette simultanéité est très étonnante pour moi. Même à la guerre : pour y aller, ou pas, on écoute les oracles. Ils risquent la vie de leurs hommes parce qu’un devin a mal dormi ! Et en même temps, y’a des généraux qui disent « bon, il a dit qu’il ne fallait pas y aller mais peut-être qu’il s’est trompé ». Franchement, il y a de quoi faire des comédies hilarantes avec ça.

Donc Thirésias lui fait une prophétie, le personnage se retrouve ensuite perdu sur la Méditerranée, il manque d’eau et il a des hallucinations. Il voit des sirènes, que vous représentez à la fois selon la tradition chrétienne, c’est à dire des femmes-poissons, et à fois selon la tradition grecque, c’est à dire des femmes-oiseaux… sous l’eau. Ce qui est très étonnant.

Comme je suis un grand fan de Don Quichotte, ça m’amuse d’imaginer que Philoklès ne sais pas naviguer, ni le long des côtes ni aux étoiles, qu’il se perd, prend des vessies pour des lanternes…
Et en fait, il voit des femmes-dauphins et ça renvoi à la prophétie de Thirésias : « tu vas croiser un banc de femmes-dauphins et tu vas t’accoupler à la reine etc. ». Philoklès, dans son hallucination, voit un banc de poissons et phantasme le reste. Après, c’est vrai que chez Homère les sirènes sont des femmes ailées. Mais je n’ai aucune difficulté à les montrer sous l’eau : les cormorans, les fous de Bassan, sont des oiseaux qui pêchent. Il ne faut pas chercher à interpréter la poésie, au risque de la tuer, mais on pourrait imaginer qu’il a plongé au milieu des fous de Bassan en train de pêcher…

Sirène : phantasme, hallucination, poésie... la frontière est mince
Aurélie Causse / Grand Angle

Quel message cherchez-vous à porter à travers votre récit ? « Le bonheur est à votre porte mais pour le voir il faut aller voir ailleurs », ou bien « vivez vos phantasmes, vivez votre vie comme vous voulez, il en sortira toujours quelque chose » ?

A l’époque, peu de gens avaient le loisir de se poser ce genre de questions mais à titre personnel, j’invite les gens à aller au bout de leurs phantasmes en les prévenant que ce ne sera pas conforme, en aucune manière, à ce qu’ils espèrent. Mais il faut y aller, et là on rejoint Tananarive.
En fait, je m’aperçois que dans mon travail je questionne beaucoup le désir : c’est quoi, est-ce que c’est le moteur du monde ? Donc je trouve absolument crucial de ne pas avoir de regrets. Jacques Brel disait « Il est urgent d’être imprudent ».
Mais on se ment sans cesse à nous-même et Michel Serre, que j’adore, disait que « c’est l’apprentissage d’une vie de voir le monde tel qu’il est ». Toute les philosophies à peu près potables autours du monde disent toutes la même chose : la vie c’est ici et maintenant. Mais c’est apprentissage d’une vie d’apprécier ça. Il faut quand même se rendre compte qu’on est dans une société d’enfants gâtés, aujourd’hui en France. Après 200 000 ans d’économie de subsistance, on est dans une opulence qu’on ne sait pas apprécier. Alors c’est vrai, c’est un peu le bordel mais on a une chance unique et il ne faut pas la gâcher !

Je ne suis pas le roi de la philosophie, je n’écris pas des bouquins de développement personnel, j’écris des histoires. Et ce que je peux faire, c’est mettre du sens dans ce que j’écris, pour que ce ne soit pas « une BD de plus » au milieu de tout ce qui est publié. Il y a toujours un fonds de métaphysique. Mes personnages s’interrogent : où je vais, qu’est-ce que je fais sur Terre, quel est mon destin ? C’est le cas de Philoklès qui recherche l’idéal héroïque des Grecs : mourir jeune dans tout l’éclat de sa gloire, comme Achille, à la différence qu’il n’est pas un personnage imaginaire.

Un idéal héroïque ? Mourir en pleine gloire
Homère / Aurélie Causse / Grand Angle
Aurélie Causse / Grand Angle

(par Jérôme BLACHON)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

🛒 Acheter


Code EAN :

[1Amélie Causse, dessinatrice et coloriste de l’album

[2Homère aurait vécu au VIIIe siècle avant JC, l’Antiquité grecque « classique » englobe les Ve et IVe siècle avant JC.

[3Apostrophe, animée par Bernard Pivot, était une émission diffusée sur Antenne 2, ancêtre de France 2, entre 1975 et 1990.

[4Francis George Steiner (1929 - 2020) est un érudit, critique littéraire, linguiste, écrivain et philosophe franco-américain, spécialiste de littérature comparée et de théorie de la traduction, ardent défenseur de la culture classique gréco-latine.

Bamboo - Grand Angle ✍ Mark Eacersall ✏️ Amélie Causse Histoire
 
CONTENUS SPONSORISÉS  
PAR Jérôme BLACHON  
A LIRE AUSSI  
Interviews  
Derniers commentaires  
Abonnement ne pouvait pas être enregistré. Essayez à nouveau.
Abonnement newsletter confirmé.

Newsletter ActuaBD