Nicolas Cartelet ("La Musardine") : « Le webtoon est une façon de mieux rémunérer nos auteurs en imaginant une vie plus longue pour leurs titres » [INTERVIEW]

Qu’est-ce qui vous a motivé à vous lancer dans le webtoon ?

Nous sommes attentif à tout ce qui se passe d’intéressant dans le domaine de la BD numérique et, à titre personnel, j’ai passé beaucoup de temps ces dernières années à écumer le web pour lire du webcomic érotique. Quand nous avons vu arriver le phénomène webtoon, on a tout de suite réalisé les nouvelles possibilités du format. On sait, par exemple, qu’une part non négligeable de nos lecteurs lisent nos BD numériques sur smartphone et que le format de la « page » traditionnelle s’y prête assez mal. On doit sans arrêt zoomer, dézoomer, scroller, rezoomer… Le webtoon propose une nouvelle manière de découvrir la BD, plus intuitive et immersive. Alors on s’est dit : allons-y ! C’était il y a trois ou quatre ans. Nous sommes une petite maison d’édition, il a fallu prendre le temps de mettre le projet en place.

Pensez-vous que le vecteur numérique vous permet une plus grande diffusion, une plus grande accessibilité que la libraire où votre place reste limitée ?

Chez Dynamite / La Musardine, l’édition numérique est dans notre ADN. On doit beaucoup au livre numérique qui a toujours compensé notre difficulté à être présent en librairie, du fait de notre spécialité érotique. Ces dernières années, nous avons heureusement connu quelques succès éditoriaux (Ombre & Lumière, Tokyo Confidential, les bandes dessinées d’Axel…) mais il est aujourd’hui impossible pour nous d’envisager l’économie d’un livre sans les ventes d’ebooks. Alors oui, sans aucun doute, l’accessibilité numérique nous a permis d’atteindre un nouveau public, plus large, qui ne nous aurait pas cherché ni trouvé en librairie.

© Nill, X-Webtoon

Quelle est la part de marché des albums numériques actuellement ?

En BD, le numérique représente quasiment la moitié de nos ventes – et sur certains titres, les ventes d’ebooks peuvent dépasser les ventes papier.

Ne craignez-vous pas que le webtoon viennent grappiller une part de ces revenus existants ?

On n’a pas tellement peur que le webtoon phagocyte ces résultats car nous avons le sentiment de nous adresser à un public un peu différent, plus jeune, qui n’a pas connaissance de nos parutions classiques. Par exemple, quand nous avons lancé notre label de manga Seikô, nous avons vu déferler tout un lectorat de hentai qui n’avait jamais entendu parler de Dynamite. Et il existe de nombreux ponts entre le webtoon et le manga, les lecteurs sont parfois les mêmes. Pour nous, le webtoon est une nouvelle corde à notre arc, on ouvre un nouveau canal pour faire connaître notre richesse éditoriale.

Extrait du découpage adapté pour X-Webtoon

© Nill, X-Webtoon

Concernant le contenu qui était déjà sorti en album, avez-vous travaillé avec les auteurs pour les adapter au format webtoon ?

Les auteurs ont des attitudes très différentes quand on leur parle de webtoon. Certains y sont opposés, d’autres sont très enthousiastes et veulent faire le travail d’adaptation eux-mêmes – mais la plupart sont très occupés et ont préféré nous laisser ce travail. Ensuite, il y a un jeu d’allers-retours, de petites modifications, de validation. Pour les webtoons adaptés du catalogue Dynamite, nous n’avons pour le moment pas demandé de modifications aux auteurs. En revanche, nous avons un énorme travail de retouche Photoshop sur certains visuels, certaines planches pas faciles à découper etc. Sans compter l’étalonnage des bulles et le lettrage. L’adaptation de BD en webtoon est certainement le plus chronophage. Mais c’est passionnant, car on se pose des questions qu’on ne s’était jamais posées avant.

Concernant le nouveau contenu, comme par exemple les récits de Nill et de CoaX, avez-vous demandé un contenu spécialement dédié au webtoon, dans l’esprit du format, de la lecture et du chapitrage ? Ou vous êtes-vous adapté à leurs créations en cours  ?

Nill signe une nouveauté directement construite pour la lecture webtoon, Toutes les femmes du monde (ainsi que L’esprit de famille, série existante mais totalement inédite en France. C’est un auteur ancré dans le web depuis le début des années 2000, il a tout de suite compris l’intérêt et les enjeux de ce nouveau format. Son scénario, notamment, est assez excellent et joue avec le principe d’épisodes – on se croirait sur Netflix.

Concernant Coax, c’est un peu différent, il s’agit de bandes dessinées déjà existantes mais construites pour la lecture numérique, donc très facilement adaptables en webtoon. Le point commun que je trouve à tous ces auteurs avec qui je travaille est leur histoire perso et professionnelle, toujours liée au web : ils se sont construits sur les blogs, les sites Internet dès les années 2000, passent maintenant par Patreon… Pour eux, c’est naturel d’explorer le webtoon et de se l’approprier.

L’univers gay de "House of brutes"

© Gengoroh Tagame, X-Webtoon

Vous balisez différents genre : bondage, gay, MILF, fantasy etc. D’autres genres sont-ils prévus ?

Nous faisons de la BD érotique et si les lecteurs ont forcément des affinités esthétiques et scénaristiques avec tel ou tel auteur, la porte d’entrée du « fantasme » est la plus importante quand ils recherchent un titre. D’où l’usage de ces tags, ou genres, qui s’avéreront de plus en plus utiles à mesure que le site s’enrichit en nouveautés. Et avec ces nouveautés, d’autres tags seront ajoutés – je pense par exemple au femdom, ou domination féminine, qui arrive bientôt avec une série inédite de Téjlor.

Les thèmes du bondage et du SM sont représentés par le travail de CoaX

© CoaX, X-Webtoon

Concernant le manga, vous proposez un contenu actuel conforme aux albums, certainement à cause de vos contrats avec les éditeurs japonais. Y aura-t-il des créations spécifiques pour le webtoon dans le futur ?

De nombreux sites de webtoon proposent une section « manga » où l’on peut lire les mangas au chapitre, c’est un peu la face légale de tous les sites de scans. Comme je le disais, les lectorats manga et webtoon se recoupent en partie, d’où les ponts entre les deux. J’y vois aussi une façon de lutter contre le piratage car l’achat d’un chapitre en jetons est assez bon marché.

Concernant le format, il est effectivement impossible de découper sans l’accord des Japonais – et ce serait de toute façon un énorme travail vu la structure des pages en général. Je suis en discussion avec quelques artistes pour imaginer du manga conçu pour le webtoon.

Des reprises de webtoons érotiques asiatiques sont-elles envisageables ?

Non, il est presque impossible d’acheter des licences en Asie, car tous les sites de webtoon ont pour politique de bloquer les droits et de traduire eux-mêmes leur contenu dans toutes les langues. Il y a un côté Netflix / Prime / Disney+ dans ce monde du webtoon, chaque plateforme veut garder l’exclusivité de son contenu.

Quels sont vos objectifs pour X-Webtoon ?

Nous ne nous sommes pas fixés d’objectif clair car le webtoon est tout nouveau pour nous et nous ne savons pas à quoi nous attendre. En revanche, avec près de 1000 inscrits sur X-Webtoon dès le jour du lancement, on a pu remarquer l’intérêt des lecteurs. Il semble y avoir une réelle attente et nous allons nous efforcer de la combler !

L’aspect Fantasy et Comics est également présente grâce à Norse

© James LeMay, X-Webtoon

Est-ce que des récits proposés en webtoons pourront également devenir des albums ou certains resteront-ils des exclusivités webtoon ?

Oui, c’est au cœur de notre stratégie éditoriale : dans l’idéal, j’aimerais proposer un contenu multimédia avec une parution en webtoon suivie et, après quelques mois, d’une adaptation de la série au format BD « traditionnel » pour une parution papier. Nous avons signé plusieurs projets de création en ce sens. Plus largement, c’est aussi une façon de mieux rémunérer nos auteurs en imaginant une vie plus longue pour leurs titres. Le marché de la BD érotique est devenu un marché de niche, alors tout ce qui permet d’augmenter un peu les avances et les revenus des artistes est le bienvenu.

On imagine que vous avez déjà une idée des nouvelles séries que vous voudriez lancer dans les semaines qui viennent sur X-Webtoon ?

Nous allons faire paraître une à deux nouveautés par mois et nous ajouterons chaque semaine de nouveaux épisodes (entre 2 et 4) des séries en cours. Je ne peux pas citer tout ce qui arrive mais, parmi d’autres, nous aurons la mise en ligne des histoires de Nicky (Royal Gentlemen Club, Rocking Girls, New Rodeo Girls) et une création exclusive de Damjan Stanich (The Lust of Us, Les Nuits de Luna) intitulée Sugarpop. On espère aussi que le lancement du site créera une émulation auprès des artistes et que beaucoup d’autres voudront se lancer dans l’aventure. Ma porte leur est ouverte en tout cas !

Propos recueillis par Charles-Louis Detournay.