Le titre choisi peut à première vue paraître bien creux : Mafalda et l’Amour, n’est-ce pas un peu vague pour parler d’une œuvre aussi riche que celle de Quino ? En même temps, cela donne un album de très bonne facture, avec une belle couverture rose.
Mais il y a plus : si ce choix de titre n’est pas si superficiel que ça, c’est parce qu’il a le mérite d’insister sur la face positive de Mafalda. On sait que l’héroïne ne cesse de dénoncer les injustices, les vices (comme l’égoïsme, la cupidité etc.), mais derrière ses critiques se cachent des pages pleines d’admiration et d’amour. D’abord, Mafalda aime avant tout ses amis ; elle aime aussi les Beatles ; bien qu’elle soit interloquée par ses formules, elle aime la petite Liberté qui n’apprécie que les gens qui sont « simples ». Dans un strip, elle court dehors pour aller embrasser l’herbe, puis s’exclame : « Bon anniversaire ! Sol de ma patrie ! » Quino ne cherche pas ici à faire de Mafalda une chauvine : quelques pages plus loin, elle s’avère très critique vis-à-vis des patriotes qui ne s’interrogent pas assez : « Les Suédois aiment-ils la Suède parce qu’ils y sont nés ? Les Javanais aiment-ils Java parce qu’ils y sont nés ? Je l’appellerais « patriotisme opportunisme » ».
Pour une personne qui découvre l’œuvre de Quino, il peut paraître surprenant de lire des mots si compliqués sortir de la bouche d’une enfant. Or, c’est justement là que réside l’intérêt de Mafalda : chaque personnage est le reflet du monde adulte, d’une éducation et parle avec un langage sans fioritures des problèmes des plus grands.
Mafalda et sa bande restent des enfants qui jouent, n’aiment pas la soupe, ne veulent pas aller à l’école, mais toutes leurs discussions impliquent deux niveaux de lecture. Si les enfants pourront s’amuser devant certains gags, ils ne comprendront pas la majorité des strips choisis. Car de quoi parle Mafalda ? D’économie avec le personnage de Manolito (un strip traite même de l’inflation), du conformisme de la ménagère rangée avec Susanita ou encore des angoisses du jeune adulte avec Felipe.
On pourrait classer les personnages de Quino en trois catégories. Dans la première, on trouve Mafalda et Liberté, les deux personnages les plus moralisateurs. Elles crient à l’injustice, s’insurgent devant les mauvais comportements, la misère. Nous pensons ici tout particulièrement au dessin bien connu où Mafalda est au chevet de son globe terrestre malade ou encore, à celui où elle se demande comment mettre un pansement sur son cœur.
Dans la seconde catégorie, on peut ranger Susanita et Manolito. Ce sont tous deux des archétypes du monde adulte : Manolito travaille dans l’épicerie de son père et incarne le capitaliste en devenir. Il renifle des dollars qu’il ramasse ensuite par terre, ou se rêve Rockfeller tandis que son ami Felipe se déguise en cowboy solitaire. De son côté, Susanita incarne la ménagère qui n’attend qu’une chose : avoir des enfants et se marier.
Si ces deux personnages forment un duo comique récurrent (avec tous ces strips où Susanita rappelle à Manolito qu’il est un idiot), c’est parce qu’ils se situent sur le même plan : d’une certaine façon, ce sont les deux seuls personnages à ne pas être extérieurs au monde adulte. C’est particulièrement marquant avec Susanita : alors que tous les autres ont gardé leurs tête d’enfants, elle, a déjà un visage d’adulte. Lorsque Quino la dessine plus grande, il ne change même pas sa tête : elle a déjà les boucles d’oreilles, les habits ainsi que la coiffure de la mère de famille qu’elle espère devenir.
Restent Felipe et Miguelito. Ces deux-là sont un peu moins marquants à la lecture. La raison est simple : ils n’ont pas les certitudes de Mafalda, Liberté, Susanita ou Manolito. En même temps, ils ont deux manières très différentes de se questionner. Là où Felipe s’avère réservé, timide et angoissé (par exemple, quand il peine à aborder une fille qui lui plaît), Miguelito est plus philosophe. Souvent songeur, il dit à Mafalda qu’ « Il y a quatre milliards de choses qu’[il] ne comprend pas » ; à un autre moment, il demande à ses amis de se taire pour se retrouver avec lui-même.
Felipe et Miguelito sont comme l’envers et l’endroit d’une même pièce : ils s’interrogent, mais là où le premier n’est jamais sûr de lui, le second est toujours apaisé, voire, confiant.
C’est cette gamme de personnages très variée qui rend l’œuvre de Quino si riche en réflexions. Certes, ce sont des enfants, mais c’est justement parce qu’ils sont plus jeunes qu’ils ne se mentent pas sur le monde des adultes : ils en dénoncent (volontairement ou malgré eux) la cruauté, les injustices, et sont chacun porteur d’un message. Est-ce, comme le titre de cette réédition le suggère, un appel à aimer davantage ? Peut-être pas seulement, mais dans tous les cas, Mafalda et l’Amour mérite que tout le monde se rende en librairie.
(par Hippolyte ARZILLIER)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Participez à la discussion