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Angoulême 2023 : la masterclass de Junji Ito

Par Jaime Bonkowski de Passos le 27 janvier 2023                      Lien  
On lui doit quelques uns des plus grands titres du manga d'horreur, sa légende n'est plus à faire et il continue à démontrer son importance et sa pertinence sur la scène littéraire mondiale : Junji Ito était incontestablement l'une des grosses têtes d'affiche de l'édition 2023 du FIBD. En plus d'une exposition à glacer le sang consacrée à son épouvante, l'auteur nous a gratifié d'une masterclass saisissante. Âmes sensibles, s'abstenir !

Après l’expo, après les (précieuses) dédicaces, c’est le "dernier" temps fort de Junji Ito à Angoulême : l’inévitable masterclass au Théâtre d’Angoulême. Il s’est adonné à l’exercice avec un naturel et une aisance palpable, pour le plus grand confort de la salle (comble).

Menée par le commissaire de son exposition Stéphane du Menildost, qui a alterné entre questions pointues aux réponses passionnantes, et interrogations un peu plus convenues aux réponses un peu moins captivantes, la masterclass aura tout de même convaincu unanimement. D’autant qu’elle s’adressait à des fans déjà conquis, transis, et parfois même cosplayés : c’était du tout cuit pour le maître !

Angoulême 2023 : la masterclass de Junji Ito

Après une salve d’applaudissements nourris, la rencontre s’est lancée par l’habituelle question sur le parcours de l’auteur, un classique. Ito y répond en rappelant son passé de prothésiste dentaire, en parallèle duquel il tente un jour de publier dans un magazine Shojo une histoire sur une séduisante et diabolique jeune fille : Tomie.

Avant ça, c’étaient les ouvrages du père du manga horrifique Kazuo Umezu, qu’il appelle sensei, qui berçaient sa jeunesse. Particulièrement, il évoque l’impact qu’a eu La Professeure Momie, inédit en France, sa toute première lecture manga.

Partant de la question des influences, s’en est suivie celle du poids de la culture occidentale : avant d’écrire Tomie, connaissait-il EC-Comics ? Il confesse n’avoir découvert ces publications qu’après avoir atteint l’âge adulte et être devenu auteur. En revanche, il mentionne volontiers Stephen King et Georges Romero comme des piliers de sa mythologie, un point commun qu’il partage probablement avec tous les créateurs d’horreur.

Plus pointu en revanche, il fait étal d’une remarquable culture cinématographique française (cocorico), citant par exemple Les Diaboliques de Clouzot ou Les Yeux sans visages de Franju. L’audience ne pipe mot : les moins de 20 ans ne doivent pas connaître...

C’en est assez des influences : place aux œuvres. Pour la partie plus technique qui parlera aux étudiants des Gobelins, il raconte son dégout de la règle et de son incapacité à l’utiliser pour faire des grands traits droits, en conséquence de quoi il s’interdit les décors riches en grattes-ciels au profit d’espaces plus ruraux et restreints. De même pour les animaux : en dehors de ses chats (et des requins à pattes), il ne sait pas trop les dessiner avoue-t-il (rires dans la salle).

Il parle de son grand carnet dans lequel il jette continuellement des idées pour ses histoires. Parfois une scène qu’il observe dans la rue, une émotion qui le traverse, un détail qui stimule son imagination, ou juste un mot auquel il reviendra plus tard.

Dans la littérature d’horreur japonaise, les tropes les plus communs sont les Yokais, et la période Edo. Précisément deux archétypes dont Ito reste très distant, préférant un cadre plus contemporain et des créatures issues de sa propre mythologie. Il explique qu’à ses yeux, ce qui devait être fait en manga de Yokai a déjà été fait par son prédécesseur Shigeru Mizuki, inutile donc de faire de la redite. Quant à l’époque Edo, gamin il n’était pas aussi fan des histoires qui se tenaient dans cet univers, il le trouvait trop éloigné du sien. "L’enfant tordu que j’étais n’avait déjà pas envie de faire les choses comme tout le monde", ajoute-t-il en se marrant.

C’est aussi pour cette raison que son premier personnage, le plus emblématique et d’aucuns diraient le plus terrifiant, est une femme : la belle et terrible Tomie. Dans les histoires d’horreur, les jolies jeunes filles sont souvent des proies mais avec Ito c’est l’inverse : c’est elle la menace. C’est cette explication qu’il invoque quand on lui demande la raison du succès de Tomie dans son magazine de prépublication en 1987, le Monthly Halloween, un magazine de Shojo.

"Tomie" - Junji Ito - Mangetsu

Il rappelle alors qu’au Japon, l’horreur en manga est un genre traditionnellement lu par les jeunes filles, conséquences de l’héritage de Kazuo Umezu qui était publié dans des magazines de Shojo. Lorsqu’il a commencé Tomie, il a été surpris de la quantité de lettres que ses lectrices lui envoyaient pour témoigner de leur fascination, voire même admiration, pour son personnage. Certaines se grimaient comme elle pour aller à l’école ! Il pointe alors dans le public une fan elle aussi cosplayée, preuve que la tendance traverse les âges...

D’un coup l’ambiance s’alourdit : on lui demande pourquoi au long de son œuvre, les thèmes du suicide, de la dépression et de la détresse sociale sont aussi présents. C’est le seul moment de la rencontre où Junji Ito fait preuve d’une retenue perceptible : il confesse à demi-mot que son parcours personnel a été marqué par des étapes difficiles, raison pour laquelle il comprend et dépeint ces thèmes mieux que personne. L’assistance se fige.

L’orateur parvient immédiatement à relâcher la pression avec une question si simple, si évidente, pourtant si pertinente : Junji Ito s’est-il déjà terrifié lui-même avec un de ses dessins ? La réponse est lapidaire : "non", avant d’ajouter en riant qu’il reste néanmoins un homme très peureux qui, dans n’importe laquelle des situations qu’il met en scène, s’enfuirait en hurlant à pleins poumons.

Il précise qu’il n’a non plus jamais été témoin d’expérience surnaturelle ou inexplicable et qu’en vérité il ne croit pas trop à toutes ces choses (mais il demande au public de garder le secret, c’est mauvais genre pour un auteur d’horreur de ne pas croire aux fantômes alors chuuuut).

Il conclut alors la rencontre sur une anecdote qui ne s’invente pas. Durant sa jeunesse, une légende urbaine sur une mystérieuse femme à la bouche fendue qui découperait les enfants aux ciseaux circulait dans tout le Japon. Lui et ses camarades jouaient à se faire peur en racontant qu’ils l’avaient entraperçu un soir en rentrant de l’école, cachée derrière un lampadaire.

En fait, cette rumeur (car ce n’était bien qu’une rumeur, rassurez-vous) était apparemment née dans la province et le quartier d’origine de Junji Ito. Et son plus grand regret à ce sujet est qu’à ce jour, personne ne s’est encore amusé à colporter une nouvelle rumeur : ce serait lui, Junji Ito, qui enfant aurait été à l’origine de cette légende, préfigurant ainsi son parcours d’auteur.

L’assistance rit ouvertement et fait avec Ito la promesse tacite : nous raconterons à qui veut l’entendre que dans les années 70, c’est Junji Ito qui dans la préfecture de Gifu a pour la première fois raconté l’histoire d’une femme à la bouche fendue...

(par Jaime Bonkowski de Passos)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Photos : © Jaime Bonkowski De Passos.

✏️ Junji Itō Angoulême 2023
 
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