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Angoulême 2023 - Exposition Julie Doucet : « Je pense qu’il est important de se faire les dents soi-même » [INTERVIEW]

Par François RISSEL Marlene AGIUS le 27 janvier 2023                      Lien  
Figure incontournable de la bande dessinée underground, Julie Doucet a reçu le Grand prix de la ville d’Angoulême en mars dernier. Cette mise à l'honneur lui vaut une rétrospective à l'Hôtel Saint-Simon dans le cadre du festival, exposition éclectique et prolifique à l'image de sa carrière. Rencontre avec une autrice plasticienne incomparable dont le travail continue d’influencer des générations d’auteurs et de lecteurs.

Angoulême 2023 - Exposition Julie Doucet : « Je pense qu'il est important de se faire les dents soi-même » [INTERVIEW]

Son style unique nous ramène d’abord dans les années 1990 : un trait noir typique de l’Underground, des cases riches, des fanzines à trois exemplaires.

En rentrant dans l’exposition, on peut même lire un WARNING à l’avis des jeunes lecteurs, dont la sensibilité manifeste peut être heurtée. Mais ce n’est pas pour nous déplaire. Et ce n’est pas pour dire que son travail est uniformément impétueux, car Julie Doucet, c’est aussi des livres sur l’enfance (J Comme Je), de poésie (Un deux trois, je ne suis plus là), autant de récits d’humour ou d’abstraction.

Agréable accueil au deuxième étage par une géante en PMS

L’abstraction y est encore présente dans des animations texte-image. Ces courtes vidéos quasi dadaïstes défilent au rythme du son des métalliques bip bip bip d’Anne-Françoise Jacques.

Suivant son retrait de la pratique de la bande dessinée, elle se concentre sur ces autres moyens d’expressions graphiques. La gravure, qu’elle a étudié à l’université, mais aussi le collage, pour nous prouver que l’autrice n’a jamais cessé sa pratique artistique - elle l’a juste laissée déambuler entre les formats et les genres, quitte à créer des exemplaires uniques ou être son propre public.

Un distributeur à boîtes de micro-zines et autres surprises imprimées et dessinées, pour seulement 2€...
Plusieurs tables étalent collections de photos et de zines

Nous suivons donc son parcours depuis Logique de Guerre Comix, premier collectif de l’Association, à Weirdo, la revue de Crumb, puis Drawn and Quartely, en français, anglais, et allemand - vers des expériences typographiques et narratives débridées (notamment dans sa propre structure à autrice unique, Le Pantalitaire).

Julie Doucet nous a accordé une interview juste avant l’ouverture de cette expo :

Comment se manifeste et se caractérise votre pratique artistique aujourd’hui ?

J’ai vraiment un parcours en Zigzag mais le fil conducteur de mon travail ça a toujours été le mot et l’image. Que ce soit dans la bande dessinée, le collage ou l’animation. Il y a donc eu une période ou j’ai arrêté de faire de la bande dessinée pour recommencer la gravure et faire des portraits aussi. Cependant les mots m’ont manqué assez rapidement. Un de mes amis m’a appris à imprimer en sérigraphie, à ce moment là et je me suis mise à publier ce travail également. Je me suis bien amusée à imprimer sous différentes formes comme sur des vieilles pages de magazine par exemple. Ces publications, j’ai pu les présenter plusieurs fois pendant le salon Expozine qui a lieu à Montréal tous les ans. Il y a un réseau établit à Montréal autour du fanzine.

Vous publiez « Suicide Total » un grand leporello de 20 mètres, qu’y trouve t-on ? À l’inverse, le livre est sorti au format broché chez Drawn & Quartely. Pourquoi avoir fait le choix de ce support pour l’édition française à l’Association ?

Pour la forme, chez Drawn & Quartely, ils ne souhaitaient pas particulièrement faire un leporello et moi non plus, on s’est dit qu’on allait trouver une autre solution. À l’inverse, à l’Association c’était une évidence totale qu’il fallait le faire dans ce format là. On a donc trouvé les solutions pour le faire. Suicide Total est une histoire que je voulais raconter depuis longtemps, mais je n’arrivais pas à en trouver la forme. Quand j’étais petite j’aimais beaucoup dessiner des foules, c’est un peu ce qui m’a inspiré pour aboutir à la forme qui est celle du livre aujourd’hui, dessiner juste des gens, des gens et d’autres gens les un à la suite des autres. Puis j’ai intégré mes dialogues petit à petit. C’était un travail plutôt improvisé, sauf pour les textes. J’ai cherché des personnages, des objets, des animaux que je trouvais beaux et intéressants.

Concernant le pitch, c’est une histoire qui m’est arrivé dans les années 1980 quand je faisais mon fanzine « Dirty Plotte » qui à l’époque était vendu dans les librairies et chez les disquaires mais également par correspondance. Il y avait un genre de grand magazine appelé « Factsheet Five » ou tu pouvais envoyer ton fanzine et il apparaissait dans la revue, les gens pouvaient à ce moment là le commander par la poste. C’était génial ! Je recevais des commandes de partout, des États-Unis, de France bien sûr, mais j’ai aussi reçu des demandes d’URSS ou du Japon. Moi même j’ai beaucoup commandé de fanzine de cette manière et j’ai rencontré du monde comme ça, j’avais des correspondants réguliers. Il y a eu un type, un Français, qui m’a commandé des fanzines, on a commencé une correspondance régulière et nous sommes devenus amis. Je raconte cette correspondance dans le livre.

© Julie Doucet

Est ce que le lieu, la ville, influencent votre manière de créer ?

Je pense que ce sont surtout les personnes. Quand j’étais à Berlin, j’ai rencontré beaucoup d’artistes qui faisaient une bande dessinée moins narrative plus poétique, et ils avaient tous un pied autant dans les arts visuels que dans la BD. C’est un peu ces rencontres qui ont fait que j’ai songé à quitter la bande dessinée. Je me sentais à l’étroit dans la forme, et Berlin à été une source d’inspiration sur ce sujet. Dans les rencontres marquantes que j’ai pu faire il y a eu Attack, Anke Feuchtenberger par exemple…

Que permet l’autobiographie ?

Je crois que je suis incapable de faire autre chose (rires). J’ai essayé de faire de la fiction avec « L’Affaire Madame Paul  », et là encore j’ai été obligé de m’accrocher à quelque chose de réel qui partait de ma vie car je n’arrivais pas vraiment à faire de la fiction.

Je suppose que vous avez tout de même des influences littéraires ?

Moi ma grande influence, c’est vraiment Christiane Rochefort. Je l’ai lue pour la première fois à douze ans, c’était la première fois que je pouvais vraiment m’identifier à un personnage féminin. Elle a beaucoup écrit sur la jeunesse et des personnages qui se libèrent et quand t’as douze ans t’es un peu à un âge ou tu te cherches et tu te transformes. J’étais un peu garçon manqué et j’avais pas du tout envie de me transformer justement, je n’avais pas envie de devenir cette femme avec un grand F, alors de lire Christiane Rochefort, c’est un peu comme si elle me donnait la permission d’être moi-même. Ça a été une lecture formatrice.

Que peut-on trouver d’autre dans cette exposition rétrospective intitulée « Julie Doucet, Toujours de Grande Classe » au FIBD ?

J’y présente tout ! Ce n’est pas que de la bande dessinée, il y aura aussi de la gravure, des collages, beaucoup de choses que je n’ai jamais montrées, des films d’animation, beaucoup d’originaux, des carnets de dessin… Je pars la visiter mercredi. Je trouve ça génial d’avoir l’occasion de montrer autant de travaux dans un espace comme celui là.

© Julie Doucet

J’aimerais aussi savoir comment vous avez imaginé l’affiche du festival, laquelle est très étonnante avec un mélange de différentes techniques.

L’affaire, c’est que j’avais beaucoup de mal à dessiner, donc je l’ai faite en collage. J’avais déjà réalisé des affiches avec cette technique pour des groupes ou des salons de la poésie. J’ai donc pris des morceaux de roman photo, j’ai aussi des piles et des piles de magazines féminins, des vieux magazines américains des années 40,60…Pour les lettrages, les fonts, j’en ai une panoplie importante.

© Julie Doucet

Pourquoi, selon vous, la BD ne doit pas nécessairement être professionnelle, publiée à compte d’éditeur ?

Je pense qu’il est important de se faire les dents soi-même, de faire les choses soi-même. Si tu es un jeune auteur, au début, c’est une bonne chose de s’auto-publier, sur un blog ou autre, ne serait-ce que faire un petit machin, n’importe quoi. Se diffuser soi-même, commencer par là, plutôt que de penser que tu peux faire un livre directement, c’est mieux. Beaucoup de gens que j’ai rencontrés ces derniers jours, après avoir été édités, ressentent le besoin de s’auto-éditer.

Le Grand Prix de la ville d’Angoulême marque un genre d’aboutissement dans votre carrière. La grande question est de savoir où est ce que vous aimeriez aller ensuite, quel projet ? Quel support ? Quelle technique ? Pourriez-vous refaire une bande dessinée ?

Tout est possible ! Je ne vais pas faire une bande dessinée demain matin, mais plutôt une petite parenthèse pour faire autre chose. Entre le mois de mars et maintenant j’ai été absolument incapable de faire quoi que ce soit. J’ai juste travaillé sur Suicide Total. Je pense que je vais me remettre au collage en rentrant à Montréal.

(par François RISSEL)

(par Marlene AGIUS)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782844149183

L’Association ✏️ Julie Doucet Canada Angoulême 2023 🏆 Grand Prix du FIBD d’Angoulême
 
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