Voici peu de temps, nous vous entretenions ici dans la rubrique Collectors de l’adoption de pratiques très artistiques par des auteurs adeptes de la notion de genre. Or, davantage que dans les autres courants majeurs de la bande dessinée, franco-belge et comics, au sein du manga, de nouveau très présent à Angoulême, celle-ci y triomphe sous des formes encore plus diversifiée qu’ailleurs.
Né en 1944, et apparemment peu disposé à prendre sa retraite, Ryōichi Ikegami, chantre des histoires de yakuzas et tueurs à gages, voire d’escrimeurs et pratiquants d’arts martiaux, a développé depuis des décennies un style réaliste très reconnaissable. Le Festival le célèbre dans le cadre d’une grande exposition de pas moins de deux cents planches originales. Cette rétrospective est visible au Musée (de la ville) d’Angoulême.
On nous annonce que Ryōichi Ikegami, à corps perdus — c’est son titre — s’articule autour de la virtuosité graphique du mangaka ou son sens aigu de la composition. Son l’emploi d’un trait fouillé et expressif, sublimant les anatomies des deux sexes, conjugué à ses angles de vue choisis ou cadrages sur les visages, voire centrés ou resserrés sur les regards, à la Sergio Leone, est redoutable d’efficacité. L’exposition paraît promettre d’en rendre mesurable l’évolution « depuis ses premières publications alternatives jusqu’à ses séries récentes ». C’est bienvenu !
Car il faut dire que les qualités du dessinateur ont commencé à poindre dès ses débuts, très tôt, en 1961. Il fait son apprentissage du métier en fournissant le réseau des librairies de prêt (kashi-hon) où l’on louait des mangas à prix modique. En 1966, il est publié dans le magazine d’avant-garde Garō, créé en 1964, dans le sillage de grands noms du gekiga tels Kazuo Koike ou Shigeru Mizuki. Ryōichi Ikegami devient un temps son assistant, dans un style donc différent du sien maintenant. Sa participation à cette publication lui permet de côtoyer Yoshiharu Tsuge, pionnier de l’autobiographie en manga, le watakushi manga.
Pourtant, Ryōichi Ikegami va ensuite s’orienter vers des registres plus grand public, collaborant avec des scénaristes capés, pour se concentrer sur le dessin. Malgré cela, il va réussir à imprimer sa marque, s’autorisant en véritable gekigaka à représenter la violence et le sexe de façon à la fois crue et mature, sinon stylisée, sans se censurer.
Cette transition se concrétise déjà pendant qu’il illustre les aventures en manga de Spider-Man (avec Kōsei Ono et Kazumasa Hirai, 1970-1971), y apportant sa touche personnelle. Au départ, ce fut un échec commercial, avant diverses rééditions lorsque sa notoriété fut bien établie. Puisque sa carrière prend réellement son essor au Japon grâce à Aiueo Boy (avec Kazuo Koike, 1973).
Puis, comme dans Dōmu (Rêves d’enfants) et Akira de Katsuhiro Ōtomo, l’influence des mutants de Marvel — manifestement de Strange Girl, la Jean Grey des X-Men, Marvel Girl en VO et future Phénix — semble persister dans Mai, the Psychic Girl (avec Kazuya Kudō, 1985-1986). Elle est mêlée à une préfiguration/variante d’histoires de rivalités entre familles de yakusas. C’est la traduction en anglais et en français de cette série qui va se révéler décisive pour mieux faire connaître le mangaka en Occident, cette reconnaissance à l’étranger survenant alors des deux côtés de l’Atlantique.
Sans surprise, un autre axe de l’exposition à son sujet doit traiter des succès enchaînés depuis les années 1980, ceux pour lesquels il a été pas mal publié en français. Ainsi, citons d’abord l’incontournable Sanctuary, (avec Shō Fumimura), série datant à l’origine de 1990 à 1995, dont une réédition soignée est en cours chez Glénat.
L’exposition devrait intégrer encore Strain ou la série lauréate d’un Shogakukan Manga Award Heat (avec Buronson). Ce dernier est aussi le scénariste de Ken le Survivant. En fait, il s’agit d’un autre pseudonyme de Shō Fumimura, de son vrai nom Yoshiyuki Okamura).
Autrement, après Wounded Man, Ryōichi Ikegami illustre le fameux Crying Freeman (avec Kazuo Koike, mentionné plus haut), objet d’une fort honorable adaptation filmique par Christophe Gans (1995). En grand amateur de films de yakusas — longtemps un des genres dominants du cinéma nippon —, il ne trahit pas non plus le manga. Pour mémoire, Un potier japonais qui voyage beaucoup, couverture idéale, est piégé par une triade chinoise. Tueur, à la larme néanmoins irrépressible quand il commet ses forfaits (!), il doit échapper à cette encombrante tutelle, ainsi qu’à la police et aux gangs nippons en rivalité avec la commanditaire forcée du personnage principal.
Seront évoqués également lors de la rétrospective des titres tels Otoko gumi (avec Tetsu Kariya) jusqu’au très récent Trillion Game (avec Riichirō Inagaki). Celui-ci est aussi le scénariste d’Eyeshield 21 (dessiné par Yusuke Murata, One-Punch Man) ou de Dr. Stone (avec le mangaka d’origine coréenne Boichi). Il est prévu que l’auteur participe à une rencontre sur la scène de Manga City, l’après-midi du vendredi 27 janvier, ainsi qu’à une séance de dédicaces sur le stand de l’éditeur Glénat.
Sinon, pour quelques rares festivaliers vrais fans de mangas et privilégiés, la master class avec Ryōichi Ikegami annoncée pour le même jour dans l’après-midi au Théâtre de la Ville d’Angoulême devrait constituer un moment unique (voir les conditions d’accès plus bas). Ceux sur place qui ne pourront y assister auront donc toujours la possibilité de visiter l’exposition sur le mangaka. Les non-festivaliers se rabattront à défaut sur son catalogue. S’il en reste...
Voir en ligne : Ryōichi Ikegami (site en japonais)
(par Florian Rubis)
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En médaillon de l’article : un extrait de "Sanctuary" T.1/© SANCTUARY [WIDEBAN] © 1999 Shō FUMIMURA, Ryōichi IKEGAMI / SHOGAKUKAN
EXPOSITION "RYŌICHI IKEGAMI, À CORPS PERDUS"
Musée d’Angoulême
Du 26 janvier au 12 mars 2023
https://www.bdangouleme.com/ryoichi-ikegami-a-corps-perdus
Commissaires : Léopold Dahan et Xavier Guilbert
Scénographe : Roman Gigou & Marine Brunet
Production : FIBD/9eArt+
Un catalogue d’exposition devrait être disponible durant le Festival, puis sur son site internet (nous n’avons pu le consulter avant la mise en ligne de cet article).
MASTER CLASS RYŌICHI IKEGAMI
Vendredi 27 janvier - 14h00
Théâtre de la Ville d’Angoulême
Sur réservation uniquement - dans la limite des places disponibles
https://www.bdangouleme.com/masterclass-dikegami
RENCONTRE AVEC RIICHIRŌ INAGAKI
Vendredi 27 janvier - 16h15
Manga City
Remerciements à Stéphane Grobost
"Sanctuary" - Perfect Edition T. 3 – Par Shō Fumimura & Ryōichi Ikegami - Glénat – 14, 95 €