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"Céline Comix" : Bastien Bertine se penche sur les liens entre Louis-Ferdinand Céline et la bande dessinée

Par Frédéric HOJLO le 10 août 2021                      Lien  
Alors que Céline fait de nouveau la une de l'actualité avec la réapparition de manuscrits disparus depuis longtemps, retour sur un énième ouvrage consacré à Louis Ferdinand Destouches, génie littéraire et antisémite notoire. Celui de Bastien Bertine, paru ce printemps aux Presses universitaires François-Rabelais, est original et ambitieux : il s'intéresse aux relations, réciproques, entre Céline et la bande dessinée et expose ses réflexions justement sous une forme graphique.

L’événement est si important qu’il a fait sortir la littérature des pages « culture » des quotidiens. Chose rare ! Mais l’histoire et ses personnages sont propres à agiter l’imagination au-delà des cercles littéraires. Le journaliste Jean-Pierre Thibaudat a révélé, début août, qu’il avait été pendant de nombreuses années le dépositaire de centaines de feuillets manuscrits de Céline. Un anonyme les lui avait remis, pêle-mêle, en échange de la promesse de ne pas les transmettre à la veuve de l’écrivain, Lucette Destouches.

Promesse tenue : pendant des années, Jean-Pierre Thibaudat a déchiffré, lu et classé les pages noircies par Céline avant sa fuite, en juin 1944. Antisémite et collaborationniste, Louis Ferdinand Destouches était aussi réaliste. Il savait que ses idées comme son attitude suffisaient amplement à le faire condamner par la Résistance. Alors il part, avec son épouse et son chat mais sans ses manuscrits, sur les traces de Pétain à Sigmaringen, puis au Danemark. Pendant ce temps, ses écrits restés à Paris disparaissent.

Si leur réapparition demeure mystérieuse, on sait maintenant ce qu’ils contenaient, même s’il faudra attendre le bon vouloir des ayants droit pour pouvoir les lire. Des dizaines et des dizaines de pages : nouvelle, légendes, séquences inédites de Casse-pipe, romans, lettres... De quoi sinon révolutionner l’approche de l’œuvre célinienne, du moins la renouveler en profondeur.

"Céline Comix" : Bastien Bertine se penche sur les liens entre Louis-Ferdinand Céline et la bande dessinée
Couverture de "Mort à crédit" © Céline / Tardi / Gallimard-Futuropolis 1991

L’histoire ne dit pas si cet ensemble contenait des planches de bande dessinée. On ne le croit pas. C’est donc dans une autre direction qu’il faut chercher les liens entre Céline et la bande dessinée. Car ils existent et sont même d’une certaine complexité. C’est ce que montre le jeune auteur - dessinateur et grand lecteur de Céline notamment - Bastien Bertine, dans un ouvrage paru en mai dernier aux Presses universitaires François-Rabelais : Céline Comix.

Le projet est ambitieux, à double titre. Il se propose d’abord d’examiner les relations entre Céline et la bande dessinée. Relations réciproques : que doit Céline à la bande dessinée et quelles traces de son œuvre peut-on retrouver dans la bande dessinée ? Il le fait, ensuite, en dessins, même si une place majeure est donnée à l’écrit. Le tout suit peu ou prou les règles de l’édition universitaire et sa rigueur au moins formelle : introduction, développement, conclusion, bibliographie, notes de bas de page.

Détail de "Voyage au bout de la nuit" © Céline / Tardi / Futuropolis 1988

Bastien Bertine prend son sujet à bras-le-corps. C’est, avec l’ambition de départ, son premier mérite. Autour d’un nombre d’axes raisonnablement limité, il développe une réflexion personnelle mais argumentée, appuyée sur de nombreuses lectures, une approche dépassionnée et pourtant sensible, loin de l’hagiographie et ses outrances. Il fait preuve d’un esprit de synthèse efficace et exprime quelques intuitions particulièrement stimulantes.

Nous ne lui tiendrons pas rigueur des petites maladresses d’écriture, des répétitions ou, dans certains chapitres, d’un léger flottement. C’est plutôt la relecture et le travail éditorial qu’il faut interroger. On n’ose penser que les quelques faiblesses ont passé le filtre éditorial parce qu’il s’agit dans cette essai de bande dessinée. Il est déjà louable de permettre à un auteur encore jeune de publier un travail de recherche qui sorte des sentiers battus par sa forme comme par ses problématiques.

Céline Comix s’ouvre, après un bref exposé des enjeux, sur les échos de la bande dessinée dans l’écriture de Céline, ce que l’auteur appelle « le texte célinien et son organisation visuelle ». Points de suspension, points d’exclamation, sauts à la ligne : les analogies sont, déjà, graphiques. Serait-ce une influence de la lecture des « illustrés » de l’enfance ? Céline l’évoque à plusieurs reprises dans son œuvre, en particulier dans Mort à crédit, sans que cela suffise pour en faire un élément à coup sûr déterminant.

Quoi qu’il en soit, et Bastien Bertine le montre bien, la bande dessinée a irrigué l’œuvre de Céline - au même titre évidemment que bien d’autres facteurs culturels, politiques et sociaux. André Daix et son professeur Nimbus, Alain Saint-Ogan ou encore Forton ont laissé des traces. La déformation, l’exagération truculente, les catastrophes en série mais aussi le langage célinien, tout de caricature, de saccades, d’images percutantes, sont des points de conjonction que le lecteur attentif ne pourra nier.

Céline, Hergé et l’affaire Haddock © Emile Brami / Ecriture 2004

Viennent ensuite, dans un mouvement inverse, de Céline vers la bande dessinée, trois chapitres consacrés à des auteurs dont les œuvres font écho, de façons très diverses, à celle de l’écrivain. Hergé, Tardi et Larcenet : eux-mêmes sont devenus, avec le temps, des références. Un peu plus de quinze ans après « l’affaire Haddock » soulevée par Émile Brami, qui a d’ailleurs préfacé l’ouvrage de Bastien Bertine, la synthèse est utile. Hergé a-t-il puisé dans la prose de Céline pour nourrir les diatribes pleines de jurons du capitaine ? La question a fait réagir, car une réponse affirmative signifierait qu’Hergé s’est inspiré sans vergogne de l’un des pires pamphlets de Céline, Bagatelles pour un massacre (1937). « Je viens de publier un livre abominablement antisémite, je vous l’envoie. Je suis l’ennemi n° 1 des juifs » écrivait Céline au docteur W. Strauss. Une telle source d’inspiration n’était pas faite pour grandir Hergé...

Bastien Bertine reprend les arguments des uns et des autres. Du côté des affirmatifs, Émile Brami et François Gibault, biographe de Céline. Benoît Peeters et Albert Algoud, au contraire, mettent en doute la thèse. Bastien Bertine penche davantage pour les premiers, du fait de la réapparition en 2011 de notes manuscrites d’Hergé faisant le lien entre Céline et une liste d’injures. Mais ces notes dateraient des années 1950 et ne constituent pas une preuve définitive. Le débat ne sera peut-être jamais tranché, en l’absence de témoignage direct ou de trace écrite claire.

Détail de "Voyage au bout de la nuit" © Céline / Tardi / Futuropolis 1988

Le chapitre dédié à Tardi est probablement le plus solide de Céline Comix. Il faut dire que les liens entre le dessinateur et l’écrivain sont aisés à mettre en lumière. Non seulement Tardi a illustré trois romans majeurs de Céline - Casse-pipe (1987), Voyage au bout de la nuit (1988) et Mort à crédit (1991) - mais on peut aussi déceler une esthétique commune. Encore faut-il le montrer précisément et l’expliquer, ce que fait Bastien Bertine.

La partie consacrée à Manu Larcenet et à Blast (2009-2013) paraît plus faible. S’appuyant sur une approche principalement freudienne de l’œuvre du dessinateur, l’auteur décèle ce qu’il nomme des « traces mnésiques » des textes céliniens dans les bandes dessinées de Larcenet. Alors que ce dernier, de son propre aveu, a lu Céline sur le tard, Bastien Bertine tente de montrer que l’écrivain a pu influer sur l’imaginaire de Larcenet. La tâche est difficile et le résultat guère convaincant. Une telle gageure mériterait un livre entier, et quitte à s’appuyer sur un corpus psychanalytique, il faudrait ne pas s’arrêter à Freud, dont le travail a été beaucoup débattu, et à de rares autres psychanalystes.

La conclusion est en revanche plus maîtrisée. Elle s’attarde, et c’est une façon de revenir au cœur de la problématique, sur les difficultés presque irréductibles qu’un auteur de bande dessinée rencontre en s’attaquant à Céline, qu’il s’agisse de tenter de l’adapter ou d’en raconter la vie. Bastien Bertine s’arrête ainsi sur les mérites et les limites de La Cavale du Dr Destouches, bande dessinée écrite par Christophe Malavoye, dessinée par Paul et Gaëtan Brizzi (Futuropolis, 2015), et du Chien de Dieu de Jean Dufaux et Jacques Terpant (Futuropolis, 2017). Le principal écueil de ces deux ouvrages est de se placer uniquement du point de vue de Céline et du personnage qu’il s’est composé, édulcorant ainsi ses faces les plus sombres.

Détail de "Voyage au bout de la nuit" © Céline / Tardi / Futuropolis 1988

Au final, Céline Comix, que ce soit par ses imperfections ou ses intuitions, se range davantage du côté des essais littéraires que des ouvrages strictement universitaires. S’il répond en partie aux enjeux qu’il se pose, il vaut surtout pour les pistes de réflexion qu’il ouvre et l’envie qu’il donne de relire Céline, mais aussi Hergé, Tardi et d’autres, avec un regard renouvelé.

Le choix de la forme - un essai en bande dessinée - est lui aussi courageux. Il apporte une certaine malice, comme lorsque l’auteur donne son visage à différents personnages. Il permet évidemment de montrer des extraits en les intégrant au texte, ce qui garantit une lecture fluide et donne du poids aux arguments, même s’il manque, peut-être pour des questions de droits, des illustrations importantes.

On peut espérer enfin que la quasi concomitance, évidemment fortuite, de la parution de cet essai et de la réapparition des manuscrits disparus de Céline suscite d’autres études sur les liens entre Céline et la bande dessinée. Le travail de Tardi par exemple mériterait d’être interrogé en profondeur. On peut imaginer également d’autres essais sur les rapports entre littérature et bande dessinée : les deux champs auraient à y gagner.

Céline Comix © Presses universitaires François-Rabelais / Bastien Bertine 2021
Céline Comix © Presses universitaires François-Rabelais / Bastien Bertine 2021
Céline Comix © Presses universitaires François-Rabelais / Bastien Bertine 2021

(par Frédéric HOJLO)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782869067653

Céline Comix. Louis-Ferdinand Céline et la bande dessinée - Par Bastien Bertine - Presses universitaires François-Rabelais - collection Iconotextes - préface par Émile Brami - suivi éditorial par Charlotte Boutreux - iconographie par Laetitia Guillemin - 25 x 33 cm - 128 pages en noir & blanc - couverture cartonnée - parution le 13 mai 2021 - 35 €.

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Presses universitaires François-Rabelais ✍ Bastien Bertine ✏️ Bastien Bertine tout public Etude sur la BD
 
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4 Messages :
  • Tardi n’a pas du tout fait de bande dessinée avec Céline, juste un travail d’illustrateur.

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    • Répondu par ARJUNABABO le 14 août 2021 à  12:52 :

      Je suppose que même en illustrant, vu qu’il fait essentiellement de la BD, il "emporte" sont travail de dessinateur BD avec lui. On le regarde au regard de ses BD, et lui-même a fait ce travail alors que la majorité de ce qu’il a fait en est aussi. Qu’on le veuille ou non. Enfin je pense que c’est comme ça que l’auteur de l’essai le perçoit.

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    • Répondu par Frédéric HOJLO le 14 août 2021 à  15:14 :

      Voici comment l’auteur aborde ce chapitre :

      « C’est évidemment aux illustrations qu’on pense en premier lieu lorsqu’il s’agit de Tardi et de Céline. Mais existe-t-il des liens plus profonds, plus variés entre eux ? Et lesquels ? Des thématiques, sans doute [...]. Plus surprenant, des éléments biographiques se rejoignent aussi [...] Il développe ensuite sur dix pages. »

      Et de conclure :

      « Foisonnement bordélique, références, clins d’œil, hallucinations, errances, personnages extravagants, poésie des catastrophes en chaîne... Nous avons vu par effet de miroir ce qu’il restait de Tardi dans le cas des illustrations puis ce qu’il restait de Céline dans l’œuvre tardienne. Nous avons suivi la silhouette qui hante les bandes dessinées de Tardi. Au Paris imaginaire et infini commun à Bardamu, Adèle Blanc-Sec et Brindavoine s’ajoute un fantasme, une hallucination collective qui s’ancre dans l’histoire du soldat inconnu et Ici-Même ! »

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  • Trop souvent, les publications universitaires sont hors de prix. Celle-ci ne fait pas exception. 128 pages en N&B, 35 euros. Le tirage ne doit pas dépasser le nombre d’établissements universitaires en France.
    Je ne vois que les bibliothécaires, les chercheurs et les chroniqueurs pour se procurer un livre tel que celui-là. Et c’est bien dommage.

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