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Daniel Bultreys : « Être scénariste m’aide à être un meilleur éditeur »

Par Charles-Louis Detournay le 3 mars 2021                      Lien  
Éditeur depuis vingt ans, d'abord chez Dupuis, puis Glénat et maintenant Kennes, Daniel Bultreys passe un cap en devenant scénariste pour deux séries qui viennent de paraître... chez l'éditeur belge. Comment concilie-t-il son nouveau rôle de scénariste avec son travail d'éditeur. C'est ce que nous avons cherché à savoir en sa compagnie.

Daniel Bultreys : « Être scénariste m'aide à être un meilleur éditeur »Devenir scénariste est un projet vous taraudait-il depuis longtemps ?

Ado, je me suis rêvé quelque temps dessinateur de bande dessinée, mais après avoir suivi des cours du soir à l’Académie des Beaux-Arts de Tournai (ma ville natale), j’ai vite compris que je manquais de talent. Plus tard, je me suis rêvé romancier, mais si j’ai commencé plusieurs ouvrages, je n’en ai terminé aucun (je ne suis pas fait pour travailler seul, j’ai besoin de travailler en équipe, ce qu’offre heureusement la relation scénariste-dessinateur sur une BD). Et puis, après des études littéraires (philologie romane), une très courte expérience dans l’enseignement du français, j’ai commencé à travailler dans l’édition, et ma foi, j’ai vécu fort agréablement (et je continue de le faire) mon rôle d’éditeur, d’accompagnateur d’auteurs.

Il y avait encore un pas à franchir pour passer scénariste. Quels ont été les éléments déclencheurs ?

Dans le cadre de ma fonction d’éditeur, il m’est fréquemment arrivé d’écrire (dossiers de presse, textes de quatrième de couverture, résumés, adaptations de traductions, etc.) et à chaque fois, j’avais des retours très agréables quant à la qualité de ma plume… Jusqu’au jour où pour Passepeur, alors que nous recherchions sans le trouver un scénariste pour l’adaptation en bande dessinée, Dimitri Kennes m’a dit à moitié sur le ton de la rigolade (mais je le connais assez pour savoir qu’il ne blaguait pas) : « - Tiens, Daniel, vu que tu écris bien et que tu connais les romans Passepeur pour les avoir déquébécisés, ça ne te dirait pas d’en être l’adaptateur BD ? ». Je n’y avais jamais pensé, mais comprenant tout de suite qu’il y avait là une occasion qui ne se représenterait sans doute plus jamais, je lui répondu : « - Écoute, je vais essayer, je te donne une réponse très vite. » Le soir-même, je relisais le premier roman, une semaine plus tard, en travaillant tous les soirs jusqu’à pas d’heure et le week-end, j’avais écrit un séquencier et découpé les premières pages. La machine était lancée, j’étais désormais contaminé par le virus du scénario !

Était-ce aussi plus aisé de débuter par une adaptation ?

Commencer ce métier de scénariste par une adaptation m’a sûrement aidé, m’a rassuré. J’aurais sûrement été moins à l’aise si j’avais dû créer de toutes pièces un univers. Ici, j’avais constamment un texte littéraire auquel me raccrocher (même si c’est très contraignant par ailleurs). Il se fait en plus que les romans en question sont des one-shots. Il n’y a pas de personnages récurrents qu’on retrouve d’un tome à l’autre. Chaque tome a sa thématique (momie, fantômes, vampires, etc.) et ses personnages principaux qui lui sont propres. Ce n’est donc pas une gigantesque saga avec plein de personnages qu’il s’agit d’adapter, mais plusieurs récits courts, plus faciles à manipuler, à transposer.

Vouliez-vous conserver l’idée d’une aventure au format attractif, comme les grandes lettres dans les romans, en les traduisant dans un format de 30 pages ?

Les romans sont épais parce qu’ils sont effectivement écrits en grands caractères. Mais ils sont moins copieux qu’ils en ont l’air. Les récits sont hyper-dynamiques, truculents, inventifs. Et pour conserver ce rythme, il nous a semblé évident que le meilleur format, était un 30 planches. Sur 46 planches, nous aurions perdu en punch et donc été moins fidèles finalement aux romans d’origine.

Pourquoi avez-choisi Jean-Marc Krings pour réaliser cette adaptation avec vous ?

Jean-Marc Krings a été retenu sur le projet avant qu’il ne soit question que j’en sois le scénariste. Je le remercie encore de m’avoir fait confiance. Il a déjà de nombreux albums à son actif et il y avait une part de risque pour lui à travailler avec un scénariste aussi peu expérimenté que moi (même si je lis professionnellement des BD et des scénarios depuis des années). Nous avions déjà réalisé un bout de chemin ensemble chez Dupuis et Glénat, on s’appréciait, et on a donc travaillé en pleine confiance et en parfaite amitié. Son dessin jeunesse et la fantaisie de son trait nous ont semblés convenir parfaitement au ton des romans.

En visite chez l’imprimeur pour Passepeur.
De g. à d. : le responsable des imprimeries Lesaffre, Giacomo Talone, directeur de la fabrication aux éditions Kennes, Jean-Marc Krings et Daniel Bultreys.

Comment avez-vous travaillé pour adapter ce premier roman ?

J’ai bien sûr relu le premier roman, et puis les autres, en mettant des images sur les mots, en laissant tomber les passages trop peu visuels et en en inventant d’autres, plus visuels pour le coup. Il y a des choses qu’on peut expliquer avec des mots dans un roman, mais qui sont intraduisibles en images. Il y a par ailleurs un esprit dans les romans Passepeur : c’est un univers où tout peut arriver, très farfelu, hyper inventif, qui plaît énormément à la jeunesse, mais qui peut éventuellement déstabiliser les adultes, qui peuvent se dire que c’est parfois trop farfelu. Mais c’est cette fantaisie qui définit l’esprit de la série. Selon moi, il fallait avant tout conserver cet esprit.

Plus globalement, quelle est pour vous en tant qu’éditeur la bonne stratégie pour adapter un roman jeunesse en BD ?

C’est être fidèle à l’esprit du roman d’origine, à son intention, au public visé. Passepeur est une série de romans écrite pour les très jeunes enfants, il nous fallait rester à cette hauteur d’enfant, sans vouloir aller chercher à tout prix le très grand public. La série de bande dessinée Passepeur est donc clairement destinée aux enfants, elle est écrite pour eux. Certains nous ont fait le reproche de ne pas faire suffisamment peur. Mais ce n’est tout simplement pas notre but. Au contraire, nous voulons plutôt dédramatiser ce qui effraie les enfants, en les faisant rire, en ne leur faisant peur que gentiment.

On imagine bien que vous avez adapté certains éléments pour qu’ils soient visuellement plus drôles pour les jeunes lecteurs ? Comme la tour d’Imhotep qui ressemble à la tour Eiffel ? Ainsi que le fameux magazine Spyrus ?

Oui, toutes ces idées sont venues de ma volonté d’apporter un humour visuel, pour légitimer/justifier un maximum l’adaptation en bande dessinée. On ne peut pas raconter exactement la même histoire en roman et en BD. Il faut tirer un maximum profit du médium utilisé.

Évoquer des livreurs de menhirs dans l’Égypte ancienne avait-il surtout pour but de jouer avec les références de votre lectorat ?

Dans le roman, le personnage du maire est un ancien livreur de matelas, pas très futé. Avec ma culture BD, il était difficile de ne pas penser au personnage d’Obélix, livreur de menhirs et pas très malin non plus. Il y a plusieurs clins d’œil comme ceux-là. Jean-Marc n’a pas été en reste. Il en a ajouté également, notamment avec une case qui évoque clairement la couverture des Cigares du Pharaon.

Comment interagissez-vous avec l’équipe de Kennes pour vos propres scénarios ?

C’est Dimitri lui-même qui a joué le rôle d’éditeur. Et ma foi, avec beaucoup de bienveillance !

Quant au projet d’Au Grand Magasin, comment ce projet est-il né ?

De la volonté commune, à Dimitri et moi-même, de retravailler avec Marco Paulo que l’on apprécie beaucoup. Pour rappel, il avait déjà réalisé chez nous Bad Bartje et Votez pour moi. Nous avions reçu de sa part différents projets, dont un que nous souhaitions signer mais pour lequel nous n’avons pas trouvé d’accord financier avec le scénariste.

Nous venions par ailleurs de racheter le fonds de l’éditeur « Monsieur Pop Corn », et donc la série Putain de Chat. Or ce type de série en noir et blanc, au graphisme hyper efficace, avec quatre cases maximum par case, accordant beaucoup d’importance aux textes, représente un risque financier moindre pour l’éditeur. Dimitri a suggéré à Marco de s’investir dans ce format, et Marco lui a alors parlé de son envie de s’intéresser à l’univers des grands magasins : un lieu fréquenté absolument par tout le monde, où les défauts des uns et des autres s’affichent aux yeux de tous, ce qui est un plaisir à caricaturer.

De nouveau Dimitri, qui m’avait déjà un peu testé dans l’humour avec l’adaptation des traductions des albums de la série Ange et démon, m’a demandé si le challenge me tenterait. J’ai dit « Banco » et l’aventure a commencé.

Ce petit format carré vous permet également de partager plus facilement des planches sur les réseaux sociaux ?!

En effet, ce format offre l’avantage d’être facilement « instagramable » : les gags carrés restent lisibles même affichés en petit sur l’écran d’un smartphone. La communication sur ce type de gags est effectivement facilitée sur les réseaux sociaux. J’ai d’ailleurs alimenté pour l’occasion mon compte Instagram [@bd.bulle13] qui dormait depuis des années, et il est passé en quelques semaines de quelques followers à plus de 2.000 (ça reste peu, mais ça progresse tous les jours).

En 64 pages, vous êtes parvenus à composer un véritable univers aussi drôle que réaliste. Avez-vous été puiser l’inspiration dans les rayons des supermarchés ? Ou
rebondissiez-vous sur des idées de Marco Paulo ?

Les deux, mon capitaine. Marco et moi avons au moins un point commun : celui de faire les courses pour nos ménages respectifs et d’aimer ça. Nous échangeons donc nos idées et nos anecdotes, et je les traduis en gags écrits. Marco retient les meilleurs ; il est d’ailleurs très exigeant et il a bien raison. Il en propose aussi parfois « clé en main », et je retiens les meilleurs car je suis très exigeant également (rires). Plus jeune, Marco a par ailleurs travaillé comme caissier dans un supermarché en tant qu’étudiant. Il a donc amené quelques anecdotes glanées dans les coulisses de la grande distribution. Et puis on invente beaucoup aussi. On déforme la réalité. On grossit le trait.

On dit souvent que l’écriture d’un gag est difficile. Or, vous vous en êtes remarquablement bien tiré, avec quatre cases par gag !

C’est un exercice très compliqué, mais très excitant. Une fois qu’on a la bonne idée, le gag peut s’écrire rapidement et le dessin peut suivre très vite. Parfois, en deux heures, on passe d’une page blanche à une page terminée, parce qu’on a trouvé une super idée, que les mots et les images pour la mettre en scène sont venus facilement et que le dessin a suivi. Parfois, au contraire, on tourne une idée que l’on pense bonne dans sa tête, sans que rien ne vienne, et on finit par l’abandonner après des heures perdues. Et on en recherche une autre, on s’appelle, on discute, on appelle Dimitri, notre éditeur sur le projet, on travaille vraiment en équipe. Après chaque idée, il faut repartir d’une page blanche.

L’une des clés de la réussite était-elle de tourner autour de quelques personnages pour générer les histoires et le rire avec des running gags : la caissière, le vigile, le monsieur qui s’énerve ?

Au départ, il y a un gag. Pour ce gag, Marco invente un personnage. Et puis il se fait parfois que ce personnage nous plaît tellement qu’on a envie de lui faire vivre d’autres mini-aventures, d’autres gags, pour le pousser plus loin dans ses travers. Parfois, les personnages influencent les idées, conditionnent l’écriture du gag, mais le plus important reste bien sûr toujours d’avoir une bonne chute.

Une bonne part de l’humour passe également par les trognes dessinées par Marco Paulo. Avez-vous été insistant sur ce point, ou cela lui était-il venu naturellement ?

Il dessine naturellement comme ça. Je n’ai pas dû le forcer du tout. Il a un dessin très personnel, mais dans lequel on peut retrouver des influences de Franquin et Gotlib, avec des tronches hyper expressives, qui fonctionnent très bien pour le gag. Je trouve personnellement qu’il n’a jamais été aussi bon que dans Au grand magasin (rires).

Vous avez varié les gags en quatre cases avec les situations plus propices à des pleines pages pour donner une respiration à votre album ?

Il y a un peu de ça, mais il y a aussi et surtout l’envie de ne jamais tirer à la ligne. Si un gag fonctionne en une seule case, pourquoi lui en adjoindre trois autres ? En revanche, dans l’autre sens, si un gag peut se raconter en deux pages, on s’impose toujours de resserrer le propos, pour être plus percutant. Quand on a terminé le premier tome et qu’on a relu pour la première fois tous les gags à la suite, on s’est dit que l’air de rien, on avait quand même fait quelque chose de consistant, de copieux à lire. On a vraiment l’impression que l’on s’est bien amusé, que l’on a pris les lecteurs au sérieux On leur en a donné pour leur argent !

Une partie de l’album évoque le confinement. Est-ce parce que vous vous êtes dits que les caissières étaient aussi les héroïnes de cette pandémie et que vous vouliez les mettre à l’honneur ?

On n’en a pas trop parlé, je trouve. J’ai écrit la majorité des gags pendant le premier confinement. Et à l’époque, on pensait encore naïvement qu’on en sortirait vite. On craignait que les gags « confinement » ne soient pas compris quelques années plus tard. On en a donc mis deux ou trois, mais pas plus, si j’ai bonne mémoire. Et pour le tome 2 (car il y aura un tome 2), on évite le sujet. On a l’impression que tout le monde en a marre (et nous les premiers).

Globalement, avec quels sentiments ressortez-vous de cette expérience ? Cela vous permet-il de mieux comprendre les scénaristes avec qui vous travaillez en tant qu’éditeur ?

Je me rends compte à quel point être auteur, c’est s’exposer, aux louanges comme aux critiques. Le métier d’éditeur est beaucoup plus confortable de ce point de vue. Personnellement, en tant qu’auteur, j’ai besoin d’être rassuré sur la qualité de ce que j’écris, d’être corrigé si nécessaire, par le dessinateur, par l’éditeur, ou par des amis à qui je fais lire ce que j’écris.

Ce qui est sûr, c’est que d’avoir mis une casquette d’auteur sur ma tête fera de moi un éditeur différent, avec encore plus d’empathie pour les auteurs. Je crois que je comprendrai mieux demain qu’hier leurs doutes, leurs attentes, leurs besoins, etc. J’essaierai sans doute encore plus de rassurer les auteurs avec qui je travaillerai, en jugeant (quel horrible mot) leur travail avec sincérité, mais bienveillance.

Outre Passepeur T. 2 et Au Grand Magasin T. 2, avez-vous d’autres projets ?

Un tome 2 de Passepeur est bien en cours, ainsi que le tome 2 d’Au grand magasin. À côté de ça, si je trouve le temps (denrée très rare quand on a deux casquettes), j’aimerais créer quelque chose à partir de rien, à priori pour un public ado-adulte (type Repérages de chez Dupuis), dans un registre semi-réaliste, avec toujours une touche d’humour parce que je ne peux pas rester sérieux très longtemps. Sur Passepeur, je suis adaptateur. Sur Au grand magasin, le choix de l’univers vient de Marco. Dans les deux cas, j’y prends beaucoup de plaisir, mais je me dis que créer quelque chose à partir de rien et confier ensuite ce matériau brut au talent d’un dessinateur, de voir tout ça prendre forme alors qu’au départ il n’y avait rien, ça doit être le pied intégral.

Propos recueillis par Charles-Louis Detournay.

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782380752250

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