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Daria Schmitt : "La bande dessinée m’offre l’opportunité de voyager à l’intérieur des œuvres littéraires que j’aime" [INTERVIEW]

Par François RISSEL le 9 juillet 2022                      Lien  
Bien plus qu’un hommage à l'oeuvre d'Howard Philipp Lovecraft, "Le Bestiaire du crépuscule" est un album exigeant et convaincant qui redonne un souffle littéraire trop souvent négligé à cet écrivain devenu incontournable dans la pop-culture. Afin de sonder comment l'autrice Daria Schmitt s'est appropriée ce matériel littéraire pour aboutir à ce livre, nous l'avons rencontrée peu après la parution de l'album.

Pouvez-vous nous décrire votre parcours pour nos lecteurs ?

J’ai commencé par faire une licence d’histoire à la suite de laquelle j’ai passé un diplôme d’architecture. En soi, je n’ai appris à dessiner qu’en travaillant, je n’ai pas fait d’école consacrée à la pratique du dessin.

Après l’archi, j’ai travaillé pour Disney pour dessiner des décors, etc. Mais j’ai très vite dévié vers le storyboard, notamment pour la scénographie des spectacles et des parades présentés dans les parcs.

Après j’ai travaillé avec des metteurs en scène pour du décor également et je suis revenu à l’architecture en faisant une petite pause par l’enseignement entretemps. Dans la mesure où j’ai toujours beaucoup écrit et dessiné, la bande dessinée s’est imposée de façon assez naturelle.

Quelle est la genèse du « Bestiaire du crépuscule » et votre rapport à l’œuvre de Lovecraft ?

J’ai constaté que beaucoup de gens connaissaient Lovecraft et l’univers corrélé à sa littérature mais que peu de gens l’avaient lu. De mon côté, je me suis rendu compte que j’avais lu certain de ses textes, mais surtout que je ne connaissais absolument pas l’homme qu’il était. Je me suis prise au jeu de lire absolument tous ses textes, de lire des biographies et j’ai réalisé que c’était quand même un sacré personnage. J’ai donc eu l’envie, rapidement, d’en faire le protagoniste principal d’une histoire qui serait le compromis entre des éléments de sa biographie et des éléments fictionnels.

Ce qui m’a le plus fasciné chez Lovecraft c’est le fait qu’il soit reclus, sa propension à rester dans les marges, sur les seuils. Il n’entre pas dans son siècle, il n’entre pas dans l’âge adulte, il n’entre pas dans son mariage… Cette marginalité a été le fil rouge de mon histoire.

Daria Schmitt : "La bande dessinée m'offre l'opportunité de voyager à l'intérieur des œuvres littéraires que j'aime" [INTERVIEW]
Dupuis © Daria Schmitt
Photo : François Rissel

Dans quelle mesure la littérature conditionne votre approche de la bande dessinée ?

Je pense que je suis avant tout une grosse lectrice. La bande dessinée, m’offre l’opportunité de voyager à l’intérieur des œuvres littéraires que j’aime, de me les approprier et des les explorer à ma façon. Pour ce livre, j’ai relu la quasi totalité des œuvres écrites de Lovecraft à part quelques textes qui n’étaient pas en lien avec le sujet du livre : il a par exemple écrit tout un livre sur la ville de Montréal ou des pastiches sur la littérature anglaise… Lire un auteur de façon intense est une manière de plonger dans son imaginaire. Je suis actuellement en train de faire la même chose avec Lewis Carroll avec un grand bonheur.

Qu’est-ce qui vous a inspiré graphiquement pour cet album ?

En bande dessinée, je pense qu’il y a toujours beaucoup de Jean-Claude Forest ou un auteur comme Fred. Côté illustration, c’est évidemment Arthur Rackham, Franklin Booth, Bernie Wrightson… Je pense que, chez moi, le dessin raconte tout un tas de choses que je ne pourrais pas retranscrire avec les dialogues ou le fil de l’histoire, le dessin raconte une histoire parallèle.

Pouvez-vous nous parler de votre technique ?

Je travaille avec une plume et de l’encre de chine, mais aussi avec une lame grâce à laquelle je gratte énormément pour obtenir ce rendu et mettre des blancs dans le noir.

Avant le crayonné, il y a le storyboard. Celui-ci est très important car il va me permettre de trouver l’équilibre de la planche entière case après case. Le crayonné est ensuite déterminant car je réalise les différentes cases de la planche tout en même temps, voir plus, sur deux planches en vis à vis. Le storyboard me permet de déterminer le rythme de l’ensemble.

Après ce crayonné plutôt poussé, j’attaque au pinceau et à la plume. Je déteste refaire ce que j’ai fait, donc je m’applique et je suis très rigoureuse pendant l’exécution des planches pour ne pas avoir à les refaire. Je pense être assez impatiente… On pourrait définir mon trait comme un trait impatient !

Extrait "Ornithomaniacs" - le précèdent titre de Daria Schmitt
Casterman © Daria Schmitt
Photo : François Rissel

Quelle est la nature de votre collaboration avec Laurent Durieux sur cet album ?

En fait, je n’avais jamais utilise la palette graphique. Or, Laurent est un virtuose en la matière, c’est donc lui qui m’a montré comment faire sur Photoshop pour commencer ce travail. On a exploité ce logiciel ensemble pour travailler sur la couverture de l’album et sur sa jaquette. Le parti pris suite à ça était que je réalise des inserts colorés dans l’album qui viendraient comme cela, trouer le noir et blanc. L’ensemble est initialement dessiné en noir et blanc et je viens coloriser certains éléments de ma planche.

Pourriez-vous nous parler de vos autres activités : le storyboard, le concept-art ?...

Quand j’étais en train de réaliser le Bestiaire, je travaillais en même temps sur le jeu « Sybéria 4 » imaginé par Benoit Sokal. Là encore, je suis entrée comme architecte et dessinatrice et j’ai eu la chance de dessiner la ville et les architectures conceptualisées par Benoît, puis de trouver les gabarits : que l’intérieur d’une maison soit cohérent avec l’extérieur, etc. Ainsi nous avons dessiné toute une ville et les décors, de mon côté j’ai surtout réalisé des crayonnés.

Comme je l’ai dit, j’ai un trait très impatient. Mon dessin n’est pas une fin en soit, c’est un travail d’équipe dans lequel je vais faire un premier croquis au bleu et le donner à quelqu’un qui va le mettre en couleurs, puis il sera passé en 3D et ainsi de suite. Je faisais aussi des recherches documentaires, visant à étoffer mes compositions. Je n’étais qu’un maillon de la chaîne, nous étions plusieurs équipes à travailler de façon active sur le projet. Je pense que ces deux activités sont complémentaires, là ou la bande dessinée est un métier très solitaire, le jeu vidéo est beaucoup plus collectif et caractérisé par le travail en équipe.

Dupuis © Daria Schmitt
Photo : François Rissel

Pour revenir au Bestiaire, pouvez-vous nous parler de la mise en abyme présente dans l’album ?

Ça a été un peu compliqué parce qu’initialement, je voulais vraiment l’utiliser et pas juste la mettre en annexe. Il s’est avéré que cette nouvelle était parfaitement équilibrée pour s’intégrer dans la bande dessinée. C’était le décor, le refuge idéal pour le personnage principal de cette histoire. Il y a donc des émanations entre ce texte et le reste de l’album. Pour moi, ce sont deux ensembles distincts qui s’imbriquent de façon cohérente. Ce qui m’a beaucoup amusé aussi, c’est de faire de cette nouvelle la lettre de démission du gardien, une façon de mettre en avant la mélancolie du personnage.

Dupuis © Daria Schmitt
Photo : Galerie Maghen

Quels sont vos projets pour la suite ?

Comme nous l’avons évoqué, la littérature est très importante pour moi. Je me dis parfois : - pourquoi pas écrire un texte littéraire, une histoire ? J’ai un peu ça en tête mais je ne sais pas du tout si je vais y arriver. Mon habitude du dessin est telle que je ne sais pas comment on fait avec des mots (rires).

J’ai deux autres projets illustrés, mais je ne sais pas encore lequel va prendre le dessus sur l’autre. Celui sur Lewis Carroll semble plus ardu, l’équation dans laquelle je me suis mise est un peu complexe car il est nécessaire, pour ce projet, d’assimiler la logique de Lewis Carroll afin de l’inclure dans le récit. Tout le monde connait « Alice aux pays des merveilles », mais toute cette partie de sa vie sur les maths est fascinante.

Le second projet, d’illustration donc, est un mélange qui représente des humains, des bêtes et différentes métamorphoses.

Daria Schmitt à la Galerie Maghen à Paris
Photo : D. Pasamonik (L’Agence BD)

(par François RISSEL)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9791034738939

"Le Bestiaire du crépuscule" par Daria Schmitt, éditions Dupuis - Collection Aire Libre, 120 pages, 23 euros, sortie le 10 juin 2022.

Les originaux de Daria Schmitt sont visibles à la galerie Daniel Maghen jusqu’au 16 juillet 2022.
Galerie Daniel Maghen
36 rue du Louvre
75001 Paris
Tel. : 01 42 84 37 39
Du Mardi au Samedi
de 10h30 à 19h00

À lire sur Actuabd.com :
La chronique de l’album

Dupuis ✏️ Daria Schmitt tout public à partir de 13 ans Fantastique France
 
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