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Jeanne Puchol et Laurent Galandon ("Vivre à en mourir") : « Peu de livres d’histoire nous offrent la dimension humaine des protagonistes. »

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 4 juin 2014                      Lien  
"Vivre à en mourir" (Le Lombard) est un des livres choc du printemps. Il intervient au moment où à Bruxelles une terrible tuerie a frappé le Musée juif de Belgique. Un événement qui à lui seul justifie la publication de cet ouvrage.
Jeanne Puchol et Laurent Galandon ("Vivre à en mourir") : « Peu de livres d'histoire nous offrent la dimension humaine des protagonistes. »
"Vivre à en mourir" de Galandon et Puchol.
Ed. Le Lombard

Vous nous racontez le destin de l’un des membres de l’Affiche rouge. En quoi ce groupe est-il symbolique d’une certaine forme de résistance ?

Laurent Galandon - Les membres du groupe Manoukian étaient de confessions, d’âges et d’origines très différents, très majoritairement des étrangers. Ils ont su dépasser ces différences et se battre pour un objectif commun : redonner au pays qui les avait accueilli ses valeurs fondatrices. C’était une forme de résistance sans « frontière » où les convictions citoyennes et humanistes primaient sur les convictions cultuelles et territoriales.

En quoi cette histoire vous concerne-t-elle ?

Jeanne Puchol – Certaines thématiques de notre récit sont intemporelles : la question de la capacité de révolte face à l’arbitraire ou à l’intolérable, la question corollaire du passage à l’action et de ses conséquences, sont communes à Marcel Rayman et à… Antigone, par exemple ! Certaines trouvent un écho plus actuel : il suffit de penser au grand résistant Stéphane Hessel et à son « Indignez-vous ! ». Réaliser cet album m’a amenée à réfléchir à mes idéaux, et à me poser la question des formes que pourrait prendre mon engagement pour défendre ceux-ci… J’aimerais qu’il en soit de même pour chaque lectrice et lecteur !

La fameuse "Affiche rouge" chantée par Aragon
DR

Pourquoi le choix s’est-il porté sur Rayman ?

Vivre à en mourir aurait pu être une série de 23 tomes ! Chaque histoire serait alors vue à travers le prisme d’un autre personnage et de son propre parcours personnel : Missak Manouchian, rescapé du génocide arménien ; Spartaco Fontano qui a fui le fascisme italien ou Celestino Alfonso qui a combattu dans les Brigades internationales… Tous ont connu un destin étonnant et « mériteraient » de voir conter leur courte vie.

À la fin de notre album, on découvre l’un des rares membres des FTP MOI à avoir échappé aux arrestations lire la brochure propagandiste qui accompagnait l’Affiche rouge. Marcel Rayman y est décrit comme « … échappé d’un roman russe, échevelé, pâle jusqu’aux lèvres, l’œil opalin, il n’est pas de notre temps. C’est un nihiliste d’autrefois, le révolté de toujours, l’éternel dérailleur de train. »

Si cette description visait à discréditer encore un peu plus le jeune résistant, comme l’Affiche rouge, l’ensemble des membres du groupe Manoukian, elle lui conférait finalement une aura de héros romantique définitivement insoumis. Ce sont ces lignes qui ont initialement attiré l’attention sur lui. Par ailleurs, Marcel Rayman est probablement l’un des protagonistes pour lequel on dispose le plus d’informations (outre Manouchian ou Elek qui ont fait l’objet de romans documentés) dans la mesure où il a été l’initiateur de « l’équipe spéciale » chargée des attentats ciblés et qu’il s’est avéré être un fin stratège.

La possibilité de rencontrer Élise Cousens/Frydman, sa cousine, constituait également une richesse supplémentaire. Enfin, bien qu’il n’ait pas été le seul, Marcel Rayman était juif. Or, on entend encore trop souvent que les Juifs se sont laissés conduire à « l’abattoir ». Le parcours de Marcel est un des exemples qui contredit ce mensonge.

Crayonné du premier strip de la planche 1.
(c) Puchol/ Galandon/Le Lombard

L’affiche ironise sur les "libérateurs"... Le mot "terroriste" a bien changé jusqu’à aujourd’hui...

LG - A-t-il tant changé ? Suivant le « camp de la lutte » dans lequel on se trouve, le résistant est un terroriste et inversement.

Pour le dessin, comment vous êtes-vous documentée ?

JP - Il y a quelques années, à la faveur d’une exposition qui lui était consacrée par la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris, j’ai découvert les photographies d’André Zucca. Pendant l’occupation, il fut correspondant français de « Signal », principal journal de propagande publié par les nazis. Il eut ainsi accès à des pellicules couleurs quasi introuvables à l’époque. Ses photos de Paris occupé montrent une ville pimpante, où il fait toujours bon vivre… on peut sérieusement en douter ! Mais elles sont en couleurs, ce qui en fait des documents irremplaçables. J’ai aussi beaucoup consulté le livre « Chronique de la rue parisienne – Les années 40 », qui compile articles et photos de presse en noir et blanc de la décennie. Là aussi, la censure ou, à l’inverse, la proximité idéologique de certains titres avec le gouvernement de Vichy expliquent des clichés oscillant entre une peinture édulcorée du quotidien et la propagande pure et simple. Cette documentation n’en reste pas moins très fiable pour les détails vestimentaires, les coiffures, les véhicules – ou plutôt leur absence -, les bâtiments… Les affiches reproduites dans l’album faisant partie intégrante du scénario, c’est Laurent qui les a choisies et qui m’en a fourni les modèles. Pour tout le reste - les armes et les uniformes, les extraits de films… - j’ai surtout eu recours à Internet.

Storyboard de l’attaque du train
(c) Puchol/ Galandon/Le Lombard

Vous avez rencontré, vous l’avez dit, la cousine de Rayman, Élise Cousens/Frydman. Est-il nécessaire de rencontrer des témoins pour raconter ce genre d’histoire ?

LG - Au regard de l’axe choisi pour conter le destin de Marcel Rayman, cette rencontre était indispensable. Si les livres d’histoire nous décrivent les faits, peu nous offrent la dimension humaine et psychologique de leurs protagonistes. Élise, qui n’avait que deux ans lorsque son cousin a été fusillé, a grandi auprès de Simon Rayman, lui-même résistant et revenu des camps où il a été déporté après son arrestation. Simon était très proche de son aîné. Élise a appris à connaître Marcel aux travers des paroles et des souvenirs de Simon. Elle nous a offert toutes sortes d’informations familiales et d’anecdotes humaines, qu’aucun livre ne développe.

"Vivre à en mourir" de Galandon et Puchol.
(c) Puchol/ Galandon/Le Lombard

Vous avez du élaguer pour faire un album de 92 pages, dans une matière pas forcément romanesque, qu’est-ce qui vous a conduit dans vos choix ?

LG - Il n’était pas question de faire un énième récit de résistance, même si celle-ci est présente. Mais plutôt de tracer l’itinéraire d’un individu, de focaliser sur son engagement, ses doutes, ses peurs, ses interrogations ; aborder davantage la dimension psychologique des protagonistes plus que le processus des actions de résistance. Nous avons donc cherché, tant narrativement que graphiquement, à nous « rapprocher » des personnages, et de Marcel en particulier, plutôt que de focaliser sur le « spectaculaire » : les choix se sont faits selon ce principe initial.

Storyboard pour la séquence de a rafle du Vel d’Hiv’.
(c) Puchol/ Galandon/Le Lombard

La pédagogie mémorielle s’est grandement développée ces dernières années, pourtant, on l’a vu à Bruxelles il y a quelques jours, l’antisémitisme est toujours là, toujours meurtrier. Que vous évoque la situation actuelle ?

JP – L’antisémitisme est en effet toujours là, hideux. Pour autant, les motivations des électeurs qui ont voté Front National aux dernières élections européennes et celles du djihadiste probablement auteur de l’attentat de Bruxelles sont-elles comparables ? Et puis, à propos de pédagogie mémorielle, je crois qu’il faut dire et redire que le modèle social français a été élaboré avant même la fin de la guerre par le CNR (Conseil National de la Résistance). S’attaquer à cet héritage, fût-ce au nom du marché, n’est-ce pas ouvrir une brèche idéologique par laquelle la droite extrême, héritière, elle, de Vichy, ne demande qu’à s’engouffrer ?

"Vivre à en mourir" de Galandon et Puchol.
(c) Puchol/ Galandon/Le Lombard

LG – Je crois profondément que la diversité est une richesse. La combattre au nom d’idéologies exclusives et nauséabondes est profondément dangereux et inquiétant au regard de trop nombreux événements récents. Aussi, me semble-t-il, intéressant, voire nécessaire, et au-delà de sa dimension purement historique, de revenir sur les faits de membres des FTP-MOI.

Propos recueillis par Didier Pasamonik

"Vivre à en mourir" de Galandon et Puchol.
(c) Puchol/ Galandon/Le Lombard

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

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