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Laurent Verron ("Mademoiselle J") : « Je soigne les détails, comme Roba me l’a enseigné »

Par Charles-Louis Detournay le 5 mars 2021                      Lien  
Ancien assistant de Roba, Laurent Verron bénéficie d'une véritable rétrospective grâce à une exposition qui inclut son dernier titre en date : "Mademoiselle J" (Sc. : Yves Sente), mais aussi "Odilon Verjus", et "Boule et Bill".

Laurent Verron ("Mademoiselle J") : « Je soigne les détails, comme Roba me l'a enseigné »Comment vous est arrivée l’idée de faire vieillir votre héroïne Mademoiselle J (alias Juliette) à chaque tome ?

Alors que nous avancions sur Ptirou (imaginé comme un one-shot), Yves [Sente] a flashé sur notre héroïne Juliette dès les premiers croquis. Il m’en parlait de plus en plus, et avant la fin de l’album, il m’a proposé que l’on prolonge l’aventure avec ce personnage en la retrouvant régulièrement. Son principe était donc de renouer avec Juliette tous les dix ans de sa vie. Elle va ainsi parcourir tout notre XXe siècle. Elle est née en 1915, vit sa première aventure en 1929, et elle a donc 22-23 ans dans ce deuxième tome qui se déroule en 1938.

Comment avez-vous accueilli cette idée d’Yves Sente ?

J’ai été immédiatement intéressé ! Les personnages qui vieillissent ne sont pas légion, surtout une femme ! Comme on change d’époque à chaque album, je dois à chaque fois varier les décors, les bâtiments, les voitures, sans oublier la mode féminine qui change déjà tous les six mois. Tout cela représente un vrai défi graphique et cela me passionne. À commencer par le fait que notre héroïne ne passe pas de 15 à 60 ans d’un coup, ce qui aurait facile. Non, elle gagne quelques années à chaque fois ; il faut donc changer de tout plein de petits détails dans son visage, afin de la faire vieillir très progressivement.

Le temps n’opère pas uniquement sur son visage ?

Sa silhouette devrait également un peu changer, mais je joue surtout sur ses attitudes. Dans le tome 3, on comprend à ses postures que Juliette est un peu plus mûre que dans le tome 2 où elle est au début de la vingtaine. Il faut prendre en compte sa façon de marcher et de bouger : c’est passionnant à travailler !

Autre élément : j’ai glissé à Yves au début du tome 2 que ce serait bien qu’elle puisse fumer. Au-delà de toute prise de position vis-à-vis du tabac, je trouve qu’une femme qui fume est intéressante à dessiner. Les attitudes en deviennent alors très belles. Yves a rebondi sur le principe, car cette manie complète son caractère, son besoin d’émancipation au cœur de ses années 1930.

En effet, il n’était pas très bien vu qu’une femme puisse alors fumer en public…

Et Juliette se le permet pour appuyer sa volonté d’indépendance, de sortir de la société bourgeoise où elle est née.

Mais comme le dit un moment son futur mari : « Elle a des amis dans toutes les couches de la société » ?

En effet, Yves a le don d’intégrer mes envies graphiques pour affiner sa personnalité.

C’est certainement dû à votre grande relation professionnelle, qui n’a d’ailleurs pas commencé comme scénariste et dessinateur !

Yves et moi, nous nous connaissons effectivement depuis plus de trente ans, et je suis fier de dire que nous disposons d’une vraie collaboration. Avant d’écrire son scénario, Yves m’en parle longuement, et me décrit toutes les étapes du récit. Je pose des questions, qui parfois lui génèrent de nouvelles idées. Puis, son enthousiasme est ultra-communicatif ! Nous sommes tous les deux sur la même longueur d’onde.

Yves Sente a l’habitude de récits assez denses, comment gérez-vous cette aptitude ?

Il en est très conscient, même s’il réalise des séries qui nécessitent beaucoup d’informations. « Si tu n’as pas la place, n’hésite pas à sucrer », n’arrête-t-il pas de me dire. Pour Ptirou, j’ai rajouté de l’espace pour des planches trop denses, quitte à rallonger d’une dizaine de pages, ce qui ne pose aucun problème car nous vivons une vraie collaboration en osmose.

Laurent Verron et son scénariste complice sur "Mademoiselle J", Yves Sente.
Photo : Charles-Louis Detournay.

Après la traversée en transatlantique du tome 1, on change d’atmosphère avec ce deuxième tome avec un aspect plus politique et social.

En effet, car l’on est maintenant plus concentré sur le parcours de Juliette, sa personnalité, comment elle reçoit le monde dans lequel elle vit et ce qui s’y passe. On se situe en effet juste avant-guerre ; l’Exposition internationale ainsi que la lutte d’influence entre les Nazis et les Bolchéviques nous permettent de définir ce que notre héroïne veut faire de sa vie, à savoir être journaliste. À côté de cela, son père reste dans un schéma très bourgeois et ne comprend pas pourquoi sa fille souhaite réaliser un métier d’homme. Or, Juliette veut rester dans le trace du premier tome, à savoir cet appétit de découverte insufflé par Ptirou.

Un lien avec Ptirou-Spirou qui se perpétue dans ce second tome, avec les albums donnés par l’Oncle Paul, le retour de Rob-Vel, etc. ?

En effet, ce deuxième tome maintient les liens avec Spirou et les Éditions Dupuis. Sans oublier Juliette qui se souviendra toujours de sa rencontre avec Ptirou, ce groom dynamique, surtout lorsqu’elle se retrouve dans une position plus difficile.

Chaque époque nécessite sa propre documentation. Vous avez cette fois mis l’accent sur le Paris de l’avant-guerre et sur les voitures.

J’aime disposer de plusieurs photos d’un endroit avant de le dessiner, afin de choisir mon propre cadrage. J’aime non seulement l’exactitude et surtout ne pas me tromper en faisait apparaître un bâtiment ou un détail qui n’existait pas encore à l’époque. Je vais dans le détail car j’aime que le lecteur ait l’impression de se retrouver sur place. Comme Roba me le disait : « Il faut que le lecteur soit dans l’album ». Bien sûr, cela prend du temps, mais cela reste avant tout un plaisir de dessin.

Et vous poussez ce soin du détail jusque dans la mode féminine ?

Qui est aussi compliquée et changeante que les voitures à cette époque ! Heureusement, j’ai trouvé un ouvrage qui retrace la mode tout au long du XXe siècle. Je dois faire attention à tout, y compris la coiffure : pas question que Juliette arbore en 1938 une coupe de 1939 !

Tout ce plaisir de dessin se ressent dans l’exposition qui vient de débuter à Bruxelles. Avec déjà une particularité sur vos crayonnés si minutieux : ils sont en trois couleurs ?!

Après le travail de storyboard en très petit format par séquence de quatre planches, je travaille un story plus poussé pour les attitudes, la mise en scène et les masses de noir. Lorsque j’arrive à l’étape du crayonné, j’emploie effectivement trois couleurs pour bien distinguer mes différents plans. Comme je crayonne beaucoup, sans cette distinction de couleurs, je n’y verrais plus rien. Ensuite, je scanne le crayonné et j’imprime en bleu très clair sur une seconde feuille. Je peux alors encrer sur un support vierge qui n’a pas été abimé par le frottement du crayon (que j’utilise beaucoup) et la gomme. En cas de gros problème, je peux toujours repartir de mon crayonné existant, réimprimer et recommencer.

Parlons aussi de votre encrage, très fin alors que vous osez monter également dans les masses de noir lorsque l’atmosphère se densifie…

L’atmosphère est très importante à mes yeux, surtout dans certaines scènes. J’encre surtout pour la beauté du noir et blanc sans penser à la couleur. Si je pouvais, je ne ferais mes albums qu’en noir et blanc, mais je comprends bien entendu tout l’intérêt de la couleur pour le grand public. Je travaille donc également en étroite collaboration avec Isabelle Rabarot. C’est d’ailleurs un vrai travail d’équipe, car Isabelle apporte des idées auxquelles je n’avais pas pensé, et je l’encourage à multiplier les propositions. Quant à la force du trait, les amateurs peuvent peut-être mieux s’en rendre compte sur le tirage Canal BD qui est réalisé en fac-similé, donc avec plus de nuances dans les matières que je travaille particulièrement sur la planche. Pour l’album classique, l’éditeur scanne les planches et ne garde que le noir pour lui rajouter la couleur. Le fac-similé apporte ce niveau de gris qui permet d’admirer les retouches, une mine d’information pour le spécialiste, mais qui n’est pas nécessaire pour l’album grand public.

Lorsque l’on regarde vos planches, on se demande d’ailleurs avec quels outils vous encrez ?

Pour les visages, les mains et tout ce qui est précis, je travaille au pinceau en poil de martre, très fin. Mais je travaille parfois avec de vieux pinceaux tous pourris, avec des poils écartés comme ma main, ce qui génère des matières. J’utilise aussi une lame que je trempe dans l’encre de chine pour réaliser des traits rectilignes. Mais je frotte aussi la lame de rasoir latéralement pour étaler l’encre d’une manière irrégulière, donnant un aspect métallique. Pour des nuages, j’ai essayé d’estomper avec du coton. Je travaille aussi avec mes doigts pour réaliser des ombres. Ainsi que du papier froissé pour générer des matières, ou d’autres choses… Et avec le hasard, on découvre de nouveaux effets. J’adore cela : je me fais ma propre cuisine en essayant plein de choses différentes et cela m’amuse beaucoup !

Certains dessinateurs estiment que l’encrage est une étape obligatoire qu’ils n’apprécient pas. D’autres travaillent à l’ordinateur en fonçant leur crayon pour ne plus encrer. Étant un admirateur de Jijé, de Milton Caniff et d’autres maîtres de l’encrage, j’estime que le dessin s’y prolonge. Cette étape ne consiste pas à repasser sur le crayon, mais reste une véritable création. Et comme il s’agit de l’étape finale, que verront les lecteurs, il faut que ce soit réussi.

Photos et propos recueillis par Charles-Louis Detournay.

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9791034738090

Rétrospective Laurent Verron du 4 au 27 mars 2021 à la Galerie Champaka
27, rue Ernest Allard, B-1000 Bruxelles
Tel : + 32 2 514 91 52 GSM : +32 495 48 58 06 Fax : + 32 2 346 16 09
sablon@galeriechampaka.com

Horaires : Jeudi et vendredi : 13h30 à 18h30 ; Samedi : 11h30 à 18h00
Possibilité de visite pour achat sur rendez-vous : 0495 48 58 06

Concernant la série Mademoiselle J, lire également :
- la chronique du premier tome, Il s’appelait Ptirou dans notre article : Les étonnantes métamorphoses de Spirou.
- Mademoiselle J., T. 2 : Je ne me marierai jamais – Par Yves Sente et Laurent Verron – Dupuis

Dupuis ✍ Yves Sente ✏️ Laurent Verron à partir de 13 ans
 
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